MISHIMA OU LA QUETE DE L’ETRE TOTAL

Rémi VALAT-DONNIO, notre correspondant au Japon

Mishima était le nom de plume que se prêta Hiraoka Kimitake (1925-1970) dès l’adolescence, au moment de la parution de ses premiers textes. L’écrivain Mishima est aussi connu en Europe pour son suicide spectaculaire par éventration (seppuku) au moment d’une tentative avortée de coup d’État nationaliste le 25 novembre 1970 au siège des forces d’autodéfense à Tôkyô. Ce geste a été interprété de différentes manières, soit comme l’acte d’un déséquilibré, d’un martyr de la cause impériale, voire la ferme résolution d’un samouraï rejetant la modernité. Hiraoka Kimitake devenu Mishima Yukio l’écrivain a intériorisé les appels au sacrifice du temps de guerre, puis arrivé à maturité, sa critique acerbe de la société de consommation avec laquelle il se sentait en décalage et son désir de retour à la tradition, l’ont poussé à former une milice, éduquée sur le « pur » modèle japonais, une force paramilitaire qui aurait été l’embryon d’une nouvelle armée fidèle à l’empereur, avant de tenter un coup de force désespéré qui se termina sous les quolibets et les rires des troupes d’auto-défense.

Mishima, l’écrivain devenu l’homme d’un seul livre : le Hagakure

Depuis 1945, le Japon est vassalisé par Washington : une mise sous tutelle économique et culturelle, renforcée par la démilitarisation politique et morale du pays. Si le Japon dispose désormais de forces armées conséquentes (elle est la 7e puissance militaire mondiale), ces dernières ne peuvent encore aujourd’hui être librement déployée sur un théâtre d’opération extérieur, (https://metainfos.com/2018/12/26/crise-en-mer-du-japon/) l’armée américaine est présente à Okinawa et à Yokosuka (à proximité de Tôkyô). Malgré son rejet tardif de l’Occident, Mishima-l’écrivain a été précocement (et sur les conseils d’un camarade de classe) un grand lecteur des œuvres occidentales et a, aussitôt le succès venu, vécu confortablement selon les valeurs de la société de consommation, qu’il vînt plus tard à critiquer. Mishima appartient à la même génération que les étudiants-pilotes tokkôtai, idéaliste imprégnée notamment de littérature française et de Romain Roland, que l’historien Michael Lucken appelle la « génération Jean-Christophe ». Mishima était quant à lui fasciné par Raymond Radiguet (1903-1923), l’auteur du Diable au corps, écrivain génial à la vie dissolue mort à vingt ans. Surtout, Mishima aimait le morbide et était particulièrement séduit par l’esthétique chrétienne de la mort et du sacrifice. Le tableau Saint Sébastien de Guido Reni, représentant le martyr le torse nu transpercé de flèches (la reproduction de la toile dans un livre d’art ramené d’Europe par son père est à l’origine de ses premiers émois sexuels, qu’il narre dans ses Confessions d’un masque) le poussa même à reconstituer la scène in vivo, en posant pour le photographe Hosoe Eikō (né en 1933) dans son album Ordalie par les roses (Barakei, 1963). Ce désir de reconstitution le conduira à mettre en scène sa future mort dans un court-métrage de 30 minutes qui est une adaptation de sa nouvelle Patriotisme (paru en 1961, le film a été tourné à sa suite et a été diffusé la première fois en France en 1965) le récit des derniers moments d’un lieutenant de l’armée impériale qui se donne la mort suivi par son épouse après l’échec du coup d’ État militaire de 1936..

Cette attirance pour la souffrance, d’érotisme morbide et la mort, stimulée par un désir d’exhiber son corps ainsi que ses préférences homosexuelles seraient peut-être le fruit d’une éducation perturbée, reçue d’une grand-mère et d’un père autoritaires, contre-balancée par une mère aimante. La première l’ayant tenu à l’écart de la seconde jusqu’à l’âge de douze ans, Mishima vécu cloîtré, contraint quasiment au silence et vivant aux côtés d’une personne âgée souffreteuse, mais cultivée qui lui fît découvrir la lecture et le théâtre kabuki. Le théâtre fut pour lui une révélation, elle conditionna sa vie future : une vie qu’il mettra en scène jusqu’au bout ôtant un à un les masques dissimulant sa personnalité. Cette fascination morbide est aussi le fruit de la propagande du temps de guerre (qui invitait au sacrifice), mais Mishima n’ayant pas eu le courage de s’engager (prétextant des douleurs pulmonaires), le don de sa personne pour l’empereur et la patrie sont restés pour lui un acte manqué qui l’empliront de remords. N’oublions pas que cette guerre avait une dimension romantique pour les Japonais (qui pensaient sincèrement que l’occupation temporaire de l’Asie par l’armée impériale permettrait d’ « éclairer spirituellement » les populations des pays conquis), puis tragique et quasi-irrationnelle les dernières semaines durant lesquelles le pays a été partiellement envahi et détruit sous les bombes, Mishima estimait être passé à côté de quelque chose, comme Alfred de Vigny ou Victor Hugo…

C’est pourquoi, Mishima s’estimait peut-être en décalage par rapport à la vie et à l’Histoire. Les douze années passées avec sa grand-mère ont perturbé son évolution personnelle, lui qui a découvert les mots (à travers ses lectures) avant le corps… Un corps qu’il se mettra à entretenir et à muscler à l’âge adulte après un séjour en Grèce (en qualité de journaliste pour l’Asahi Shinbun). En somme, il aurait aimé comme Raymond Radiguet écrire ses plus beaux textes et mourir jeune (et de surcroît en héros).

La quarantaine approchant, ce disciple de Kawabata Yasunari (1899-1972), avec lequel il partage une santé fragile, une quête esthétique et un attrait pour la mort, ce grand lecteur et écrivain s’enfermera dans la lecture d’un seul livre, le Hagakure de Yamamoto Jōchō (ou Yamamoto Tsunetomo, Jōchō est le nom qu’il prit après sa rupture avec son nouveau maître et l’adoption d’une vie recluse), auteur en qui il se reconnaissait et qu’il considérait comme le samouraï modèle.

Pourquoi, ce choix? Parce que Yamamoto Tsunetomo (1659 – 1719) et son livre cristallisaient les désirs et les passions de Mishima. Un moyen parmi tant d’autre de légitimer son futur geste. Yamamoto Tsunetomo était un lettré, fidèle vassal du seigneur Nabeshima Mitsushige de la province de Saga. À la disparition de celui-ci (1700), il ne put pratiquer le suicide par accompagnement, pratique traditionnelle attestant de la dévotion du samouraï envers son seigneur. Yamamoto Tsunetomo a reçu une stricte éducation de guerrier, mais la bureaucratisation des missions des samouraïs a condamné à jamais la réalisation de ses rêves de jeunesse emplis de combats glorieux et d’honneurs acquis sur le champ de bataille (ce qui le rapproche de Mishima). Le samouraï vécu mal la double interdiction de son suzerain, qui ne préconisait pas cet acte, et du gouvernement shôgunal, qui l’interdisait officiellement : accompagner son maître dans la mort aurait été pour lui la preuve ultime de sa loyauté et de son état de samouraï. Son livre, en 11 rouleaux, le Hagakure (littéralement « à l’ombre des feuilles ») met en avant plusieurs aspects de l’éthique des samouraïs chers à Mishima : une ferme résolution à mourir (et donc à vivre au temps présent), le soin particulier à donner à l’apparence extérieure et l’acceptation de l’homosexualité, comme preuve de l’attachement suprême entre combattants. Mais, quoi qu’est pu en croire Mishima, ce texte n’a eu aucune influence à l’époque d’Edo, les rares samouraïs qui en connaissaient l’existence n’en recommandaient pas nécessairement la lecture, preuve du décalage de mentalité entre son auteur et son groupe social. Le Hagakure a surtout été un ouvrage de propagande du temps de guerre, peu conforme à l’éthique du samouraï, mais Mishima l’a considéré comme tel.

L’inspiration occidentale du bushidô moderne : le drame de la méconnaissance

L’esprit de sacrifice que Mishima emprunte au christianisme est aussi un héritage du Bushidô. The soul of Japan (ou Bushidô, l’âme du Japon, écrit directement en anglais et paru en 1900) de Nitobe Inazô (qui était de confession chrétienne). Celui-ci a rassemblé selon une grille de lecture moderne des traits culturels de la société japonaise et de la classe guerrière, les bushi, pour en dégager une éthique, faite de courage, de bienveillance, de courtoisie, du don de la personne, de sincérité, d’honneur, de loyauté, du contrôle de soi et d’esprit de justice, qu’il élève au rang de religion. Mais, cette morale des samouraïs est une tradition inventée, modernisée sur le modèle occidental. Celle-ci n’a jamais existé d’une manière aussi lisible : elle est une assimilation aux codes des chevaleries médiévales occidentales, une chevalerie qui est elle aussi pour une bonne part une tradition rénovée. Or, les anciens « codes des maisons» ou buke kakun, font peu ou pas référence à un « code des guerriers » et, depuis le XIXe siècle, les documents systématiquement mis en avant par les historiens japonais, peu nombreux et toujours les mêmes, ne se conforment pleinement ni aux mœurs ni aux pratiques sociales des samouraïs toutes époques confondues.


Le terme « bushidô », utilisé en ce sens serait apparue pour la première fois dans le koyo gunkan, la chronique militaire de la province du Kai dirigée par le célèbre clan des Takeda (la chronique a été compilée par Kagenori Obata (1572-1663), le fils d’un imminent stratège du clan à partir de 1615. L’historien japonais Yamamoto Hirofumi (Yamamoto Hirofumi, Nihonjin no kokoro : bushidô nyûmon, Chûkei éditions, Tôkyô, 2006), constata au cours de ses recherches l’absence, à l’époque moderne, de textes formulant une éthique des guerriers qui auraient pu être accessibles et respectées par le plus grand nombre des samouraïs. Mieux, les rares textes, formulant et dégageant une éthique propre à ceux-ci (le Hagakure de Yamamoto Tsunetomo et les écrits de Yamaga Sôkô) tous deux intégrés dans le canon des textes de l’idéologie du bushidô, n’ont eu aucune influence avant le XXe siècle. Ce fort désir de créer et de s’approprier une tradition s’intègre dans un contexte plus large et plus profond. L’intensification des échanges internationaux et le rapide processus de modernisation des sociétés au XIXe siècle a posé la question de la place du groupe et de la nation. Cette quête a pris la forme d’une modernisation de la tradition, en prenant le meilleur de ce qui est considéré être l’essence de la nation. Ce besoin identitaire était encore plus fort pour les pays colonisés, ou comme le Japon, pays en voie de développement ayant refusé d’emblée l’occidentalisation par la force. La puissance militaire des pays occidentaux ne pouvait s’expliquer que par une mentalité guerrière particulière (la chevalerie chrétienne) à laquelle il fallait trouver un pendant japonais (les samouraïs et le bushidô).

Le samouraï est (malgré sa disparition sociale) redevenu le symbole, l’outil assurant la cohésion de la société, et dont les valeurs soigneusement sélectionnées ont été érigées en une idéologie dépeignant une éthique purement japonaise. Si le Bushidô et le Hagakure ont été sévèrement condamnés par l’occupant nord-américain et mis à l’index après la Seconde Guerre mondiale, les Japonais, et en particulier Mishima, se sont appropriés le Bushidô de Nitobe Inazô. La samouraïsation de la société, et en particulier les films de propagande de la guerre Asie-pacifique, ont contribué à façonner, après épuration des traits militaristes du message initial, l’idéal de « japonéité » et l’image contemporaine du samouraï. Après la défaite de 1945 et deux bombardements atomiques, la population était en quête de sens. Le besoin de se sentir fort a contribué à l’émergence d’une mentalité nouvelle, démilitarisée, mais combative et héritée de la période expansionniste en Asie, construite autour de l’idéal d’une essence et d’un esprit typiquement japonais. Mais ce bushidô-là, n’est plus celui des samouraïs. C’est pourquoi, Mishima a souhaité revenir à la tradition et préféra Yamamoto à Nitobe.

Mishima : le dernier samouraï d’une société américanisée et aux valeurs menacées

En somme, l’homme Hiraoka Kimitake était déchiré par des luttes internes, mélangées aux questionnements de la société japonaise de l’après guerre. Son suicide marque une volonté de dépassement…En apparence, sa vie et son dernier geste paraissent en contradiction avec l’éthique communément admise et « christianisée » du samouraï, qui est un mélange d’humilité, de discrétion, même dans la mort. Or, Mishima aimait être vue et admiré, trop attaché à son corps et aux apparences, il a préféré disparaître avant le déclin physique. La tentative de coup d’État était un coup de dé, en cas de réussite : la gloire ; en cas, d’échec : une mort longtemps désirée et mise en scène. Néanmoins, son geste est paradoxalement le plus représentatif de ce que furent réellement les guerriers japonais : individualistes, aimant être vus et attachés à leur honneur, ceux-ci défendaient becs et ongles leur liberté. Une liberté d’action que leur offrait le métier des armes et une possibilité d’intervention dans le domaine public. Comme eux, s’étant mentalement préparé à mourir, et quelques puissent être ses motivations personnelles, son suicide spectaculaire pour une cause légitime est le geste d’un homme libre et maître de son destin :

Mishima laissa ainsi tomber son dernier masque révélant un être nu et total… Mishima préféra « être » à « avoir ».

Quoique l’on puisse penser de cet écrivain de génie à la psychologie tourmentée, Mishima a sublimé les contradictions de la société japonaise de son temps, mais aussi porté un regard lucide sur ses travers, et je pense que si il était encore parmi nous, sa plume serait encore plus acerbe. Si le Japon a cru se moderniser sans s’occidentaliser, la Seconde Guerre mondiale, la tatchérisation et la politique néo-libérale du Japon entamée dans les années 1980 par le Premier ministre Nakasone Yasuhiro, ont mis fin à ce rêve.

Au Japon, la mondialisation frappe culturellement par le haut (elle ne frappe moins par le bas, l’immigration étant sévèrement contrôlée),  Mishima aurait certainement pris en grippe le show-biz nippo-mondialisé, comme par exemple le commentateur télévisuel Dave Spector (né en 1954) qui n’est rien d’autre que la voix de l’Amérique au Japon, en charge de vulgariser la culture et les valeurs anglo-saxonnes dans ce pays et la majorité des vedettes japonaises du petit écran (comme Tamori qui arbore ses éternelles lunettes noires, une apparence qui n’est rien d’autre qu’une forme d’arrogance et de mépris à l’égard de son public) et du sport professionnel indécemment surpayé. « Aujourd’hui, écrivit-il dans Le Japon moderne et l’éthique samouraï, on transforme en monstres sacrés les joueurs de base-ball et les vedettes de télévision. Celui dont le métier est de fasciner le public tend à perdre sa personnalité d’être humain total pour n’être qu’une sorte d’habile marionnette…. Notre époque est celle de la technocratie, elle est menée par des techniciens… Et, citant Yamamoto Tsunetomo de conclure : « Quiconque est expert dans un art particulier est un technicien, non un samouraï ». Pour Mishima, le samouraï est l’être total.

Dans un pays où la mondialisation culturelle bat son train en inondant le Pays du Soleil Levant d’une culture au rabais tout en creusant l’écart entre riches et pauvres, l’appel de Mishima pour une forme de rééquilibrage entre modernité et tradition garde toute sa pertinence.