L’HOMME QUI NE VOULUT PAS ETRE KHAN 3/3

La fin de l’épopée

Le 21 mai 1921, les 3 600 hommes de la Division Asiatique quittent Oulan-Bator pour contrer l’avancée de l’Armée Rouge (le reste de la division stationnant dans la capitale et en différents points de la Mongolie) : une Armée Rouge bien supérieure en nombre et expérimentée. Depuis l’hiver, le baron s’attendait à plus ou moins brève échéance à une attaque sur la frontière dans le secteur de Kiaktha. En outre, ses troupes faisaient montre d’un manque de discipline, et la composante russe de sa division avait le mal du pays. Finalement, tenant compte de l’ensemble de ces facteurs le baron fît ce qu’il sait le mieux faire : passer à l’offensive. Pour donner un sens et légitimer une nouvelle fois son action, il fît rédiger (en partie par la plume de Ferdinand Ossendowski, le célèbre auteur de science-fiction qui avait fui la terreur rouge) « l’Ordre à destination des troupes russes opérant sur le territoire soviétique de Sibérie no 15 » (le chiffre 15 ayant été choisi en raison de son potentiel mystique). Une proclamation qui sera son testament politique: une déclaration d’intention ayant pour but le rétablissement de la monarchie en Russie. Dans ce document, le baron Ungern prétend agir sous l’autorité de Semenov avec le soutien de l’armée japonaise (ce qui est faux). Le texte a une tonalité mystique, mais donne aussi des consignes du temps de guerre, sur la discipline en particulier, déconseille toute collaboration avec les forces alliées (par rejet de l’influence occidentale) et ordonne que les commissaires politiques bolcheviks et les Juifs soient exécutés sans jugement.

Klaas Meijer on Twitter: "OTD in 1885 Baron von Ungern‑Sternberg was born  in Graz. He became a anti-Bolshevik general in the Russian Civil War and a  warlord. The mad baron was the

Quelques jours plus tard, au début du mois de juin, la division subit un revers à Kiakhta, puis remporte des succès tactiques mineurs contre les forces soviétiques, les deux camps ne parvenant pas à emporter la décision. Mais, d’un point de vue stratégique la prise d’Oulan Bator par l’Armée Rouge en juillet porta un coup dur aux Blancs, la fin approchait. La Division Asiatique perdit de sa cohésion, les actes d’insubordination se multiplièrent et une mutinerie éclata au moment ou le baron Ungern dévoila son intention de retourner en Mongolie (en opposition avec une partie de son état-major qui optait pour un repli en Mandchourie). Les mutinés tentent sans succès de rallier à leur cause le commandant en second de la division, Rezukhin, qui est abattu, puis organisent une attaque de nuit dans le but d’assassiner leur chef. Des grenades sont lancées sur sa tente, mais Roman Ungern von Sternberg parvient à s’enfuir à cheval. Le 20 août 1921, un groupe de partisans soviétiques, commandé par Petr Shchetinkin, le capture en compagnie de ses derniers fidèles. Le prisonnier sera conduit en Sibérie à Novosibirsk pour y être jugé et fusillé. Le reste des combattants de la Division Asiatique se disperse ou tombe entre les mains de leurs ennemis. L’épopée du baron Ungern von Sternberg s’achève.

Ungern civil war. Roman von ungern sternberg

L’héritage du baron Ungern von Sternberg, pionnier de l’Eurasisme

Il est bien connu que l’histoire est écrite par les vainqueurs. Le baron Ungern-von Sternberg est dépeint comme un Gilles de Rais du XXe siècle, un baron fou, sanguinaire et antisémite. L’extrême violence de la guerre civile russe ne permet aucune distinction sur les méthodes radicales des deux camps, c’est le propre des conflits opposant une partie d’une population d’un même pays contre l’autre. En outre, l’antisémitisme était un fait récurrent dans l’empire des Tsars, lors de l’offensive russe en Pologne en 1914, le baron Ungern von Sternberg a été le témoin de pogroms, ses méthodes se situant dans une continuité historique et cette pratique se perpétuera contre des populations entières à l’ère soviétique (famine en Ukraine, déportation des Tchétchènes, massacre d’officiers polonais à Katyn, etc.). Il est certain que la présence de responsables d’origine juive dans la gouvernance du parti bolchevik conforta son opinion. N’oublions pas que Lénine est l’inventeur du totalitarisme, pratique qui place la violence et la propagande au centre des pratiques politiques (en les prolongeant en période de paix). La folie du « baron rouge » et la mise en exergue de ses crimes (comme moyen de minimiser ceux commis par son propre camp) est une instrumentalisation de l’histoire, le point de vue soviétique sur la guerre civile. C’est cette vulgate que l’on retrouve sous la plume du talentueux auteur de bandes-dessinées Hugo Pratt.

Le Baron fou, l'épopée de Roman Von Ungern-Sternberg

Corto Maltèse, son personnage-phare, croise Ungern von Sternberg dans l’album Corto en Sibérie, édité en 1977. N’oublions pas que Corto Maltèse est paru en épisode, jusqu’en 1973, dans Pif Gadget, une revue jeunesse ayant appartenu au Parti communiste français. Si l’éditeur s’est toujours défendu de toute ingérence du parti, il est évident que la série des Corto n’allait pas à l’encontre de l’orientation philosophique de la revue. C’est sans surprise qu’Hugo Pratt véhicule la légende noire du baron, forçant même les traits physiques du personnage pour en faire une incarnation de la folie.

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RODOLPHE FAURE, LE BARON FOU

Comme nous l’avons vu dans cette article, la trajectoire du baron Ungern von Sternberg résulte surtout d’un besoin continuel de prouver son attachement à la monarchie russe qui trouve son origine dans le sentiment d’infériorité qu’il ressentit en qualité de « non-Russe ». Ungern von Sternberg était animé par une profonde quête spirituelle (proche de l’esprit des staretz, même s’il n’était pas Orthodoxe), un mysticisme outrancier en totale inadéquation avec ses responsabilités de chef de guerre (en particulier le recours à la divination avant de prendre une décision opérationnelle majeure). En somme, il se voulait une incarnation de la métaphysique de la guerre et un chef inspiré.

Le baron Ungern, khan des steppes - Léonid Youzéfovitch - Syrtes - Grand  format - Librairie Gallimard PARIS

Alors que la Division Asiatique se mettait en branle et combattait en Mongolie, l’Eurasisme comme théorie vit le jour. L’action devenait théorie au même moment ! Les premiers eurasistes sont notamment le philologue et linguiste Nikolai S.Trubetzkoy (1890-1938), le géographe et économiste Pyotr N.Savitsky (1895-1965), l’historien et théologien Georges V.Florovsky (1893-1979), l’historien et géopoliticien George V.Vernadsky (1887-1973), ou le juriste et politologue Nikolai N.Alexeyev (1879-1964). Ces promoteurs prenaient notamment pour référence, le livre de Nicolai S. Trubetzkoy, L’héritage de Gengis Khan, publication qui souligne la singularité de l’État russe et sa double appartenance à l’Europe et à l’Asie (ce qui fut la caractéristique de l’empire mongol à son apogée). Mais c’est le livre de Petr Savitsky, Tournant vers l’Orient, paru en 1921, qui a posé les fondations de l’idéologie. Ces premiers eurasistes décriaient la notion de progrès et considéraient le développement des sociétés comme cyclique. Ils rejetaient les démocraties, avaient le modèle des monarchies populaires en haute estime et niaient l’individualisme, qui ne serait qu’une forme superficielle de liberté. En un mot, l’idéal auquel le baron Ungern von Sternberg tenta de donner vie. L’Eurasisme contemporain a le vent en poupe avec le soutien de Vladimir Poutine. Du point de vue géopolitique, le néo-Eurasisme est un héritage de la Guerre froide se situant dans la continuité de la politique impériale russe d’avant 1917 et soviétique. Surtout, l’un des points forts de cette philosophie est la réintroduction du sacré dans la politique et un renversement significatif des valeurs plaçant l’être avant l’avoir….

Une belle revanche posthume pour le baron Roman Ungern Von Sternberg photographié ci-dessous en impériale personne :