Par Claude Franc
Il est toujours stimulant de mettre en perspective une guerre donnée avec celles qui l’ont précédée. C’est l’exercice auquel cet article propose de se plier, alors qu’en Ukraine, les engagements dans la région de Severodonetsk des mois de mai et juin 2022 semblaient indiquer qu’aucune victoire décisive n’était possible pour aucun des belligérants au bout de plus de trois mois de guerre.
La loi des 100 jours
Que dit l’Histoire ? Dans tous les conflits modernes conventionnels, cette échéance des « 100 jours » s’est imposée comme une limite temporelle capitale : soit, la victoire était assurée avant cette échéance au profit d’une des armées en présence, soit, alors que tout le monde avait imaginé une guerre courte, le conflit s’installait dans la durée, faute de bataille décisive. Bien sûr, ce chiffre de « 100 jours » est un peu mythique et, dans les faits, selon le cas considéré, cette échéance déborde, de quelques semaines, en amont ou en aval, cette limite temporelle, un peu arbitraire il est vrai. Mais le principe demeure.
Pourquoi cette échéance de « 100 jours » ? Tout simplement parcequ’elle correspond à une limite logistique. Sur le plan stratégique, cela correspond pour un pays donné, au délai incompressible du passage d’une économie de temps de paix à la mise en route d’une véritable économie de guerre (en 1940, ce n’est qu’en janvier que Louis Armand a réussi à lancer une véritable production de guerre en France, et aux États-Unis, même si le pays constituait déjà l’arsenal des démocraties, ce n’est qu’à la fin du printemps 1942, soit 100 jours après Pearl Harbour, que son économie a basculé dans une réelle économie de guerre). Au niveau opératif, sur le théâtre, les aléas de la bataille de 100 jours font que lorsque l’un des deux adversaires cède du terrain, il raccourcit ses lignes de communication et ses élongations, en se rapprochant de ses bases, tandis que l’autre, a contrario, les allonge. Au niveau tactique, c’est souvent l’échéance à laquelle le dispositif logistique doit être redéployé.
S’agissant des forces morales, c’est également l’échéance à laquelle il est possible de mesurer la capacité de résistance et de résilience d’une nation. Les deux termes sont employés à dessein car, bien que souvent utilisés l’un pour l’autre, ils correspondent en fait à deux notions bien différentes : la résistance correspond à la capacité de subir un choc, quel qu’il soit, tandis que la résilience (notion originelle de résistance des matériaux) correspond à la capacité de revenir peu ou prou à la situation ante, à l’issue du même choc.
La loi des 100 jours vérifiée par l’Histoire
C’est dans cette perspective que plusieurs conflits, ou phases d’un même conflit, vont être rapidement disséqués, pour déterminer comment cette limite des « 100 jours » s’est imposée d’elle-même dans la suite des événements militaires. La guerre de 1870, l’année 1914 sur le front occidental, Verdun, les offensives Ludendorff de 1918 puis celles de Foch, la débâcle de 1940, Barbarossa, Stalingrad, la guerre en Libye en 1942, la campagne de Libération en France en 1944 et la guerre de Corée. Ces conflits, tous très différents en nature comme en volume des moyens engagés, visaient le même objectif, amener l’ennemi à résipiscence grâce à une guerre courte ou une bataille décisive. Dans tous ces cas, la règle des « 100 jours » s’est imposée parfois comme facteur de succès ou, à l’inverse, plus souvent comme l’échéance fatale de l’échec : en clair, soit la victoire est acquise avant, soit la défaite devenait inéluctable, ensuite.
En 1870, Napoléon III a capitulé à Sedan, un mois après l’entrée en campagne de l’armée française, et l’armée de Bazaine en a fait de même à Metz, un peu plus d’un mois plus tard, libérant ainsi l’armée prussienne pour régler leur sort aux formations de la Défense nationale, tout en poursuivant le siège de Paris. En clair, moins de 100 jours après l’entrée en campagne des armées françaises, le sort définitif de la guerre (et du régime) était joué.
En 1914, les trois phases de la campagne, la bataille des frontières en août, la Marne en septembre et la course à la mer en octobre ne constituent en fait qu’une seule et même campagne, la phase de mouvement de la guerre. Au terme de ces trois mois, les fameux 100 jours, alors que dans les deux camps on s’attendait à une guerre courte, aucune victoire décisive n’était en vue, et la guerre s’installait dans la durée. Les deux camps s’incrustèrent dans le sol et un front continu courant de la mer du Nord à la frontière suisse, correspondant à une guerre de siège, allait quasiment interdire toute manœuvre durant trois longues années : la tactique, en l’occurrence l’impossibilité de percer le front ennemi, allait imposer sa dure loi à la stratégie. Cette situation se trouvait concomitante avec une grave crise des munitions d’artillerie dans les deux camps et, en France, elle ne fut surmontée qu’à l’automne suivant, avant le lancement des secondes offensives d’Artois et de Champagne. C’est ainsi que, 100 jours après l’agression allemande, le plan allemand était mis en échec et la guerre prenait une tout autre forme que ce qui avait été planifié, mais sans que l’agresseur ne fût vaincu.
À Verdun, bataille de tous les superlatifs, le pic de la bataille se déroula entre mai et juin 1916, lorsque 100 jours après le déclenchement de l’attaque allemande, le Kronprinz (prince héritier) lançait ses dernières réserves à l’assaut de la ligne Froideterre-Souville-Tavannes, qui représentait l’ultime position d’arrêt française avant la ville même de Verdun. Cette ligne ne fut jamais percée et, à compter du 15 juin, soit toujours 100 jours après l’attaque allemande, la préparation d’artillerie de la bataille de la Somme, qui allait permettre le désengagement de Verdun, commençait. L’échec allemand était patent.
En 1918, cette loi des « 100 jours » allait à nouveau s’appliquer, d’abord au détriment de Ludendorff qui, après avoir lancé sa première offensive le 21 mars en Picardie, allait caler le 14 juillet suivant devant la contre-offensive, préparée par Foch et lancée par Fayolle sur la Marne. Foch allait lancer sa première offensive le 6 août – « jour de deuil de l’armée allemande » selon Ludendorff – pour aboutir 100 jours plus tard à l’armistice de Rethondes. Ainsi, en 1918, la loi des « 100 jours » allait faire trébucher Ludendorff, alors qu’elle devait assurer le succès de Foch et des armées de l’Entente.
En 1939-1940, en appliquant la Blitzkrieg, sans qu’elle n’ait réellement été planifiée, si on en croit l’historien militaire allemand Frieser, la Wehrmacht allait s’emparer de la Pologne, de la Norvège et de la France, au cours de trois campagnes éclair qui, aucune, ne dépassa six semaines. Ici, la règle des « 100 jours » tourna au bénéfice de l’agresseur, notamment grâce au recours à un mode d’action novateur. En revanche, lorsque la même armée planifia Barbarossa sur les bases d’une nouvelle campagne-éclair, cette même règle des « 100 jours » se retourna contre elle, et ce, deux années de suite : débouchant de la rivière Bug le 22 juin, l’armée allemande fut mise en échec devant Moscou avant l’hiver. Le même scénario se répéta dans les mêmes délais l’année suivante lorsque, débouchant de la boucle du Don également en juin, la 6e Armée allemande fut encerclée et engluée à Stalingrad, dès le mois de novembre, sans espoir de salut. Simultanément, lancé sur le Caucase, le Gros du groupe d’armées Sud fut, quant à lui, contraint à retraiter dans de pénibles conditions pour être sauvé in extremis sur les marches de l’Ukraine, par von Manstein. Ici à nouveau, la loi des « 100 jours » mit en échec la planification allemande. Il s’est ensuivi une longue guerre défensive de plus de deux ans, au cours de laquelle les Allemands perdirent toute initiative stratégique, d’emblée, depuis Koursk (juillet-août 1943).
La même loi des « 100 jours » est parfaitement illustrée par la dernière phase de la campagne de Libye en 1942. Rommel attaque en direction de Gazala en juin 1942, visant Tobrouk, puis Alexandrie. Stoppé par un coup d’arrêt à hauteur d’El Alamein, il est contraint à la retraite à l’issue du retour offensif de Montgomery en octobre sur le même site d’El Alamein. Ici, la loi des « 100 jours » a fortement été conditionnée par la logistique : en retraitant jusqu’en Égypte, Auchinleck (qui cumulait le commandement de la VIIIe Armée avec celui du théâtre du Western Desert) se rapprochait de ses bases, dûment approvisionnées par les convois maritimes qui bénéficiaient d’une protection aérienne britannique basée à Malte. Rommel, quant à lui, allongeait démesurément ses lignes de communication, tandis que le ravitaillement maritime de ses bases en Tripolitaine se trouvait en permanence sous la menace de la présence aérienne britannique de Malte, qui lui infligeait des pertes sérieuses dans le détroit de Sicile.
La logistique va une nouvelle fois imposer sa loi en 1944, lorsque les Alliés devront stopper leur exploitation depuis la Normandie et la Provence, en direction du Rhin. Ce sera, une nouvelle fois, dans le créneau des « 100 jours ». Débarqués en juin sur les plages normandes, ayant provoqué la rupture définitive du dispositif allemand au cours de la première quinzaine d’août, l’exploitation qui s’est ensuivie est littéralement tombée « en panne sèche », au cours de la seconde quinzaine de septembre, fournissant aux Allemands des délais pour stabiliser leur défense : ayant atteint une ligne Bruxelles-Verdun-Langres-Vesoul-frontière suisse à la mi-septembre, 100 jours après le Débarquement, les Alliés ne franchiront le Rhin qu’au mois de mars suivant.
Même dans les conflits périphériques, dès lors qu’ils revêtent une forme de haute intensité conventionnelle, la loi de Murphy des « 100 jours » s’applique également. C’est le cas de la Corée. Le 15 septembre 1950, MacArthur débarque victorieusement à Inchon, débloquant Séoul et sauvant la coalition de l’ONU et la Corée du Sud opposée aux Nord-Coréens. Dans la foulée de son succès, il progresse jusqu’à hauteur du fleuve Yalou, marquant la frontière entre la Corée du Nord et la Chine. Cependant, le 24 décembre, la veille de Noël, soit, une nouvelle fois au bout de 100 jours, la Chine intervient militairement pour soutenir son allié coréen, et repousse les forces de MacArthur jusqu’en Corée du Sud, où Séoul tombe avant d’être finalement reprise.
Le constat
Ainsi, telle la loi de Murphy, la loi des « 100 jours » s’impose dans les conflits de haute intensité, sous plusieurs formes, mais à chaque fois, il s’agit d’une remise en cause, souvent radicale, de la planification. Soit la planification aboutit à un échec, 1914 pour les deux belligérants, Verdun pour les Allemands, les offensives de Ludendorff en 1918, Barbarossa et Stalingrad pour les Allemands, la Libye toujours pour les Allemands ou la Corée pour les forces des Nations unies, soit elle débouche sur la nécessité d’une pause opérationnelle, la campagne de France de 1944, côté allié. A contrario, il arrive également que la victoire de l’agresseur intervienne avant cette limite des « 100 jours », cas de la guerre de 1870 pour les armées allemandes ou de la débâcle française de 1940 pour la Wehrmacht. Ces deux derniers cas correspondant d’ailleurs également à un manque de préparation flagrant de la France à entrer en campagne, il apparaît que cette loi de Murphy, appliquée à la conduite stratégique des opérations, s’applique surtout aux agresseurs.
Or, il se trouve que la France ne se trouvera jamais dans la position de l’agresseur, et que, par ailleurs, notre ennemi potentiel est maintenant identifié pour les décennies à venir, ainsi que le système d’alliances dans lequel notre pays devra agir en coalition. Cette situation doit donc inciter aussi bien les décideurs politiques que le haut-commandement, à viser à mettre sur pied un modèle d’armée qui soit en mesure de supporter cette échéance temporelle des « 100 jours », dès lors que l’ambition stratégique affichée consiste à se préparer à la guerre de haute intensité.
Source : https://www.defnat.com/e-RDN/vue-tribune.php?ctribune=1537