Rémi VALAT-DONNIO
Le 17 octobre 1961 et les jours suivants, la fédération de France du Front de libération nationale algérien (FLN) organisa en région parisienne une série de manifestations en riposte à la décision du préfet de police Maurice Papon d’instaurer un couvre-feu interdisant tout déplacement nocturne aux Français Musulmans d’Algérie. Cette mesure discriminatoire visant une fraction de la communauté nationale avait en réalité pour objectif de perturber l’activité terroriste des groupes armés « algériens » qui depuis le mois d’août de la même année menaient une série d’actions violentes contre les forces de l’ordre. La répression de ces manifestations a été violente, plusieurs dizaines de victimes sont à dénombrer du côté des manifestants, dont la majorité prise entre l’étau du FLN et de la police n’avaient guère le choix que d’y participer.
Je ne reviendrai pas ici sur mes écrits antérieurs dans lesquels j’ai tenté d’expliquer par le menu le contexte de la guerre d’Algérie en région parisienne et la tragédie du 17 octobre 1961. J’en ai tiré la conclusion d’une co-responsabilité de ce massacre (gouvernement français et gouvernement provisoire de la République algérienne). Ces travaux que je signais « Rémy Valat » portaient essentiellement sur la force de police auxiliaire (FPA), une unité anti-terroriste de recrutement arabo-kabyle qui a mené la vie dure aux groupes de choc de l’adversaire tout en perturbant la collecte de l’impôt révolutionnaire. Résidant au Japon, cet article est une réponse à une série d’articles accusateurs, réponse qui marque un point final à ma contribution au débat historiographique sur ces questions.
Depuis peu, un citoyen animé par une démarche légitime et sincère, Jean-Louis Mohand-Paul, tente de reprendre en main ce sujet difficile, mais son argumentaire bien référencé est brouillé par la tragédie familiale ayant marqué sa jeunesse. Une douleur et un besoin de témoigner qu’il exprime grâce à la littérature et le récit autobiographique (https://www.lautrelivre.fr/jean-louis-mohand-paul/les-pseudonymes). Il y a un peu plus d’un an, cet auteur a fait paraître sur le site du quotidien Le Matin d’Algérie, un appel visant à retrouver la trace de son père qui aurait été militant du FLN en région parisienne, et apparaîtrait dans le film « Octobre à Paris » de Jacques Panijel ».(http://www.lematindalgerie.com/recherche-sur-un-militant-du-fln-paris-et-nanterre-1956-1961). Huit mois plus tard, il fit paraître sur le même site un article en deux parties mettant en cause ma personne et mes travaux (http://www.lematindalgerie.com/propos-du-17-octobre-1961-paris-i ethttp://www.lematindalgerie.com/propos-du-17-octobre-1961-paris-ii). Plus récemment, dans ce même quotidien, il s’en prend abruptement au livre de Guy Pervillé, Histoire iconoclaste de la guerre d’Algérie et de sa mémoire (éd. Vendémiaire, Paris, 2018) ouvrage d’une opinion divergente de la sienne et citant mes recherches (http://www.lematindalgerie.com/propos-du-livre-de-guy-perville).
Globalement, son opinion est celle communément partagée par les militants de l’extrême-gauche sur les questions du passé colonial français, qui outre la traditionnelle critique du gouvernement français et des forces de l’ordre au moment des faits, y associe la population métropolitaine : une « société française (qui) supportait et fondait le régime responsable de la perpétuation coloniale en Algérie ainsi que les méthodes de répression et de confinement qui l’accompagnaient. » Mieux : « La guerre d’Algérie, selon Jean-Louis Mohand-Paul, était impopulaire parce qu’elle dérangeait la tranquillité civile en métropole et exposait les rappelés en Algérie : la France profonde délaissait ou rejetait profondément les Algériens. » Une vision unilatérale et de rejet de ce qui est devenu aujourd’hui la France périphérique qui se pavoise de jaune par un homme qui lit la société française au prisme étroit d’une idéologie désuète et déconnectée du réel.
A vrai dire, le fond et la forme de cet article n’ont rien de surprenant. Monsieur Mohand-Paul cherche à légitimer voire à minimiser les violences commises en France par le FLN et à poser à juste titre la population immigrée algérienne en victime (n’y-a-t-il pas eu de victimes européennes?): une victime certes, mais des deux belligérants. Ce constat ne doit aucunement servir de levier à une minimisation des exactions des forces de l’ordre ou de l’armée en métropole et en Algérie. N’oublions pas que ces attentats et règlements de comptes initiés par le FLN depuis le début 1956 ont fait au total, entre le 1er janvier 1956 et le 23 janvier 1962, 3 957 décès et 7 745 blessés, pour un total de 10 223 agressions contre des Algériens. En région parisienne, entre le 23 octobre 1958 et le 31 décembre 1961, la guerre fît 1 290 tués et 1 386 blessés uniquement dans la population algérienne (pour un bilan général de 1 424 tués et 3 127 blessés de janvier 1956 à mai 1962, incluant Algériens, policiers et civils métropolitains). Les formes de cette guerre civile ont été marquées par leur degré élevé de violence et de cruauté pour le châtiment des «traîtres». Cette guerre fut un conflit de basse intensité (et nous dirions aujourd’hui « hors limite » ou « hybride » puisque s’y associait des volets d’action psychologique, de propagande et politique), et le panel des procédés terroristes s’étendait des menaces à l’exécution sommaire, en passant par les attaques à mains armées contre les lieux de réunion de l’ennemi. Les menaces avaient pour but d’imposer la discipline du parti aux indécis ou aux réfractaires, les individus ne respectant pas les préceptes islamiques en consommant de l’alcool ou ne s’acquittant pas de l’impôt révolutionnaire étaient sanctionnés, le plus souvent du prix de leur vie.
Rappelons que les attentats visaient également les forces de l’ordre et les intérêts vitaux de la France. En région parisienne, 74 policiers perdront la vie et 125 agents seront blessés. J’ai également signalé ce document de synthèse conservé par les archives de la préfecture de police (cote H1B24), intitulé « Français Musulmans supprimés par le FLN, victimes de violences et décédés soit par strangulation ou décapitation » . Cette liste de 62 victimes indique que la majorité des personnes exécutées ont été assassinées par strangulation (35 cas, soit 56,45%), mais aussi par égorgement (13 cas, soit 20,96%). Ce document mentionne aussi des cas d’assassinats précédés de tortures ou d’actes de cruauté ou de procédés ne pouvant pas causer la mort instantanément (10 cas, soit 16,12%) : un « tué à coups de marteau » ; un homme « lardé de coups de couteau avant égorgement » ; d’un autre « tué à coups de hache » ; d’une autre victime avec « le cou presque entièrement sectionné et portant sept plaies profondes à la poitrine » , etc. Il me paraît hors de propos de tomber dans l’indécence d’un étalage complet du contenu atroce des rapports de la police judiciaire, toutefois, les actes commis par les exécuteurs du FLN méritent d’être connus car on a trop tendance à vouloir nous les faire oublier, surtout si ceux-ci ont été perpétrés avant le début de la guerre préfecture de police-FLN (qui ne débute réellement qu’à partir du 25 août 1958 et l’engagement de la force de police auxiliaire). Dans un processus conflictuel sanglant, et ceci malgré la légitimité de sa cause, le FLN a inévitablement commis des atrocités en Algérie et en France, et pour ce qui concerne le déclenchement des manifestations d’octobre 1961, les responsables de la fédération de France du FLN ne pouvait ignorer les risques qu’ils faisaient encourir aux personnes que cette organisation a contraint à aller manifester nuitamment sans armes et en dirigeant les cortèges en plein centre de Paris vers des lieux hautement symboliques (Champs-Ėlysées, Palais de l’Ėlysée) face à une police à cran suite à la longue série d’attentats de l’année 1961. De nombreux rapports de la base militante remontés jusqu’au plus haut échelon de la fédération faisait état de cette exaspération et des risques encourus, mais ceci ne pesait rien en comparaison des enjeux politiques internes au FLN (remaniement du GPRA et amorce du conflit entre civils et militaires au sein du Conseil national de la Révolution algérienne). En effet, depuis le mois d’août 1961, le président du GPRA, Ferhat Abbas, jugé trop modéré, a été remplacé par Ben Youcef Ben Khedda, plus radical et énergique à l’endroit du gouvernement français, celui-ci ne souhaitant négocier avec Paris qu’en position de force… En outre, Boumedienne se serait rendu peu après en Allemagne auprès des dirigeants de la Fédération de France du FLN… Autant de facteurs marquant une nette volonté de radicaliser le conflit par une minorité de la direction de la révolution algérienne…
Dans son article, Monsieur Mohand-Paul me dépeint comme un agent de l’ombre, une version policière de Patrick Buisson, n’hésitant pas à recourir à la caricature du complotisme. La « primauté », pourtant dont j’ai bénéficié n’est rien d’autre que celle de la circulaire du Premier ministre du 13 avril 2001 relative à l’accès aux archives publiques en relation avec la guerre d’Algérie, laquelle favorise l’accès aux historiens et chercheurs désireux de travailler sur ces questions. Sans cette décision gouvernementale, je n’aurais jamais pu écrire une ligne sur ce sujet, car un fonctionnaire est à la fois un citoyen et un serviteur du bien public, ce qui ne le place pas au-dessus des lois. En outre, en qualité de « pseudo-historien », je remplissais déjà les conditions universitaires requises (DEA) et suis désormais titulaire (entre-autre) depuis lors de deux masters 2 supplémentaires. N’ayant pu poursuivre mon doctorat sur le sujet suite à une divergence d’opinion avec ma directrice de recherche, j’ai donc écrit une série de livres et d’articles qui ont eu pour avantage de faire remonter à la surface des témoignages inédits sur ce dramatique sujet. Si j’ai en effet classé les archives de la « série H » et celles de Maurice Papon versées au service de la mémoire des archives et des affaires culturelles juste avant ma démission de la fonction publique, je pense avoir modestement contribué à faire connaître ce sujet, source de bien de fantasmes. Il est vrai, j’avais une connaissance intime des archives, tissé des liens avec des acteurs du conflit, en particulier le lieutenant-colonel Raymond Montaner, et bon nombre d’anciens policiers auxiliaires, et ayant eu la « primauté » de résider à Paris j’ai pu me rendre sur les différents lieux des drames de ce conflit. En outre, mon affectation auprès de ce service le 19 janvier 1998 est le résultat d’un concours administratif et d’une demande expresse de ma part au titre de mon parcours universitaire et d’une expérience de deux ans aux Archives de Paris, renforcée ultérieurement par une formation en archivistique (master 2). Le lecteur pourrait maintenant se demander dans quel département d’histoire de quelle université mon détracteur a-t-il étudié ?
Mais que cache une telle théorie du complot ? Une autre réalité. Celle d’un large accès de ces archives aux chercheurs, la préfecture de police détenait avant mon départ un taux record avoisinant les 100% concernant les dérogations : l’accès y était favorisé avec peu de restrictions, celles-ci recouvraient les domaines relavant de la vie privée des individus et l’identité des informateurs. Surtout ces archives de la répression sont devenues des archives de la réparation morale : je ne compte pas le nombre de courriers que j’ai pu adresser à des demandeurs domiciliés en Algérie en quête d’une preuve de leur affiliation ou de leur sympathie au FLN afin de pouvoir bénéficier d’une aide ou d’une reconnaissance de leur gouvernement. Des archives porteuses d’espoir et de désillusions aussi, je me souviens par exemple d’une demande portant sur une personne disparue le 17 octobre 1961, mais malheureusement décédée dans une affaire de droit commun et de mœurs. Ce travail m’a surtout mis en contact avec la détresse des acteurs de ce drame et leur descendants… Une fille d’un agent de la police auxiliaire, très digne, venue consulter le dossier de son père, ne pu contenir son émotion en regardant la carte de service de son père. Une photo en noir et blanc de quelques centimètres carré peut-être rangée dans le porte-feuille personnel aux côtés des photos de famille… Ce drame a été partagé par tous, personne n’a le monopole de la misère humaine et d’aucuns se comportent avec plus ou moins de dignité et plus de rancune.
Donc, derrière le nuage de fumée de la prétendue non accessibilité de ces archives se cache en réalité deux choses : une stratégie volontaire des historiens de renom comme Olivier Le-Cour-Grandmaison (président de l’association 17 octobre 1961, contre l’oubli) et bien d’autres de ne pas travailler personnellement sur ces sujets, laissant ainsi accroire que ces documents ne sont pas accessibles, alors que bon nombre d’historiens les ont consultés pour leurs mémoires de 2e ou de 3ecycle. Enfin, cette consultation les contraindrait peut-être à revoir leur point de vue, ce qui avec l’âge de ces personnalités, leurs coteries et leur enracinement politique les obligeraient à une sévère révision de leur doxa, en particulier sur les conditions particulièrement atroces de la guerre civile FLN-MNA (Mouvement national algérien, conduit par Messali Hadj) et les moyens de coercition à l’endroit des réfractaires aux consignes du FLN. En outre, comme l’ont souligné des historiens comme Roger Vétillard (La dimension religieuse de la guerre d’Algérie, Atlantis, 2018) et de Gregor Mathias (La France ciblée, Vendémiaire, 2017), cette guerre pour l’indépendance avait une dimension sacrée pour ses adhérents, et la dimension religieuse y a joué une grande part . Ce n’est pas un hasard, si l’élite des groupes armés de l’Organisation spéciale se considérait comme une chevalerie avec un strict code moral faisant fortement référence à l’Islam (fidaï).
En revanche, je soutiens la volonté de transparence de Monsieur Mohand-Paul au sujet des archives à condition qu’elle soit bilatérale : une démarche qui pourrait inspirer à cet auteur un nouvel article dans les colonnes du Matin d’Algérie sur le thème de l’accès des archives de cette guerre…. en Algérie. Mais cette démarche me paraît difficile dans un pays où la presse est surveillée.
Ces enjeux de mémoire ont une dimension politique reposant sur les ambiguïtés même de ce conflit et de ses conséquences : Jean-Louis Mohand-Paul me reproche d’adhérer et de réactiver l’idéologie raciste et coloniale. Cette remarque ne cesse de m’étonner lorsque je relève l’incroyable symétrie et adhésion de cet auteur au discours nationaliste empreint de haine de l’époque. Monsieur Mohand-Paul continue plus de cinquante ans après la fin du conflit à stigmatiser les forces supplétives françaises : les agents de la FPA sont à ses yeux des « brutes tortionnaires », propos inadmissibles (qui le mettent sous le coup de l’article 5 de la loi du 23 février 2005 qui condamne toute injure ou diffamation envers les harkis). Après la lecture de mon premier livre, Les calots bleus et la bataille de Paris, une force de police auxiliaire pendant la guerre d’Algérie (Michalon, 2007), ouvrage dans lequel je me suis efforcé de dépeindre sans ambages la dureté de ce conflit, et l’usage de la torture par les deux camps (notons au passage que mon détracteur oublie les pages critiques que j’ai portée sur le comportement de certains agents des forces de l’ordre). En somme, la France paye le prix de sa politique d’amnistie-amnésie et chacun reste engoncé dans son interprétation de l’histoire. Quel échec de l’érudition, quel désaveu de la recherche et quelle négation de l’esprit critique !
Mon premier livre (Les calots bleus) était un travail discret et minutieux d’historien, je n’avais aucun partie prix et le « ton courtois » du texte n’est rien d’autre que la forme ordinaire d’écriture de l’historien, apaisée et objective. Le second (1961. L’étrange victoire, Dulpha 2014) était en revanche volontairement polémique car je voulais mettre en lumière les insuffisances de l’historiographie majoritaire sur la question, en sachant que je ne suis pas un individu éthéré, ce travail est le reflet d’une évolution personnelle, de mon appartenance au milieu populaire de la France périphérique, et de mon opinion dans les années 2010. Ceci devra être pris en considération, lorsque des historiens plus objectifs que Monsieur Mohand-Paul se pencheront sur le sujet.
Monsieur Mohand-Paul s’est engagé sur la voie facile du dénigrement et de la disqualification automatique de ceux qu’il considère comme ses adversaires. C’est sa manière à lui de se discréditer définitivement pour l’avenir. Pour ma part, la simple lecture des articles de celui-ci, me donnent l’impression d’une personne, animée par des motifs personnels et politiques, qui aurait une fâcheuse tendance à s’abandonner à la diffamation et au mépris. Mauvaises habitudes qui réduisent à zéro sa crédibilité (sauf auprès de celles et ceux qui partageraient ses opinions). Mais aussi, il tient sans s’en rendre compte une posture dépassée : depuis l’action efficace de Jean-Luc Einaudi, sans compter le travail de la génération de chercheurs qui lui a succédé, tout le pan des responsabilités françaises a été dévoilé et examiné. Ce débat en fait appartient déjà au passé et la bataille politique afférente est gagnée. Nous entrons désormais dans une phase nouvelle, de rééquilibrage historiographique (qu’il faudra dissocier de toute instrumentalisation partisane, les statistiques minimalistes de Bernard Lugan quant au nombre des victimes de la répression du 17 octobre 1961 étant par exemple inacceptables), que la prochaine génération d’historiens pourra exploiter en s’appuyant sur les études des « deux camps » et des rares historiens qui s’efforcent à l’objectivité, à l’instar de Guy Pervillé. Les citoyens (et pas uniquement ceux qui sont actuellement dans la rue) s’interrogeront inévitablement sur ces questions. Ce que l’on appelle rapidement et avec simplification les élites et leurs protégés (dont bon nombre de ces historiens) ont façonné une idéologie centrée sur les questions sociétales, négligente des questions sociales, qui repose en partie sur la fabrication d’un prolétariat de substitution (l’immigré), c’est cette vision étroite du monde qui appauvrit tout le débat historiographique sur les thèmes touchant aux relations inter-communautaires.
Les historiens et les groupes mémoriels, dotés d’une forte capacité à mobiliser, qui véhiculent consciemment ou non cette idéologie (dont il serait d’ailleurs intéressant de se pencher sur la sociologie, ressemblant à l’ethno-class du sociologue Milton M. Gordon), monopolisent le débat et tant qu’ils continueront sur cette voie, ils ne franchiront jamais le chemin creux d’Ohain. Pris entre les « carrés » d’historiens, les « cratères » des faits historiques et la marée d’uniformes jaunes qui marche sur Plancenoit. Une vision unilatérale et partisane du drame du 17 octobre 1961 s’annonce ainsi comme le glas de la repentance, son Waterloo.