Cryptomonnaie : ce mot continue de susciter des interrogations. L’Afrique n’est pas épargnée par le phénomène, elle qui, selon Chainalysis, est l’une des régions du monde les plus dynamiques de l’industrie crypto. Doit-on s’en inquiéter ou plutôt s’en féliciter ?
Johnathan Kandassamy (J.K), spécialiste de la question, répond :
- Bonjour Elysée, Johnathan, merci pour le temps accordé à cet entretien. Pouvez-vous vous présenter ?

Bonjour, merci de votre intérêt sur le sujet et surtout de nous offrir l’occasion d’en discuter.
J’espère sincèrement pouvoir renforcer votre curiosité et surtout vous amener à creuser davantage sur cette technologie. En effet, nous ne pourrons que survoler le sujet au cours de cet échange.
Je m’appelle Johnathan Kandassamy, récemment diplômé du Master en Finance & Stratégie de Sciences Po Paris (promo 2020). Je suis analyste et account manager au sein d’un Multi-Family Office suisse tout en étant basé en Côte d’Azur, je travaille donc en Gestion de Fortunes.
- Nous parlons cryptomonnaie. Comment la définiriez-vous ? Quelles en sont les caractéristiques ?

Les cryptomonnaies apportent la réelle digitalisation de la monnaie en se passant de l’étape bancarisation. Elles reposent sur la blockchain, technologie permettant la digitalisation de la confiance et de se passer des intermédiaires. Je vous invite à regarder le TEDx de Claire Balva sur le sujet.
Ainsi, il s’agit d’une évolution de notre monnaie, d’une étape supplémentaire dans son Histoire. Oui cette évolution s’inscrit comme la continuité : en passant par les fèves de cacao utilisés par les Aztèques, ensuite le sel employé par les Romains comme versement du salarius (salaire en latin), après les pièces d’argent et d’or frappé à l’effigie d’un monarque, les billets de banques, puis les chèques et enfin les virements.
Chaque évolution répondant toujours mieux aux besoins d’une monnaie plus de sécurité, d’infalsifiabilité, de facilité d’utilisation ainsi que de reconnaissance et d’une longue durée de vie sans altération de ses fonctions. Ces innovations technologiques ont entraîné alors des innovations financières majeures.
Le Bitcoin a réussi à créer l’unicité numérique, à rendre caduque le « copie-collé » du monde informatique, soit la base pour permettre l’émergence d’une monnaie 100 % digitale.
Il s’agit de la première cryptomonnaie décentralisée, autonome et sans intermédiaire. Voici ma définition de la cryptomonnaie.
- Les cryptomonnaies sont loin de faire l’unanimité. Elles sont même interdites dans quelques pays, dont la Chine, acteur majeur de l’économie mondiale. En même temps, d’autres pays qui l’interdisaient ont par la suite fait le choix de la régulation, à l’exemple du Maroc. Qu’est-ce qui explique ces réticences selon vous ?

Je commencerai par cité Bill Gates « Bitcoin is a technical tour de force, where Governments will maintain a dominant role ». Cette déclaration date du 6 Mai 2013 lors d’une interview à Fox Business en présence de Charlie Munger et Warren Buffet. En effet, le système politique d’un pays joue un rôle déterminant dans l’adoption des cryptomonnaies par sa population.
La Chine a interdit le Bitcoin tout comme l’Afghanistan, des pays autoritaires qui sont loin d’être des modèles sur tous les aspects défendus par un pays démocratique.
Elle a essayé de justifier cela selon l’aspect écologique. Sur ce volet, je vous invite à regarder le BFM Crypto du 29/09/2022, afin de mieux comprendre l’apport écologique que représente les cryptomonnaies lorsque l’on approfondit l’analyse.
A noter cependant que la Chine étudie la blockchain depuis fort longtemps, le parti communiste a rédigé un livre en 2018 préconisant le mode d’utilisation de la blockchain pour ses cadres du parti. Puis un autre en 2020 uniquement sur les cryptomonnaies.
Ainsi ce pays a très bien compris que le Bitcoin échappe à son contrôle. C’est pour cela qu’ils ont développé leur propre monnaie numérique de banque centrale, le yuan numérique (eCNY) qu’il dispose à leur guise mais qui n’est qu’un simulacre de cryptomonnaie puisque centralisé par le parti.
Le même cas de figure s’observe au Nigéria, où le Bitcoin est interdit depuis 2021 pour favoriser en vain l’adoption du eNaira. Malgré tout il reste le premier pays d’Afrique en termes de volume quotidien de transactions de cryptomonnaie.
Cependant les pays moins totalitaires comprennent davantage le fonctionnement et ont changé leur regard par rapport à cette technologie. Les Etats-Unis tentent par exemple d’imposer leur standard de compliance et régulation des cryptomonnaie au niveau mondial.
L’autre élément marquant est l’entrée d’acteur majeur de la finance, comme par exemple Blackrock, la plus grosse firme au monde gérant + 10 000 Milliards $ (+ 4 fois le PIB de la France), propose déjà les cryptomonnaies à leurs clients et des ETF sur des sociétés côtés actifs dans le secteur et le domaine de la blockchain.
- Un panel était réuni en septembre dernier sur le sujet des cryptomonnaies. Il réunissait les patrons des principales banques centrales de la planète, notamment Christine Lagarde de la BCE, Jerome Powell de la FED ou encore François Villeroy de Galhau de la Banque de France. Pour certains analystes, ce sommet a encore une fois prouvé que les banques centrales ne veulent toujours pas entendre parler de cryptomonnaies. Pour vous quelle(s) pourrai(en)t-être la (les) raison(s) ? Serait-ce par exemple parce qu’elles craindraient un effondrement du système bancaire/ financier actuel ?

Je pense qu’il y a deux raisons :
La première est une crainte sérieuse de perdre leur raison d’être.
En effet, ces tiers de confiance sont les acteurs de la création et le contrôle de la monnaie, qui est le véritable instrument de gouvernement d’une nation. C’est le pouvoir ultime, bien plus important que le pouvoir exécutif, législatif ou encore judiciaire … le financement est la clé pour le développement de n’importe quel projet, tous les élus, ministres ou fonctionnaires se battent pour se voir attribuer un budget plus important et donc au détriment du budget de leurs confrères.
Or la falsification monétaire est un crime contre l’État, au même titre que le terrorisme, l’insurrection et toutes les actions nuisant au monopole de la Violence Légitime de l’État. Ce sont les infractions, de loin, les plus lourdement réprimées par le Code Pénal, article 442-1
Alors comment voulez-vous qu’elles considèrent la blockchain, une technologie décentralisée fonctionnant sans tiers de confiance, et en particulier sa plus grande application que sont les cryptomonnaies, autrement qu’une menace ? On ne scie pas la branche sur laquelle on est assis !
Le Bitcoin a été créé en plein cœur de la crise financière de 2008. Satoshi Nakamoto voulait offrir au monde une alternative au système financier actuel inflationniste. La masse monétaire autrement dit le nombre d’unité de Bitcoin est limitée à 21 millions, sa création est définie par un algorithme. Aujourd’hui 6,25 nouveaux bitcoins sont émis toutes les 10 minutes environ, en guise de récompenses pour le mineur ayant résolu l’équation validant les transactions de la période. Tous les 4 ans lors du halving, la récompense est divisée par 2. De 2008 à 2012 la récompense était de 50 BTC, alors que lors du prochain halving prévu en 2024 la récompense passera à 3,125 BTC.
Ainsi nous savons que le dernier bitcoin sera miné en 2140. Lien avec davantage d’explications .
Le Bitcoin est une application de la Blockchain, permettant non pas la falsification monétaire mais bien la création d’une réelle alternative aux monnaies scripturale ayant un cours légal aussi appelé fiat.
Il incarne donc le danger ultime pour les intérêts fondamentaux d’un pays, soit la technologie atrophiant le Léviathan, bouleversant notre système financier actuel. La sûreté de l’État est menacée, Satoshi Nakamoto a disparu dès lors que le FBI a commencé à le rechercher. S’il y avait été identifié, dans le meilleur des cas, il aurait sûrement été « fiché S » par Interpol et son protocole détruit à l’état embryonnaire à l’instar de l’île de la Rose. Je vous invite à regarder l’émission d’Arte « Aux origines du Bitcoin ».
Car le Bitcoin est à l’opposé de notre système monétaire inflationniste actuel reposant sur la « libre » création monétaire depuis la fin de la parité fixe entre l’or et le dollar en 1971 puis les accords de Kingston en 1976 où le FMI décide de l’élimination du rôle de l’or dans le système monétaire
En effet, je n’avais jamais vu le FMI réagir publiquement aussi rapidement à un projet de loi approuvée par le Congrès du Salvador … jusqu’au 9 juin 2021 lorsqu’il est devenu le premier pays du monde à reconnaître le bitcoin comme monnaie légale au même titre que le dollar !!

La deuxième raison est la tentative d’utiliser une technologie disruptive décentralisée pour renforcer leur pouvoir dans un système centralisateur.
En effet, ils cherchent à s’approprier petit à petit cette nouvelle technologie disruptive au lieu de trancher le nœud gordien du système actuel.
La BCE et consœurs tentent de développer les monnaies numériques de banque centrales MNBC, les simulacres des cryptomonnaie. Elle cherche également davantage de contrôle de leur population.
Les MNBC permettront une numérisation du cash et donc la perte totale de son anonymat. Je vous rappelle également que Bercy, le ministère de l’Économie a demandé il y a un an l’accès au solde des comptes bancaires des Français. Avec les MNBC, les États pourront suivre en direct les flux de leur monnaie, et restreindre leur utilisation à leur guise en se passant des banques commerciales.
Or, ces acteurs devraient plutôt chercher à adapter leur rôle, utiliser les outils à leur portée et transformer leur raison d’être. Le besoin de régulation et de structuration est vital pour un développement sain de cet écosystème. Il y a un profond besoin de compliance à l’échelle mondiale.
Ces tiers de confiance devraient par exemple chercher à incorporer des solutions de compliance qu’offre des entreprises comme chainanalysis. En effet, puisque les transactions sont entièrement publiques, il est tout à fait possible de retracer le parcours d’un bitcoin depuis sa création.
Cela est déjà utilisé par certains fonds au Luxembourg, où le travail de compliance de banque pour accepter un dépôt de bitcoin se limite à demander la clé publique du porte-feuille d’où les bitcoins seront envoyés. Une fois l’analyse effectuée, la banque dispose de tous les éléments pour prendre sa décision.
Cela est également utilisé par le FBI, par exemple récemment ils ont retrouvé les 50 676 Bitcoins volés en 2012 lors d’un hack d’une plateforme. 10 ans plus tard, car les autorités maîtrisent désormais la technologie et l’utilise pour retrouver les pionniers qui ont abusé de la crédulité des gens.
- Binance, la plus grande plateforme d’échange de cryptomonnaies au monde a récemment lancé plusieurs initiatives en Afrique où elle semble avoir un écho favorable, compte tenu des dignitaires rencontrés sur place dont le président ivoirien Alassane Ouattara. Dans le même temps, le Sango Coin Centrafricain essuyait un échec cuisant. Quel commentaire faites-vous de ces deux situations ?

Ce sont deux situations radicalement différentes
D’un côté nous parlons d’une plateforme mondiale d’échange de cryptomonnaie avec un volume de transaction journalier supérieur à 62 M USD … soit représentant en moins 1 mois et demi l’équivalent du PIB de la Centrafrique.
Binance a bien compris que pour développer sa présence mondiale et sa marque, il a besoin de l’aval des gouvernements pour proposer ses services à leurs ressortissants tout en se distinguant de ses concurrents.
Petite parenthèse, le bitcoin a été créé pour se passer d’intermédiaire or Binance est pour le moment en train de s’imposer comme l’unique intermédiaire dans le monde des cryptomonnaies. La récente actualité avec le rachat de FTX va lui permettre d’asseoir son hégémonie et monopole sur le secteur. Après les GAFA, on ne parlera plus que du B !
Dans n’importe quel autre secteur régulé, les autorités de la concurrence auraient refusé d’emblée un tel rachat ! Nous voyons bien l’urgence de réguler ce nouveau secteur, qui suscite encore malheureusement autant de méfiance que lors de la découverte du feu par l’Homos Erectus.
Mais aussi d’éduquer la population, leur faire comprendre qu’il est plus sécurisé mais aussi responsable de stocker ses cryptomonnaies hors ligne, en dehors d’une plateforme, directement sur un cold wallet. « Not your key, not your crypto », ne laissons pas les plateformes répéter les pratiques de nos banques, nous pouvons nous passer d’eux. Il existe déjà des moyens décentralisés d’échanger ses cryptomonnaies. Ces créations ont été conçues pour se passer d’intermédiaire.
D’ailleurs en plus d’être le sponsor de la CAN 2021, le PDG de Binance Changpeng Zhao a également rencontré le Président de la Centrafrique, Faustin-Archange Touadéra le 5 août 2022.
Et oui, de l’autre côté nous parlons tout simplement du premier pays d’Afrique avoir reconnu le Bitcoin comme monnaie légale. Malheureusement, il n’est pas encore la meilleure vitrine pour ce projet, car il s’agit d’un pays cible de sanctions internationales ce qui limite les investissements et son attractivité dans le monde.
Ainsi, je pense que le projet Sango Coin est trop en avance par rapport à son époque. Le marché crypto est encore petit, il vaut à peine 0,92 Trilliard de $ maintenant, ce qui est encore une goutte d’eau pour le moment par rapport à l’ensemble des monnaies fiats.
Et puis les fondamentaux comme l’éducation, un accès mondial à internet ainsi qu’un wallet (porte-feuille) pour tous, puis toute la réglementation et l’environnent judicaire ne sont pas encore mondialement établis.
C’est un peu comme si on avait lancé Amazon sur internet avant le développement du paiement en ligne. Imaginez un système de paiement par chèque à envoyer par la poste … les premiers bénéfices d’Amazon sont arrivés 7 ans après sa création ! Le bitcoin n’a que 14 ans, nous sommes aux prémices.
Le Sango et les éventuelles nouvelles formes du projet sont précurseurs. Tâchons de les améliorer !
Je souhaite vous partager un graphique clé extrait d’un rapport du BCG de Juillet 2022.
Il compare la courbe d’adoption des cryptomonnaies dans le monde, par rapport à la croissance du nombre d’utilisateur d’internet depuis son accessibilité au grand public en 1992.
Nous sommes pour le moment dans le monde des cryptomonnaies à une situation similaire à ce qu’était internet dans les années 1998. Le milliard d’utilisateur d’internet n’a été atteint que dans les années 2005.

- Finalement, cryptomonnaies, opportunité ou danger pour l’Afrique ?

Il y a bien entendu des dangers face au manque d’éducation de la population et aux promesses de rendement facile et rapide. Comme au début d’internet les arnaques sont faciles. C’est un sujet nouveau et la grande majorité ne savent pas encore détecter les signaux rouges d’une possible arnaque.
Je pense par exemple à Africrypt en Afrique du Sud, Meilleure Vie en Solution SARL à Niamey ou encore J-Global au Togo …
Toutefois, les cryptomonnaies représentent davantage d’opportunité pour l’Afrique. En particulier sur le saut de grenouille, le leapfrogging à l’échelle continentale, que permet de réaliser cette nouvelle technologie.
Je pense par exemple à la société Machankura, qui a développé la technologie nécessaire pour s’échanger du Bitcoin sans internet. Cela repose uniquement sur le réseau téléphonique, à l’instar du mobile money sur n’importe quel téléphone même de premier prix. Cela permet de s’affranchir des barrières technologiques que sont la nécessité d’une connexion internet et un téléphone de qualité pour disposer d’un porte-feuille … et donc se passe de la nécessité d’ouvrir un coûteux compte bancaire.
Parce qu’en proposant la digitalisation de la monnaie sans pour autant être dépendant de la bancarisation, l’adoption de masse des cryptomonnaie est presque indéniable pour permettre une réellement inclusion financière mondiale. A terme les cours se stabiliseront lorsqu’il y aura plus d’utilisateur.
Et puis l’Europe a été fondée sur le socle d’une monnaie commune. Le Bitcoin est pour l’Afrique l’opportunité de faire encore mieux, d’unir l’ensemble de ses territoires et faciliter ses échanges extérieurs grâce à cette première monnaie commune 100% digital, décentralisée et qui n’est pas imprimé à Chambéry ou par des sociétés privées comme Oberthur, Crane Currency ou encore Goznak.
Selon moi, l’Afrique est le continent le plus propice à une adoption majeure des cryptomonnaies, car c’est le lieu où les cas d’usages génèrent le plus de valeur à la fois sociale et économique.
Car l’essentiel des transactions de cryptomonnaie en nombre et non en valeur, proviennent des pays en voie de développement, tout simplement les plus exclus du système financier actuel qui cherchent une alternative. Voici la carte des 44 pays ayant participés depuis le 16 Mai 2022 aux trois jours de conférence au Salvador pour discuter de l’inclusion financière, du financement des petites et moyennes entreprises ainsi que du Bitcoin.

Et puis en guise de conclusion et pour faire un parallèle avec ma dernière réponse, les plus anciennes traces de domestication du feu ont été découvertes en Afrique.

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