Par Rémi Tremblay
Au cours de la dernière année, la « cancel culture » a souvent défrayé les manchettes : du limogeage de personnalités ayant eu un écart de langage à l’autodafé de Tintin, Astérix et Lucky Luke au Canada, en passant par la mise à l’index de nombreux titres qu’on ne peut simplement plus évoquer sans risquer son emploi. Cette nouvelle culture liberticide s’est répandue tant en France qu’au Québec, après avoir pris racine dans l’anglosphère, aux Etats-Unis plus particulièrement.
Les médias de la réinfosphère furent parmi les premiers à mettre en garde contre ce phénomène, considéré alors comme un fantasme d’extrême-droite, au même titre que la théorie du genre et le « grand remplacement » il y a quelques années. Aujourd’hui, force est de constater que ce phénomène dont on niait l’existence a pris des proportions inquiétantes. Assez inquiétantes pour que les ministres de l’Éducation français, Jean-Michel Blanquer, et québécois, Jean-François Roberge, le dénoncent publiquement dans une lettre ouverte conjointe publiée le 21 octobre tant dans le Figaro que dans le Devoir.

Leur lettre pourfendant les « assassins de la mémoire » commence de façon affirmative, et il convient de citer en bloc ce préambule qui dresse un état des lieux sombre, mais lucide :
« Nous assistons depuis trop longtemps aux dérives liées à la culture de l’annulation (« cancel culture »), une idéologie et des méthodes directement importées de certains campus universitaires américains et qui sont à mille lieues des valeurs de respect et de tolérance sur lesquelles se fondent nos démocraties. Le bannissement de personnalités, de spectacles et de conférences, le harcèlement sur les médias sociaux, la censure, l’assujettissement de la science à l’idéologie, l’effacement de l’Histoire jusqu’à l’autodafé de livres constituent autant d’assauts portés contre la liberté d’expression et le sens civique, qui nous ramènent aux temps les plus obscurantistes de nos sociétés occidentales. »
Au-delà de cette mise en bouche affirmative et musclée, la lettre tombe rapidement dans les platitudes et les lieux communs, comme on pouvait s’y attendre. On aborde rapidement la menace woke qui mine « les débats » et « la démocratie », notant que le « pacte qui unit la communauté nationale est en jeu. » Toutefois, on oublie de mentionner, et c’est primordial, que c’est notre civilisation même qui est attaquée dans ses fondements, son histoire étant pervertie, diabolisée, traînée dans la boue. Ce à quoi les nouveaux censeurs s’attaquent, c’est d’abord et avant tout à notre identité et notre culture, héritage d’un « patriarcat hétérosexuel (sic) blanc », qu’il convient de détruire pour voir émerger un monde meilleur dans lequel celui qui créa cet enfer occidental, qui paradoxalement continue d’attirer les masses du monde entier, ne serait qu’un « racisé » parmi les autres.
Refuser de voir la « cancel culture » comme une attaque frontale contre qui nous sommes, c’est passer à côté de l’essentiel.

De plus, en portant attention aux termes employés, on ne peut constater que Blanquer et Roberge ne s’élèvent pas contre le phénomène et ses fondements en tant que tels, mais seulement contre « ses excès et ses outrances », car « cette mouvance constitue un terreau fertile pour tous les extrêmes qui menacent la cohésion de nos sociétés. » Au lendemain de la publication de la lettre ouverte, le premier ministre québécois François Legault abondait dans le même sens : « Il y a une exagération, comme pour nier notre histoire ». Ce n’est pas le principe qui est mauvais, seulement son abus. Alors qu’il aurait fallu réaffirmer notre droit à être qui nous sommes, sans devoir nous excuser, le premier ministre ne s’en prend pas à l’esprit de ces attaques, prenant soin de critiquer son « exagération ».
Pour en revenir au duo Blanquer et Roberge, leur solution est bancale : « nous souhaitons garantir aux jeunes un socle commun de connaissances, de compétences et de principes fondés sur des valeurs universelles. » Ces mêmes valeurs qui servent justement d’excuses au rabaissement de notre culture et notre patrimoine. Les deux ministres ne sortent pas du cadre des « Lumières », tirant leur inspiration et leurs motifs dans ce siècle connu pour ses Voltaire, Rousseau et Locke. Ils réalisent fort bien que le libéralisme dont ils sont les héritiers est menacé par un ennemi interne, qui impose la terreur, la censure et l’élimination de ses ennemis, tout en étant à la fois minoritaire et éloigné des leviers du pouvoir. Ce qu’ils ne voient pas crève pourtant les yeux : c’est le libéralisme qu’ils brandissent comme étendard qui a pavé la voie au wokisme.