Première partie : Comment mal poser un problème fondamental ?
Pour introduire cette question, on peut procéder de deux façons différentes, qui sont en général opposées : soit en faisant appel à la foi ou soit par la raison.
La première méthode consiste à se jeter avec fougue et passion sur les envolées lyriques des fondateurs de religions, en principe dictées par leur(s) dieu(x) – et il existe tellement de « seul vrai dieu », à ne surtout pas confondre avec leurs concurrents qui sont des ersatz de mauvaise qualité, qu’il y a de quoi attraper un saint vertige. Puis l’on tente de concilier les données fondamentales, les commentaires et les avis aussi doctes que contradictoires des précieux exégètes, appelés théologiens.
La foi procure des certitudes, qui se brisent assez souvent par la confrontation aux aléas personnels et familiaux, voire lors d’un cataclysme national ou continental. Une vie est parfois trop longue pour que subsiste ad perpetuum l’enthousiasme – le mot signifiant : adhésion exaltée autant qu’intégrale à la conception de la divinité, impliquant une notion de fusion spirituelle.

Le tremblement de terre et le tsunami de 1755 ont été pour les déistes, ce que furent la Grande Guerre pour les Chrétiens et la Shoah pour les Juifs. Chacun sait que l’omniprésence du Mal sur Terre fit l’objet des constatations désabusées de Pythagore et du premier Bouddha, puis d’Épicure et du Qohelet, auteur du texte le plus puissant de la Bible hébraïque.
Pour l’observateur religieux, la question de l’existence du Mal et de sa tolérance par la ou les divinité(s) tourne à l’aporie, sauf à décider de ne pas la traiter et de s’en tirer par l’habituelle pirouette de rhéteur : « Les voies de la providence sont impénétrables ». C’est remettre la réponse à l’après-mort et au contact surnaturel avec la divinité dans les religions du salut (avec ou sans réincarnations pour préparer la fusion de l’âme dans le Grand Tout, soit le divin esprit) et l’on peut délirer mystiquement une vie entière sur le sujet. Socrate attendait de son contact post-mortem avec les divinités que lui soient révélés les secrets de l’Univers. Exaltant et noble programme, s’il en fût jamais !
La seconde façon est de raisonner et, pour initier cet auto-questionnement, plus utile et impitoyable que toutes les variétés de psychanalyse, on peut se rapporter à l’un des sommets de la philosophie allemande : Le fondement de la morale, où Schopenhauer, en 1840, a schématiquement opposé les sujets voués à l’altruisme et à la bonté et les humains obnubilés par l’égoïsme et la joie de nuire à autrui, étant sous-entendu qu’une majorité d’individus erre constamment entre ces deux pôles. « Égoïsme et morale sont deux termes qui s’excluent » : la vertu morale s’exprime par le sens de l’équité et par un altruisme bien réfléchi, donc nullement orienté vers tous sans discernement, comme le veut la charité chrétienne.

Schopenhauer s’est insurgé contre « la négation du vouloir-vivre » qu’il croyait reconnaître chez les chrétiens. Il aurait dû limiter son accusation à l’essénien Jean le Baptiste, à Saül de Tarse et aux très nombreux masochistes chrétiens, dont le plus beau cas demeure François d’Assise. Il a, un peu abusivement, rapproché Jésus de Nazareth du Bouddha, qu’il a tous deux considéré comme « des asthéniques de la volonté », ce qui a enchanté Nietzsche (in Goedert, 1977) : c’est surtout vrai de la nombreuse cohorte des chrétiens et des bouddhistes qui ont renoncé à vivre pleinement, au prétexte de se ménager, par une vie d’austérité extrême, de macérations et de bonnes actions dirigées même envers les pires spécimens d’humanité, un accès au paradis ou au nirvana – celui-ci étant sensiblement différent du paradis chrétien, hérité de la religion perse antique.

Le Bien, selon la voie chrétienne, n’a jamais fait l’unanimité en Europe, pas même au Moyen Âge, où très nombreux furent les penseurs originaux qui croyaient fondamentalement mauvaise la « création » et voulaient en hâter la fin par le refus d’engendrer, forçant la divinité à recréer mieux, avec un autre modèle que l’animal humain, décidément trop imparfait.
D’autres se sont acharnés à rééduquer pour perfectionner cet animal qui était trop souvent « une sale bête » – une expression gaullienne du 15 février 1946 (Claude Guy, 1996), qui rejoint bien d’autres avis concordants ! Le même « général de TSF » (Adolf Hitler dixit) estimait – mêlé à une foule d’autres observateurs de même opinion : « Nous ne sommes pas sur Terre pour rigoler » (Guy, 1996). Et à qui s’étonnerait qu’on ose placer des citations « d’homme de la rue » au côté des nobles sentences d’augustes penseurs étiquetés « philosophes universitaires », on conseille de lire quelques productions de ces professionnels des XXe et XXIe siècles qui, assurément, ne sont pas des Siècles de Lumières.

Le grandiose Arthur (athée autant que pessimiste) a posé le vrai problème, celui de la confusion sémantique entre les termes humanité et humanisme, selon la définition de son époque : la croyance en une perfectibilité de l’esprit humain.
Leibniz, grand homme de science et penseur résolument optimiste, avait défendu l’hypothèse d’une perfection progressive de l’humanité, au fil des millénaires. Le thème fut repris par Condorcet, peu de temps avant la tornade de 1789-1815. Au XIXe siècle, Musset en fait foi (in Confession d’un enfant du siècle), cette croyance en « la perfectibilité de l’être humain » fut appelée « doctrine humanitaire ». Dans la seconde moitié de ce siècle positiviste, Ernest Renan voyait dans le legs des grandes civilisations une « conscience supérieure de l’humanité », une espèce de Bien en constant devenir.

Ces esprits, niais par méconnaissance intégrale du milieu de la misère morale et de la perversité – la vraie, qui est moins celle des « fous du cul » que celle des adeptes de la Schadenfreude, ou sadisme moral omnidirectionnel : Freud s’est trompé du fait de ses déplorables conditions d’éducation familiale ! – espéraient une fusion progressive des progrès scientifique et technique et de l’amélioration du comportement humain. Ils avaient pour excuse de tout ignorer des lois de la génétique et de l’éthologie comparée, mais l’étude de l’histoire aurait pu, à elle seule, les faire douter du bien-fondé de leur vision angélique de l’espèce humaine.
Les notions d’honneur, de travail, de famille, de patrie, et celles, très délicates à manier, de l’altruisme et de la solidarité, valeurs morales ubiquitaires et diachroniques, définissent ce que l’on nomme « humanisme » depuis le XVIe siècle… et non pas seulement l’amour des lettres classiques.
Comme très souvent au cours de l’histoire humaine, la réalité a largement précédé le terme. Il en va du mot humanisme comme du racisme et des génocides, réalités antiques voire préhistoriques, alors que les appellations ne furent forgées que très tardivement. À ceci près que pour un Platon ou un Aristote, pour un Cicéron ou un Sénèque, l’altruisme et la solidarité ne concernaient que les hommes libres, et que Jésus de Nazareth fit scandale en révélant aux Juifs ultra-sectaires que chaque être humain est le prochain des autres, toutes communautés et races confondues. Manifestement, le délicieux Galiléen a prêché dans le vide : vingt nouveaux siècles d’histoire humaine l’ont indubitablement démontré.
C’était d’ailleurs logique. Quatorze siècles avant lui, un pharaon illuminé avait lui aussi prêché une doctrine d’amour mutuel entre fils et filles d’un unique dieu-créateur et père des hommes et avait totalement échoué, comme plus tard, Zoroastre en Perse antique – qui se place à mi-parcours chronologique d’Aménophis IV-Akhenaton et de Jésus ben Joseph.

Les tendres philosophes humanistes rejoignent les grands initiés du monde religieux en dissertant assis sur de jolis nuages et en oubliant de répondre à diverses questions. Un idiot congénital, un homme ou une femme devenus déments sont-ils encore des humains ; un sociopathe ou un psychopathe criminel sont-ils génétiquement programmés pour être des humains ou des bêtes féroces ? En notre époque de serial killers et de terroristes fous – qu’ils soient adorateurs de divinités ou de dogmes politiques grotesques ne change rien à l’essence du phénomène -, ces questions méritent d’être méditées, de même que celle de l’élimination des bouches inutiles (les « enveloppes corporelles vides ») en période de grande calamité où les ressources alimentaires sont dramatiquement restreintes.
Il y a longtemps qu’Emil Cioran a répondu : « En quoi l’humanité s’appauvrit-elle, lorsque l’on tue quelques imbéciles ? », à propos de la si mal nommée Nuit des longs couteaux, l’été de 1934, où tout s’est fait de jour, à l’arme à feu et durant trois journées.

Dans un registre voisin, l’on pourrait aborder le problème du bien-fondé de l’euthanasie, que l’on est en droit d’envisager comme une liberté fondamentale de l’être humain.
Le dilemme de l’origine du Mal disparaît si l’on veut bien se souvenir que l’homme fait partie du règne animal et ne se différencie des autres espèces que par sa faculté de transcendance. Dans leurs sublimes analyses, philosophes et théologiens font beaucoup trop confiance au néo-cortex (où naît la surconscience ou conscience éthique), tout en admettant le rôle du paléo-cortex (le cerveau émotionnel), mais en oubliant trop souvent l’archéo-cortex ou cerveau primitif dit « reptilien ».

Si Plaute (contemporain du Qohelet, auteur tout aussi pessimiste) avait tort de calomnier l’espèce vulpine (puisque le loup est généralement fidèle à sa louve et se soucie fort de ses louveteaux), on peut néanmoins garder à l’esprit sa phrase lapidaire : Homo homini lupus (L’homme est un loup pour l’homme), car il est vrai qu’un loup ne plaisante pas avec la gestion de son territoire de chasse et d’habitat.
L’animalité de l’être humain est l’élément essentiel pris en compte, depuis l’Antiquité, par tout législateur compétent. On ne sait s’il existe un ou des Dieux, mais il est certain que les humains tiennent plus sûrement du monde animal que d’un prétendu milieu surnaturel. C’est très mal poser le problème (mais cela permet de réaliser un best-seller international) que d’écrire : « Toute violence nous prive d’humanité. Que nous soyons celui qui frappe ou celui qui encaisse les coups » (Norddahl, 2015).

Car l’homme ne se résume absolument pas à sa transcendance censée diriger son libre-arbitre et l’orienter préférentiellement vers le Bien et le Juste. Que depuis 1945, une propagande occidentale soit orientée vers cette niaiserie témoigne de la nullité profonde des réflexions intellectuelles et spirituelles de nos prétendues élites, qui ont pourtant à leur disposition des millénaires d’histoire humaine pour argumenter leurs ruminations éthiques.
À toute époque et dans toutes les races, on a toujours voulu magnifier l’homme, surtout lorsqu’il est victorieux : une guerre de motivations économiques et/ou territoriales a toujours été présentée sous les espèces vénérables d’une guerre du Droit, voire de la Justice et de la Démocratie. La niaiserie et le manichéisme de la propagande sont universels et diachroniques, reflétant la profonde malhonnêteté des dirigeants et la bêtise insondable des foules.
Dans toute bonne histoire, le Bien doit triompher du Mal. Reste à savoir ce que l’on sous-entend par Bien et Mal.
