L’ANTITHESE BIEN-MAL ET LA CONFUSION SEMANTIQUE « HUMANISME-HUMANITE » 2/2

par Bernard PLOUVIER

Deuxième partie : La réponse des législateurs

Tous ont eu pour but de combattre la part de jalousie, de joie de nuire et de convoitises tous azimuts du soi-disant chef d’œuvre de la soi-disant création : l’homme, prétendument fait « à l’image de dieu ». Il est bon de se poser la question : quelle divinité grotesque voudrait être caricaturée, dans son apparence physique et morale, par le genre humain ?                  

Selon la Genèse (III, 5), différentier le Bien du Mal serait le propre de dieu, mais le rédacteur de cette forte phrase, très contestable, la place dans la bouche de Satan ! Qui peut, en effet, déterminer en tous points ce que sont le Bien et le Mal ? Sûrement pas un esprit humain. Tenter de définir les aspects d’une conduite morale en valeur absolue, dégagée des contingences d’une époque, d’une race et d’un continent, est le propre de l’éthique, et c’est tenter de résoudre le problème de la quadrature du cercle social.

Code d’Hammourabi

L’étude des mythes et des institutions permet d’affirmer que, toutes époques et races confondues, l’éthique privée des individus sains d’esprit ne change guère, étant dans l’ensemble très proche de ce sur quoi l’empereur et grand prêtre des Babyloniens Hammourabi avait fondé son code, il y a 38 siècles : honorer ses père et mère ; respecter l’autorité et la majesté du titulaire du pouvoir ; ne pas tuer ni même blesser un compatriote ; ne pas voler ni même convoiter les biens d’autrui, ce qui évite l’adultère dans une société où femmes et filles sont les propriétés du Pater Familias ; ne pas calomnier ni faire de faux témoignage (pour amateurs désireux de s’éclairer : Finet, 1973).

Tout au plus peut-on reprocher au Babylonien, qui vivait en une époque rude et impitoyable, de n’avoir pas distingué les actes accidentels des crimes et délits volontaires. De ce fait, sa loi du talion fut même étendue aux chirurgiens maladroits ! Il faudra attendre Aristote et son Éthique à Nicomaque pour différentier l’accident de l’ignominie. Dans l’ensemble, le code d’Hammourabi assimile le Bien au Juste.

C’est très différent de ce que l’on a de tout temps constaté un peu partout lorsque sommeille le pouvoir central. Dans les sociétés que l’on peut qualifier de peu policées, qu’il s’agisse de l’anarchie féodale, des mafias ou des sociétés de l’ère post-coloniale et post-marxiste, règne le droit du poing – ou selon la jolie expression chinoise : le shili yan, « l’estime selon la force ».

Ces sociétés rudes où triomphe la loi du plus fort sont également celles où domine l’ambition dynastique : même un humble peut espérer que sa progéniture croîtra en importance sociale au fil des générations. C’est à la fois l’expression de la pure volonté de puissance (dégagée du délire de Nietzsche) et un pari sur l’avenir terrestre.

Or si l’on tente d’approcher une définition du Bien, celle-ci semble résider dans la progression en dignité et en véritables avancées culturelles du clan, de la tribu et de la Nation, autant que dans la prospérité issue d’un honnête labeur.      

Le code d’Hammourabi était tellement bien adapté à l’espèce humaine, telle qu’on doit la considérer, qu’il fut intégralement repris par Moïse dans son Décalogue (Exode, XX, 1-17 et 23-27). Le Babylonien ordonnait à ses ouailles d’être honnêtes, travailleurs et pieux, pour ne pas irriter les divinités ombrageuses. Moïse a simplement multiplié les devoirs envers une divinité particulièrement colérique, tout en instituant une collectivité fermée par la pratique obsessionnelle du racisme endogamique.

On reconnaît volontiers que le code d’Hammourabi, et ceux qui en furent les produits dérivés jusqu’à notre époque, ont fait bon ménage avec des usages collectifs ensuite réprouvés : la pratique de l’esclavage, le racisme, une large application de la peine de mort, elle-même assez cruelle dans sa méthode – lapidation, crucifixion, écorchage, décapitation, pendaison, combustion, soit autant d’édifiants spectacles, destinés à rappeler aux administrés la nécessité de respecter un minimum de convenances sociales.

En toute époque, on a suspendu en temps de guerre l’application des interdits sur le vol et la mort. On a même félicité, récompensé, honoré les plus grands tueurs d’ennemis et les pillards les plus efficaces, tandis que le paiement d’un lourd tribut par la nation vaincue était érigé en système, comme d’ailleurs la diabolisation du vaincu : le XXe siècle et le Shoah-business (Finkelstein, 2001) n’ont rien inventé.

Le traitement des guerriers faits prisonniers a beaucoup évolué jusqu’à l’époque moderne où il fut décidé qu’ils devaient être bien traités. Sur ce point, comme sur tant d’autres, les jolies stipulations du « droit de la guerre » – soit une parfaite expression de l’hypocrisie humaine – furent rarement respectées. Effectivement, ces fameuses « lois de la guerre » s’évanouirent dès que les civils s’immiscèrent dans la bagarre, au moyen de combats sournois : la guérilla ou guerre de partisans est la plus ignoble qui soit, ressuscitant les usages les plus barbares. Pourtant, en cas de victoire, les glorieux résistants (soit des civils tueurs masqués de militaires ennemis) deviennent des symboles du Bien triomphant.

L’unique loi de la guerre universellement et constamment observée, est simple : le vainqueur a tous les droits, symbolisant le Bien et le Juste, tandis que le vaincu, maudit et désigné comme suppôt de Satan (ou apparenté), a tous les torts et doit payer les violons du bal.     

   

On objectera que la guerre est une activité hors loi commune. Mais, en temps de paix, est-on assuré que le Bien et le Juste triomphent grâce aux codes de lois ? Il n’est guère original d’affirmer que ni la nature ni les despotes ne respectent les lois fixées par un besoin d’équité rudimentaire. C’est une constatation d’une banalité affligeante depuis les débuts de la vie collective, en tribus nomades puis en cités, qui demeure d’une troublante actualité, ce qui est logique puisque les comportements humains, étant génétiquement induits, sont inchangés depuis l’émergence de l’espèce – sauf chez le saint, dont on sait qu’il ne court ni les rues ni les allées du pouvoir.

Honorer ses parents, cela semble aller de soi, sauf quand lesdits individus se comportent de façon ignoble – et le comportement de papa et maman Freud donnèrent naissance à l’un des pires délires du monde moderne ! De gentils commentateurs présentent ces parents-voyous comme des géniteurs « dénaturés », alors qu’on devrait les qualifier de dé-civilisés.

Le vol a paru légitime à une foule de philosophes et de théologiens, « en cas d’extrême nécessité », alors que la seule légitimité réside dans le salaire issu du travail honnête, quel qu’en soit la nature.

Quant à tuer un criminel récidiviste ayant réussi, jusqu’à sa capture, à narguer la Justice et l’Équité, c’est affaire d’éthique : qui refuserait de tuer une bête enragée pour sauver d’autres humains ? 

En dehors de ces cas d’école qui réalisent autant de casse-têtes pour légistes, il faut reconnaître que rares sont les humains à n’avoir pas transgressé l’une ou l’autre des lois, ne seraient que celles du Code de la route. Plus nombreux encore sont ceux qui oublient la phrase du grand Nazaréen (à propos d’une femme adultère) : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ».  De la même façon, et sauvant de la niaiserie son fort bon roman consacré à la vie quotidienne islandaise et à la Shoah dans une petite ville de Lituanie, Eirikur Norddahl conclut : « Jamais nous ne sommes aussi heureux que lorsque nous montrons du doigt les autres, en proclamant qu’ils sont le mal incarné ».

C’est une évidence : à toute époque, l’application des codes de lois laisse beaucoup à désirer. Comme toujours dans l’histoire des civilisations, les jolis principes ne pèsent guère face à la malignité des humains, s’exprimant par leur hypocrisie, leurs multiples convoitises et leur joie de nuire à autrui.

Les pharaons des XVIIIe et XIXe dynasties (deux ou trois pharaons de la XIXe furent contemporains de Moïse et de Josué), en la période la plus glorieuse de l’Égypte antique, n’ont cessé de fulminer contre les juges prévaricateurs, doux à leurs amis, impitoyables aux pauvres et aux faibles (Montet, 1946). Deux siècles et demi avant la naissance de Jésus de Nazareth, le Qohelet ne cessait de se plaindre, auprès d’une divinité sourde et aveugle, des canailles riches et honorées, et de l’ignoble spectacle d’honnêtes hommes malheureux et rudoyés… à ceux-là, épris d’équité, le Nazaréen offrira ce Grand Consolateur réclamé par l’illustre Ecclésiaste.   

L’éthique privée des êtres de forte surconscience est la constante comportementale de la véritable élite humaine, qui n’a jamais été constituée par les riches en instruction, ni même en intelligence, mais par les êtres de fort sens moral. Au contraire, varient énormément les comportements collectifs, selon que règne le désir de dominer d’autres peuples et de conquérir d’autres terres, ou que prédomine la volonté ferme de vivre en paix sur le domaine national, ou enfin lorsque la veulerie ambiante offre des avantages aux délinquants, aux criminels et aux envahisseurs violents, comme c’est le cas actuellement en Europe occidentale.

« Chaque culture a une morale fondamentalement différente [des autres], qui influence sa structure sociale, ses sentiments et ses manières » (Yockey, 1948). C’est la raison pour laquelle le schéma d’une histoire linéaire est en partie faux. Chaque époque se construit en élaborant sa propre synthèse du neuf et du vieux, assimilant progrès scientifiques et techniques aux concepts philosophiques anciens, que l’on redécouvre, parfois après un long oubli. Aucune grande civilisation ne naît ex nihilo, mais chacune élabore un schéma particulier qui lui procure son cachet propre, strictement corrélé à l’esprit de sa race. Une civilisation planétaire unique serait, sinon absurde en valeur absolue, du moins fort prématurée dans sa conception.

 L’éthique de Confucius, comme la romaine antique ou celle de Nietzsche, avant que son délire paranoïaque ne perturbe sa pensée, étaient fondées sur la dualité de l’honneur et du devoir. Ce n’est nullement original : ce fut toujours la voie royale des traditions initiatiques exigeantes, celles qui refusent les tortuosités morales menant aux plaisirs vulgaires et à la fortune mal ou bizarrement acquise. L’honneur est ce que les Romains appelaient Dignitas (et non Honor, un mot qui évoque une distinction honorifique ou une charge prestigieuse), soit ce qui permet d’enrichir la réputation du patronyme et de la famille (Werner, 1998).

Depuis la plus haute Antiquité, nombre de sujets de grande conscience éthique ont enseigné que cette voie droite, qui n’est ni la plus simple ni la plus agréable, est celle qui évite les plus gros remords et qui permet d’accomplir une destinée, sinon heureuse, du moins honnêtement et courageusement remplie au service de la collectivité. C’est vérifié pour l’élite telle qu’elle a été définie plus haut. Encore faut-il noter que même un honnête homme peut errer, avant de se reprendre et d’être bourrelé de remords (Emil Cioran, le maniaco-dépressif, a beaucoup disserté sur ce thème).

Emil Cioran -1911-1995)

Si l’on envisage une collectivité, il apparaît à l’évidence que les grands et nobles principes ont besoin d’une forte autorité pour être respectés : celle d’une divinité ou celle du prince. Si la conception du Bien et du Mal est fort bien comprise en éthique privée par les êtres honnêtes et droits, elle est beaucoup trop plastique en éthique collective.

L’animal humain a besoin de garde-fous : un code de lois rigoureusement appliqué, un clergé efficace et honnête (qui a autant de valeur qu’une bonne police pour assurer la sécurité des personnes et des biens, dans une société où l’on doit éliminer sociopathes et psychopathes dangereux), éventuellement un maître à poigne… mais la coexistence d’une pénurie de biens de consommation et d’un régime rude ne mène qu’à la corruption – suprême expression du Mal en collectivité -, comme ce fut le cas des ineptes dictatures marxistes du XXe siècle et que cela demeure le quotidien de l’Afrique si mal – car trop tôt – décolonisée. Tous les États, tous les peuples, à un moment ou un autre de leur histoire, ont tâté de ces moyens.

Le désordre, l’indiscipline s’installent quand s’estompent les garde-fous : les exemples de la Russie ex-soviétique de 1990 aux années 2000, de l’Afrique et de l’Amérique latine, de la Chine depuis l’An 2000 – où la dictature totalitaire s’est associée au libéralisme économique dans ce qu’il a de pire, le démontrent amplement. Et cela permet de poser une excellente question : le Désordre est-il une composante du Mal ? Le désordre moral, certainement.

En régime « libéral avancé », en proie à l’anarchie sociale, il y a trop de distance entre l’équité et l’administration de la justice. La pratique du droit semble y être devenue très différente de sa finalité première, puisqu’à l’évidence elle ne sert qu’à tolérer nombre d’abus et à enrichir une foule d’avocats protégeant l’arrière-cour des cyniques maîtres du jeu politico-économique.

Cela fait vingt-trois siècles que le grandissime Épicure (le vrai, pas la caricature que ses calomniateurs stoïciens en ont faite) a résumé le devoir minimum du sage législateur : « Le droit est le symbole de l’intérêt qu’il y a de ne pas se nuire mutuellement ».

Bibliographie (ultra)-sommaire

E. M. Cioran : Le crépuscule des pensées, Éditions de l’Herne, 1991 (1ère édition roumaine

de 1940)

J. L. Domenach : Comprendre la Chine d’aujourd’hui, Perrin, 2008

Épicure : Lettres, maximes, sentences, Livre de poche, 1994

A. Finet : Le Code d’Hammourabi, Éditions du Cerf, 1973

N. G. Finkelstein : L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur l’exploitation de la souffrance des Juifs, la fabrique éditions, 2001

G. Goedert : Nietzsche, critique des valeurs chrétiennes. Souffrance et compassion, Éditions Beauchesne, 1977

C. Guy : En écoutant De Gaulle. Journal. 1946-1949, Grasset, 1996

P. Montet : La vie quotidienne en Égypte au temps des Ramsès, Hachette, 1946

F. Nietzsche : La Volonté de puissance, Éditions du Trident, 1989 (œuvre posthume, composée après la mort de Nietzsche par sa sœur et d’autres admirateurs à partir d’études, de fragments disjoints et d’aphorismes, datés de 1882 à janvier 1889, et publiée en 1901, augmentée en 1906 ; en 1886, Nietzsche voulait ajouter en sous-titre : Essai d’une transmutation de toutes les valeurs)

Norddahl Magnus, Illska, Le Mal, Métaillé, 2015 (très intéressant auteur islandais, qui alterne niaiserie probablement volontaire et cynisme jubilatoire)

A. Schopenhauer : Le fondement de la morale, Alcan, 1888 (1ère édition allemande de 1840)

‘’Urick Varange’’ Francis Parker Yockey : Imperium, 2 volumes, Westropa Press, Londres, 1948, publié en français, en 1 volume, aux Avatar éditions, Étampes, 2009 (ce livre culte de certains populistes est, dans l’ensemble, aussi décevant que son très verbeux modèle : Le déclin de l’Occident du soporifique Oswald Spengler)

K. F. Werner : Naissance de la noblesse, Fayard, 1998