Par Yves MONTENAY
Les grands bouleversements démographiques de l’histoire
La chute de l’Empire romain
Ce grand empire, un des fondateurs de « l’Occident », avec la Grèce antique qu’il a absorbée et transmise, s’est alarmé de son déclin démographique à partir de 300 après J.-C. Faute de recrues « internes », l’armée romaine a été obligée de prendre un grand nombre d’auxiliaires « barbares », puis leurs familles, puis de leur offrir des terres. C’est ainsi que les Francs, et bien d’autres, se sont installés.
Les « grandes invasions » sont un résumé un peu sommaire d’une longue évolution, qui s’est terminée par la constitution, à l’intérieur de l’empire, de royaumes « barbares » en principe alliés, mais bientôt plus puissants que ce qui restait de Rome. La véritable invasion aurait plutôt été celle des Huns d’Attila qui a été stoppée en 451 par le général romain Aetius soutenu par ses alliés Wisigoths (mot à mot : Germaniques d’Occident) et plusieurs peuples germaniques dont les Francs.
Aetius dut en contrepartie reconnaître pleinement les royaumes germaniques, qui remplacèrent donc l’empire romain. Les Wisigoths se sont finalement installés en Espagne tandis que les Vandales faisait de même au Maghreb et que les Francs consolidaient leur installation dans la future France.
Depuis maintenant 17 siècles, on se demande quel a été la cause de cet effondrement démographique de l’empire romain qui a totalement modifié l’Europe. Cet effondrement est parallèle au développement du christianisme, mais pourquoi ? Certains accusent le plomb très présent dans la vaisselle romaine d’avoir stérilisé la population …
La France domine l’Europe puis s’y noie
Dès la deuxième partie du Moyen Âge, la France était démographiquement « l’homme fort » de l’Europe, probablement du fait d’une agriculture favorisée par un climat modéré et d’un ordre public moins catastrophique qu’ailleurs. Je parle géographie et laisse de côté les changements de frontières liées aux péripéties féodales.
L’apogée de cette période se situe probablement sous Louis XIV. Napoléon a aussi bénéficié de cette situation démographique, alors moins nette, et a dû compter autour de 1810 sur des contingents étrangers, notamment des Etats alliés de la future Allemagne … qui justement ont fait défection lors de la « bataille des nations » de 1813.
Parallèlement, notre premier empire colonial – dont les deux tiers de l’Amérique du Nord ! – a été perdu pour des raisons démographiques : cet empire était peu peuplé car les Français, relativement prospères, avaient moins de raison de s’expatrier que les Anglais, moins favorisés par la nature.
Cet empire colonial français a donc été mangé par les Anglais en moins d’un siècle, et Napoléon s’est résolu à vendre ce qui en restait, la Louisiane, aux États-Unis, faute d’une assez nombreuse population française sur place.
La fécondité française a continué à se détériorer contrairement à celle de nos voisins, et en 1870 la France s’est trouvée en infériorité numérique face à l’armée prussienne. En 1914, c’était pire et « l’entente cordiale » avec l’Angleterre avait été conclue pour cette raison. Situation analogue en 1940.
Entre-temps l’Amérique et l’URSS avaient pris un poids démographique important qui explique leur pouvoir sur l’Europe…
La période coloniale est d’abord démographique
Les colonisations au sens moderne du terme datent du XIXe siècle.
En Égypte, nous avons vu que Napoléon avait trouvé 2,5 millions d’habitants environ, alors que la France en avait alors 29.
La France a débarqué en Algérie en 1830, et a avalé une par une des tribus dont la population totale était estimée dans une fourchette de 2,5 à 3,5 millions d’habitants, soit environ 10 fois moins que la France. L’actuelle Afrique Noire francophone était pratiquement vide. Si la colonisation a eu de multiples raisons, la démographie européenne l’explique largement !
Aujourd’hui, la France a certes 67 millions d’habitants, grâce à sa reprise démographique, mais l’Égypte en a environ 100, l’Algérie 45, et l’Afrique francophone 200 ! Il n’est pas étonnant que la colonisation ait disparu.
Parallèlement, cette Europe encore féconde au XIXe siècle et au début du 20e (il faudrait nuancer fortement suivant les pays) s’est déversée en Amérique du Nord, dans une grande partie de l’Amérique latine, en Australie, en Nouvelle-Zélande … et le centre de gravité du monde s’est déplacé dans cette direction… du moins pour l’instant.
Car l’actualité est en évolution permanente.
Déclin général de la fécondité, surtout en Asie de l’Est
Dans le monde entier, la fécondité baisse, mais le résultat ne s’en remarque que des décennies plus tard, lorsque les générations creuses arrivent à l’âge actif.
Dans les pays à très forte fécondité (sept à huit enfants par femme il y a quelques décennies) c’est plutôt un soulagement. Soulagement relatif car la mortalité ayant beaucoup baissé, le fait d’être « tombé » à quatre ou six enfants par femme maintient une augmentation très rapide de la population.
C’est le cas de l’Afrique subsaharienne et de quelques autres peuples : les Palestiniens, les Afghans, les Haïtiens…
Par contre la baisse de la fécondité dans les autres pays du monde est une catastrophe, qui frappe surtout l’Asie de civilisation chinoise (Japon, Taiwan, Corée du Sud, Singapour… et Chine), mais aussi l’Europe orientale et toute la rive nord de la Méditerranée.
Elle commence par la baisse du nombre d’enfants, ce qui n’est pas un problème pour les politiques, d’où leur absence de réaction.
J’ai même entendu le témoignage stupéfiant d’un ministre belge : « Dépenser moins pour des enfants moins nombreux permet de dépenser plus pour les vieux ».
Mais que se passera-t-il plus tard quand il n’y aura plus assez de jeunes adultes pour entretenir les vieux ? Bref c’est un peu « après moi le déluge » ou, plus concrètement : dans 30 ans je n’aurai plus besoin de me faire réélire.
Et quand les générations moins nombreuses atteignent l’âge adulte alors que le nombre de vieux s’est multiplié, nous avons vu plus haut qu’il est déjà trop tard !
Le « rattrapage » africain
Nous avons évoqué rapidement la situation démographique de l’Afrique.
Illustrons-le par le cas du Nigéria dont la population va dépasser celle des États-Unis pour atteindre 400 millions d’habitants en 2050.
Comme le reste du monde est en déclin, la population noire représentera une proportion rapidement croissante de la population mondiale. Ce qui ne déplaît pas à plusieurs gouvernements africains qui pensent « puissance » et non « développement ».
À cela s’ajoutent les idées populationnistes des variantes locales de l’islam et des églises chrétiennes.
Certains Africains disent même : « L’augmentation de notre population est un rattrapage justifié, après le dépeuplement dû à l’esclavage et à la colonisation ».
S’il est exact que l’esclavage a pesé sur la population africaine, il faut rappeler que c’est principalement du fait de la traite arabe.
Quant à la colonisation, elle a au contraire relancé la croissance démographique en abolissant l’esclavage, en arrêtant la traite arabe ainsi que les guerres tribales et en lançant un début de diffusion de l’hygiène et de la médecine.
Un vieillissement généralisé
La conséquence de la baisse générale de la fécondité est le vieillissement de la population, encore accentuée par les progrès sanitaires qui ont allongé l’espérance de vie.
Donc ce vieillissement se manifeste dans le monde entier, même dans les pays où la fécondité reste forte : en 2050, 24 % de la population mondiale en aura plus de 65 ans !
C’est au Japon que le processus de vieillissement est plus avancé. Les retraites sont donc très faibles, et obligent les habitants à chercher un nouveau travail pour compléter leurs revenus souvent jusqu’à 80 ans. L’alternative est de s’expatrier et d’aller vivre dans les pays pauvres et donc bon marché comme les Philippines.
Le cas le plus important de vieillissement de la population à l’échelle planétaire est celui de la Chine. La stabilité de sa population à 1,4 milliards d’habitants est trompeuse : la pyramide des âges se vide par le bas, mais gonfle par le haut.
La proportion de « vieux » va doubler, passant de 15 % en 2015 à 30 % en 2050.
De plus en plus de familles chinoises, drastiquement réduites par la politique de l’enfant unique, doivent loger et nourrir les parents et les grands-parents, souvent directement, les retraites n’étant pas généralisées et les établissements médicaux spécialisés ne pourraient accueillir que 3 % des intéressés.
Par ailleurs, la diminution de la population active va finir par freiner le développement, alors que l’Inde va démographiquement dépasser la Chine, avec une population beaucoup plus jeune.
En Europe, si la France se maintient à peu près du fait de sa fécondité et de son immigration, le reste du continent non seulement vieillit vite, mais voit sa population active se diriger massivement vers l’Allemagne.
Je vois venir le moment où l’on demandera à l’Europe de soutenir les retraités italiens, est-européens et balkaniques, qui n’auront plus de cotisants pour les nourrir.
L’Europe demandera donc de verser à ces pays une partie des ressources des caisses de retraites des pays où il y a d’avantage de cotisants, c’est-à-dire principalement les caisses françaises et allemandes, pourtant déjà en difficulté.
Vous avez remarqué que je ne parle pas des migrations, qui sont un phénomène limité à l’échelle mondiale.
Par exemple la grande majorité des migrants africains se contentent d’aller dans le pays d’à côté.
Selon le dernier rapport de l’OCDE, seuls 300 000 Africains sont arrivés dans les pays de l’organisation en 2018, obligeant à corriger les images fausses d’une Europe envahie (Le Monde, 18 septembre 2019).
Mais le peu de migrants (par rapport à l’ensemble de population mondiale) qui finit par arriver dans les pays développés perturbe leur politique intérieure, tandis que dans les pays pauvres, la politique intérieure est bouleversée par la forte croissance de la population depuis un siècle.
Le poids de la démographie sur la politique américaine
Aux États-Unis, la population blanche d’origine européenne ne se renouvelle pas, et sa proportion est donc grignotée un peu par la population noire (en fait de plus en plus multiraciale, comme l’illustre la nouvelle vice-présidente du pays), et surtout par les Asiatiques et par les « Latinos » ces deux dernières catégories bénéficiant d’une forte immigration.
Précisons que les « Latinos » sont une catégorie culturelle et non raciale, principalement composée de blancs et de métis euro-amérindiens.
Les Etats-Unis sont donc en train de passer d’une population à 90 % blanche avec une petite minorité noire et mulâtre à un ensemble très bigarré.
Le parti démocrate deviendra-t-il structurellement majoritaire de ce fait ?
Ce n’est pas certain, car les Noirs, les Asiatiques et les Latinos deviennent progressivement républicains au fur et à mesure de leur embourgeoisement.
La démographie a également bouleversé la politique intérieure des pays arabes.
J’ai signalé plus haut son explosion démographique avec l’exemple de la multiplication par 40 en 200 ans de la population égyptienne.
La fécondité arabe a maintenant beaucoup baissé, mais, comme nous l’avons vu, cela n’empêche pas la hausse rapide de la population pendant quelques décennies supplémentaires.
Cette augmentation très rapide de la population qui s’est généralisée depuis un siècle a mis une forte pression sur les campagnes où se trouvait la majorité de la population. L’exode rural donc été massif, et Le Caire, par exemple compte au moins 15 millions d’habitants. Les immeubles haussmanniens de la bourgeoisie cosmopolite partie en 1956 sont surpeuplés, et même les cimetières sont envahis.
L’ancien modèle était rural : chaque jeune était cultivateur, se construisait un logement et trouvait un conjoint à proximité. Il n’était souvent pas scolarisé et avait une pratique religieuse réduite aux principes moraux universels.
Le nouveau modèle est urbain et totalement différent.
Chômage, travail informel misérable, célibat de longue durée, logement minuscule, enfants scolarisés souvent selon un modèle islamiste, adultes à portée de toutes les sollicitations médiatiques, en grande majorité islamistes, accessoirement gouvernementales et minoritairement occidentales. Ces dernières déclenchent les « printemps » pro démocratie, mais n’entraînent pas la majorité de la population, ne serait-ce que pour des raisons linguistiques.
D’où des gouvernements populistes, souvent prédateurs et ignorants, indifférents aux conditions du développement… Et le pétrole, après avoir corrompu des dirigeants par sa hausse, va ruiner les peuples par sa baisse.
Remarquons que la Tunisie et le Maroc, où la fécondité a baissé plus tôt et plus profondément que dans le reste de l’ensemble arabe, s’en tirent nettement mieux. Certes, ils ont leurs problèmes de pauvreté rurale et urbaine, sans parler de la ruine de leur tourisme par la pandémie, mais l’ambiance politique et sociale y est « moins pire ».
Remarquons également qu’ils ont gardé une bonne partie de leurs liens avec la France et l’Occident. Ceci explique largement cela, non seulement intellectuellement et économiquement, mais aussi démographiquement d’après mes propres travaux : la diffusion du français et de l’influence des cousins vivant en France est une des causes de la baisse précoce de leur fécondité.
En conclusion, que dira la démographie à nos descendants ?
N’ayez pas peur de la Chine, regardez et étudiez l’Inde et l’Afrique noire. Tentez de limiter le naufrage du monde arabe en brisant son isolement intellectuel, par exemple en multipliant les médias audiovisuels dans ses langues qui sont non seulement l’arabe standard, mais aussi la darija (le maghrébin) et les langues berbères, sans oublier à ses frontières le turc et le kurde.
Il faut rendre la monnaie de leur pièce à ceux qui inondent nos citoyens de prêches véhéments.
La démographie mène à la politique. D’ailleurs ma casquette universitaire est « la démographie politique », ce qui intrigue mes collègues démographes « tout court ». (l’auteur Yves Montenay est en effet « docteur en démographie politique »).
NB : – les données démographiques citées proviennent de l’Organisation des Nations Unies (ONU)