ELECTIONS EUROPÉENNES : LE PROBLÈME DES TETES DE LISTE

Franck BULEUX

En 1979, lors des premières élections à l’Assemblée européenne au suffrage universel direct, le combat avait été rude en France entre des têtes de liste emblématiques, dont la plupart, Jacques Chirac,Georges Marchais et François Mitterrand, préparaient, en réalité, l’élection présidentielle de 1981.

Le parti présidentiel, l’Union pour la démocratie française (UDF), présentait, quant à lui, la ministre de la Santé, Simone Veil, qui deviendra, en juillet 1979, la première présidente du Parlement européen. Le « duel à quatre » avait été rugueux, y compris sur les plateaux télévisés, entre un Jacques Chirac qui se posait en « nationaliste » et Simone Veil, devenue l’étendard des institutions européennes naissantes. Les gauches, PS et PCF, se battaient encore pour la pole position, Marchais ne renonçant pas (encore) à devancer les sociaux-démocrates. Au demeurant, à cette époque, seuls 4 points les séparaient, 24 %pour l’éternel candidat socialiste et 20 % pour l’éternel soutien à l’Union soviétique. Au-delà de la « bande des quatre » que dénonçait déjà Jean-Marie Le Pen, président du Front national et absent de l’élection, 1979 voyait le début d’une poussée des suffrages écologistes, avec 4 % des suffrages exprimés.

En 1984, lors de la deuxième élection des députés au Parlement européen, on se souvient de débats fratricides : c’est l’année de l’ « effet Le Pen » dont la liste Front d’opposition nationale pour l’Europe des patries (FONEP) parvient à faire quasi jeu égal (11 %) avec les communistes, toujours emmenés par Georges Marchais. Face aux « extrêmes »comme se plaisent à dire les médias aujourd’hui (notons qu’en 1984, seul le FN était « extrême », puisque les communistes paradaient au sein du gouvernement avec quatre représentants issus du PCF, depuis juin 1981). La droite unie (RPR, UDF et CNIP) était emmenée par l’inamovible Simone Veil qui regroupait une liste très large, avec Robert Hersant en position éligible et la gauche sociale-démocrate proposait, en tête de liste, le futur « plus jeune Premier ministre de la France »,Laurent Fabius. Le Pen, Fabius, Veil, Marchais : un beau match à quatre en cette année…

En 1989, lors de la troisième élection, les ténors étaient toujours présents : la droite « républicaine » se divisait entre l’ancien président de la République Valéry Giscard d’Estaing, (redevenu conseiller général dès 1982 et député du Puy-de-Dôme en 1984) et Simone Veil, uniquement soutenue par le Centre des démocrates sociaux (CDS). Jean-Marie Le Pen allait légèrement améliorer son score de 1984, Antoine Waechter, pour Les Verts, obtenait, pour la première fois, un score à deux chiffres.Quant au PS, toujours au pouvoir avec Michel Rocard à Matignon,c’est l’ancien locataire de cette résidence qui porte la liste d’union avec les radicaux de gauche, l’éternel jeune socialiste Laurent Fabius.

En 1994, c’est le combat fratricide (frères en populisme affirment certains médias de l’époque) entre Bernard Tapie, qui a réalisé une OPA sur le Mouvement des radicaux de gauche (MRG) après celle sur l’Olympique de Marseille, ancien éphémère ministre de la Ville et déjà englué dans les affaires qui le conduiront à de l’emprisonnement et l’éternel leader de la droite nationale, populaire et sociale, Jean-Marie Le Pen. La droite envoie l’ancien présentateur de FR3 devenu maire de Toulouse en 1983 (où il a succédé à son père, Pierre Baudis), Dominique Baudis (avant l’affaire Patrice Allègre) et le PS, l’éternel jeune homme de la « deuxième gauche », ancien Premier ministre, Michel Rocard, dont la carrière politique se termine avec un modeste 14 %.On ne saurait être complet sans évoquer la percée de Philippe de Villiers, qui mène un combat pour les valeurs (traditionnelles), ayant créé une association éponyme. Avec 12 % des suffrages exprimés, devançant à la fois Tapie et Le Pen, les « jumeaux du populisme » (titre d’un essai paru à l’époque…) il prouve qu’il existe des électeurs entre la droite dite de gouvernement et le FN, exclu par définition de toute alliance nationale.

En 1999, c’est le premier combat direct entre le socialiste François Hollande, futur président de la République et… Nicolas Sarkozy, également futur président de cette même République, combat très modéré qui tourne largement à l’avantage du premier, avec 22 % contre 13 % à l’élu de Neuilly-sur-Seine. C’est l’année du retour électoral du trublion Daniel Cohn-Bendit pour Les Verts, de l’émancipation du centriste François Bayrou qui mène sa propre liste, de la confirmation de la poussée d’une droite souverainiste avec Charles Pasqua et Philippe de Villiers (leur liste Europe des nations se positionne à la deuxième place avec plus de 13 %). C’est aussi l’année de la chute du FN avec le piteux résultat de la liste Le Pen-Charles de Gaulle (le petit-fils du Général…) qui plafonne à 6 %, concurrencée par la liste emmenée par Bruno Mégret, qui elle, n’obtient guère plus de 3 %, marquant l’hégémonie du FN sur la droite nationale, ce que Jean-Marie Le Pen confirmera à l’élection présidentielle de 2002 (le fameux « 21 avril »)avec 17 % contre un peu plus de 2 % au leader du Mouvement national républicain (MNR). Bref, 1999 vit la mise en place des leaders politiques des années qui suivront, jusqu’en 2017 avec le départ de François Hollande de l’Élysée et la brève nomination de François Bayrou en qualité de Garde des Sceaux.

A partir de 2004, et ce jusqu’à la prochaine élection européenne prévue en mai 2019, les élections se déroulèrent au sein de« grands territoires », regroupement de régions, évitant ainsi la nationalisation du scrutin. Après le score de Jean-Marie LePen en 2002 (18 % au second tour face à Jacques Chirac) et surtout l’élimination du candidat de gauche du « camp républicain », Lionel Jospin, il était, en effet, considéré comme malsain, selon nos bien-pensants, de compter un score d’extrême-droite au niveau national. Ce nouveau type de scrutin n’empêcha pas, en 2014, les listes soutenues par le FN de réaliser 25 %, son plus haut score à ce type d’élection et, à l’époque son plus haut score au niveau national (avant les départementales de 2015 avec 26 % et surtout les élections régionales de décembre 2015 avec 28 % – je ne parle ici que des scores obtenus au premier tour).

Mon but ici est d’indiquer l’importance donnée, entre 1979 et 1999,par les partis politiques aux élections européennes, même si ces dernières ont été l’objet, des électeurs, de fort taux d’abstention, marquant plus le désintérêt envers les institutions européennes qu’envers les débats politiques. En effet, on remarque que les élections européennes ont souvent permis une répétition, pas toujours réussie pour certains (Philippe de Villiers, par exemple), de l’élection à la magistrature suprême suivante.

Les élections européennes ont ainsi donné lieu à l’émergence du FN mais aussi de Bernard Tapie, des Verts, de Philippe de Villiers, entraînant la fondation du Mouvement pour la France. Les scores « à deux chiffres » du FN, des Verts, du MRG ou du MPF-RPF ( le Rassemblement pour la France de Charles Pasqua, en 1999) ont élargi le débat politique français longtemps limité à une « bande des quatre », favorisée par le mode de scrutin des élections législatives et à l’union des gaullistes et des libéraux contre les socialo-communistes.

Et en 2019, me direz-vous ? Comme entre 1979 et 1999, le scrutin est, à nouveau, national, c’est-à-dire avec l’existence d’une seule circonscription, la France, permettant ainsi un combat digne des élections que j’évoquais plus haut.

Et bien non… la règle du non-cumul des mandats électifs est passée par là. Certes, il était déjà interdit, avant la réforme de 2014, de cumuler deux mandats de parlementaires (député, sénateur et député européen) mais l’élu conservait le choix du mandat.Or, désormais, en cas de situation de cumul, le parlementaire doit démissionner sous trente jours du mandat ou de la fonction qu’il détenait avant (par exemple un maire élu député doit obligatoirement démissionner de sa fonction de maire). A défaut, le mandat ou la fonction le (la) plus ancien(ne) cesse d’office.

 Quels sont les effets de cette règle au niveau de l’élection européenne ? Une femme ou un homme élu(e) en mai prochain devra donc démissionner, s’il y a lieu, de son autre mandat de parlementaire. Ainsi, Jean-Luc Mélenchon perdrait son mandat, comme Marine Le Pen et se verraient, tous deux, interdits de siéger à l’Assemblée nationale, sans doute considérée par eux comme plus prestigieuse que l’Assemblée de Strasbourg. On a souvent pensé, à juste titre car les exemples sont nombreux, que les battus du suffrage universel au scrutin uninominal à deux tours (élections législatives) étaient récupérés dans le cadre d’un scrutin proportionnel de liste nationale (de 1979 à 1999) ou régionale(depuis 2004).

Les résultats de cette loi ne se sont pas fait attendre : bien peu de leaders se bousculent au portillon pour emmener les listes de leurs propres formations, en mai 2019.

Laurent Wauquiez, qui n’est plus parlementaire, ne souhaite pas perdre  la présidence de la région Auvergne-Rhône-Alpes, qui plus est pour un score qui serait plus que décevant… Ferait-il encore moins bien que sen mentor, Nicolas Sarkozy, en 1999 ? Vous me direz les 12% de Sarkozy en 1999 ne l’ont pas empêchés d’être élu à la tête de la nation en 2007… Chez LR (Les Républicains), on parle du professeur de philosophie, François-Xavier Bellamy, 33 ans, élu municipal à Versailles dont le titre de gloire électoral est d’être un des seuls hommes de droite à avoir été battu (depuis plus de 50ans), en juin 2017, dans la première circonscription des Yvelines,où le maire LR François de Mazières lui avait cédé, pour cause de non cumul des mandats, sa place. 49 % contre La République en marche (LREM) dans une circonscription imperdable, cela mérite bien la tête de liste aux européennes.

Pour La France insoumise (LFI), c’est une certaine Manon Aubry (sans lien de parenté avec la maire socialiste de Lille, Martine Aubry). Numéro un de la liste, cette jeune femme de 29 ans est spécialiste de la lutte contre l’évasion fiscale et porte-parole de l’ONG de lutte contre la pauvreté Oxfam, en France, dirigée par l’ancienne ministre écologiste Cécile Duflot. Elle est secondée par un certain Manuel Bompard, âgé de 32 ans, ancien candidat aux départementales en Haute-Garonne en 2015 (15 % des suffrages exprimés). Jean-Luc Mélenchon fermera la liste, espérant que ses électeurs verront son patronyme, sans doute rédigé en caractères très apparents. Le tandem Aubry-Bompard jouera justement peut-être sur leurs patronymes pour ratisser large même si Martine Aubry etJacques Bompard, ancien député du Front national et leader de la Ligue du sud, n’ont rien à voir avec eux.

Pour le Rassemblement national (RN), on parle de Jordan Bardella, 23 ans,conseiller régional d’Île-de-France (élu en Seine-Saint-Denis) et porte-parole du parti. Heureusement, là-aussi, on peut penser qu’un leader clôturera la liste. La technique est éprouvée, un gros « national » fera l’affaire.

Bardella, Bellamy, Aubry… un renouvellement politique, me direz-vous ?

Sans doute un renouvellement lié aux nouvelles exigences électorales, ni plus, ni moins. Et pour les électeurs, un débat biaisé. Bien sûr, les Aubry, Bellamy et autres Bardella méritent d’être connus,très probablement, même si les électeurs de Haute-Garonne et des Yvelines pensent autrement, mais ce scrutin national marque cruellement l’absence de leaders. On pensait le thème de l’Union européenne essentiel…

À droite, Nicolas Dupont-Aignan, député de l’Essonne, pour la coalition regroupant Debout la France (DLF), le Centre national des indépendants et paysans (CNIP) de Bruno North, plus vieux parti de droite français, et le Parti chrétien-démocrate (PCD) de Jean-Frédéric Poisson (l’ensemble représentant Les Amoureux dela France) et Jean Lassalle, ancien candidat à l’élection présidentielle et député des Pyrénées-Atlantiques, pour son mouvement Résistons ! Oseront-ils porter leurs listes respectives, risquant, en cas d’élection (5 % minimum des suffrages exprimés) de perdre leur mandat national ? C’est un pari…

C’est tout le débat, au sein de la droite « hors-les-murs ».

En effet, comment peut-on promouvoir cette élection aux Français en leur faisant sentir qu’il ne s’agira de l’élection que de« seconds couteaux » ? (et en indiquant le terme« seconds », nous sommes généreux !)

Comment intéresser les électeurs sans leaders nationaux ? Le débat Aubry-Bardella ne manquera pas d’intérêt, certes, mais il ne restera pas dans l’histoire politique. L’ « Appel deCochin » (1978) est bien loin, l’ »effet Le Pen »(1984) aussi,  le flamboyant Tapie (1994) et les coups de gueule de Pasqua contre la machine européenne (1999) sont derrière nous.

Les enjeux des élections européennes vont manquer d’incarnation, un peu comme les Gilets jaunes.

Cette absence ne profite qu’au Président en place, comme l’indique le dernier sondage paru dans le Journal du dimanche (JDD) du week-end dernier dans lequel Emmanuel Macron apparaît en tête, à égalité avec Marine Le Pen, avec 27,5 %. Heureusement que le JDD n’a pas eu les moyens financiers ou l’envie d’évaluer un second tour. Bis repetita.