par Yves MONTENAY
L’objet de cette analyse est l’évolution de l’anglais d’une langue nationale à une langue vernaculaire élitiste, comme le fut le latin au Moyen Âge.
Cette comparaison rapide, et forcément partielle, doit nous conduire à réfléchir à un meilleur ciblage de nos actions de militants du français et de la francophonie.
Un bref historique de l’usage du latin
L’empire romain s’écroule, le latin en principe aussi. Les Européens, issus de l’ancien empire ou des régions voisines comme la Germanie, parlent de nombreux dialectes, les uns romans, dont l’un deviendra le français, et les autres germaniques, dont l’un deviendra l’allemand, et quelques autres langues.
Le rôle de l’église catholique
Mais une institution demeure : l’église catholique qui continue à fonctionner en latin.
Elle ne s’occupe pas seulement de la religion au sens étroit du terme, mais aussi d’une bonne partie de l’administration locale, comme l’État civil, et de l’éducation. Cette dernière est réservée aux privilégiés et notamment aux membres de l’église.
Par ailleurs l’église est une puissance politique, et l’on verra par exemple l’empereur du Saint empire venir implorer le pardon du pape à Canossa en 1075.
Au fur et à mesure que les autorités princières ou royales vont s’affirmer, une élite intellectuelle non religieuse va se développer.
Par continuité avec le passé, pour les rapports avec cette puissance dominante qu’était l’église, mais aussi du fait de l’infini fractionnement des langues locales, cette élite adoptera le latin. Mais cela se fera sans abandon des langues maternelles.
Cela durera 1000 ans et davantage, mais, petit à petit, les dialectes vont laisser la place (ou cohabiter) avec ce qu’on appellera des langues nationales, le français, l’italien, le castillan, l’allemand… qui auront suffisamment de locuteurs pour que l’administration et les échanges courants n’aient plus besoin du latin.
Une étape remarquée dans ce processus est l’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539 : le français remplace le latin comme langue du droit et de l’administration, tout en laissant ouvert l’usage des autres langues maternelles.
Remarquons que pendant ce millénaire, le français va se développer et gagner en influence, notamment avec les textes de Chrétien de Troyes, qui a popularisé les contes des Chevaliers de la Table Ronde avec sa littérature arthurienne.

Il est donc tentant de dire que l’anglais d’aujourd’hui est le latin du Moyen Âge et de penser que cette situation ne nuira pas forcément au français.
Intérêt et limites de comparaison de l’anglais d’aujourd’hui avec le latin d’hier
Nous voyons que les grandes lignes de cette situation ressemblent à une évolution en cours actuellement : le déclin d’un grand empire, et le fait que sa langue ne soit plus considérée seulement comme la sienne mais comme celle des élites mondiales qui doivent faire face à la diversité linguistique.
Par exemple, il est pratique pour un Chinois d’apprendre l’anglais pour exercer le commerce, la technique ou la science dans le monde entier, plutôt que d’apprendre simultanément l’hindi, le français et l’espagnol… et de toute façon l’anglais.
Bien sûr, les États-Unis sont toujours puissants et les membres du Commonwealth d’origine européenne ont l’anglais comme langue maternelle ou de communication locale.
Mais le glissement vers la situation du latin au Moyen Âge me paraît bien entamé.
En tant que militants de la francophonie, ce qui nous intéresse, c’est ce que va devenir le français dans ce contexte.
Au Moyen Âge, la scolarisation n’était pas générale, elle était même très restreinte. Elle se faisait en latin mais cela ne touchait pas les masses. Même l’église catholique était consciente des limites du latin et recommandait de « prêcher en langue vulgaire ».
Aujourd’hui l’école forme les masses et nous avons introduit l’anglais en primaire. Pour l’instant le résultat est très modeste, mais ça a l’inconvénient de souligner à tous les jeunes qu’il y a là une langue à apprendre qui est « plus importante que le français ».
Ces deux points de différence avec le Moyen Âge, l’influence des pays anglophones et la scolarisation de masse, étant rappelés, cette analogie partielle peut néanmoins nous amener à réfléchir à la façon dont des militants du français doivent argumenter vis-à-vis de l’anglais.
Adapter notre argumentation à cet usage de l’anglais
Il faut donc cesser de qualifier de « traîtres » ou de « vendus » ceux qui utilisent l’anglais comme le latin autrefois, et non pas en soumission au monde anglo-saxon. Il faut trouver vis-à-vis de ces acteurs des arguments plus adaptés à leur situation.
En effet cette attitude méprisante est contre-productive en ce qu’elle renvoie les militants du français dans la « bulle de ceux qui sont coupés de la vie réelle ».
En matière de langue de travail et de communication
Sauf cas particuliers, la plupart du travail peut se faire en français dans une entreprise française, mais il faut expliquer pourquoi c’est l’intérêt d’entreprise.
Cette anglicisation vient souvent elle même d’une mauvaise analyse de la situation, combinée à un snobisme qui est descendu maintenant jusqu’aux niveaux hiérarchiques intermédiaires, créant un « argot de bureau » dénoncé par une série d’articles dans Le Monde et de nombreux humoristes.

Une des causes de cette anglicisation vient de l’influence des entreprises de communication, comme nous pouvons tous le constater dans les publicités, le nom des produits et des enseignes du commerce etc.
Là aussi, il faut analyser les causes de cette situation, plutôt que de vomir (j’exagère à peine) la communication elle-même, qui est une nécessité pour les entreprises.
Pour être bref, les entreprises de communication arguent par exemple de la nécessité d’une communication internationale, alors que ce n’est souvent pas nécessaire, et que l’on peut maintenant parfaitement segmenter informatiquement la communication par langue.
Il serait d’ailleurs intéressant de prendre le problème à sa source et de remonter jusqu’à la formation en communication dans les écoles commerciales…
En matière de politique culturelle
Nous devons nous employer à valoriser les acteurs francophones contemporains dans tous les médias. Pas seulement en littérature, comme le fit en son temps Chrétien de Troyes, littérature d’ailleurs souvent orale, mais aussi dans les réseaux sociaux, au cinéma et dans tout l’audiovisuel.
Cela implique de faire une place croissante à l’ensemble de la francophonie et en particulier à l’Afrique.
Que font les Russes et les Chinois pour promouvoir leur culture ?
La Russie et la Chine ont des politiques culturelles actives. Elles multiplient les bourses (notamment à certains militaires au pouvoir actuellement), inondent le continent de leurs interventions dans les réseaux sociaux (la Russie surtout), de films et autres contenus audiovisuels (la Chine surtout).
Notre politique culturelle devrait donc être de donner la priorité au français dans l’éducation nationale de tous les pays concernés, France comprise. Les enquêtes montrent actuellement que le français n’y est pas vraiment maîtrisé au collège, et donc en amont. Et, bien sûr, à fortiori en Afrique.
Ce serait probablement beaucoup moins coûteux qu’une intervention armée… dont l’expérience montre qu’elle peut être très mal comprise sur place, même si elle a été demandée par les locaux au départ.
Une nécessaire prudence dans les jugements
Cet anglais qui devient une sorte de latin devrait nous amener à juger plus sereinement nos dirigeants politiques ou économiques.
Ils ont, si j’ose dire, deux casquettes : l’une tournée vers le public ou des notables étrangers francophones (il y en a encore beaucoup), et donc en français, mais aussi participer à la vie internationale, donc à utiliser « le latin » actuel c’est-à-dire l’anglais.
Une opposition frontale sans nuance, et a fortiori une accusation de « trahison », nous coupe d’une bonne partie de l’appareil d’État et des principaux acteurs économiques. C’est une donnée dont il faut tenir compte dans nos arguments.
Par contre, il faut continuer nos actions envers la Commission Européenne qui ne devrait pas oublier qu’elle a des traités à respecter concernant l’usage des langues, et notamment du français et de l’allemand.

Mais là aussi il nous faut être extrêmement ferme sur la communication à destination de l’extérieur, c’est-à-dire pour le grand public, les appels d’offres, les responsables nationaux de chaque pays…
Par contre, qu’un Tchèque et un Estonien échangent de manière informelle en anglais plutôt qu’en français ou en allemand nous ramène à la situation du Moyen Âge, donc ne pose pas de problème particulier. Là aussi il faudra veiller à notre formulation.
Peut-être faudrait-il bousculer le puissant et coûteux groupe des interprètes à Bruxelles, d’ailleurs sous employé du fait de l’usage de l’anglais, et pratiquer davantage la traduction automatique.
La situation est analogue dans les entreprises : il ne faut pas crier au scandale lorsque l’on discute avec un client en anglais s’il le demande, mais il faut par contre s’adresser en français à son personnel et à ses clients francophones pour les raisons évoquées plus haut
Bref il ne s’agit pas, pour les militants du français, d’un changement de fond mais d’une meilleure adaptation de leurs arguments à une réalité qui a évolué. L’enseignement en anglais se diffuse très rapidement dans le monde entier, surtout via l’enseignement privé, donc pour une large élite.
On remarquait récemment que les échanges sur les réseaux sociaux entre Arabes à Dubaï se font largement en anglais.
De même, si le hindi et les langues locales prédominent en Inde, maintenant le pays le plus peuplé du monde devant la Chine, c’est seulement dans l’enseignement public, l’enseignement privé est, lui, largement en anglais.
On pourrait multiplier les exemples, notamment africains, montrant que l’anglais est de moins en moins la langue des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Parler anglais à l’international n’empêche pas l’anti-américanisme des chinois, des iraniens…
Le même phénomène joue d’ailleurs en Afrique en faveur du français, ce qui est indispensable pour que notre langue reste celle d’une grande région du monde, comme elle l’était par rapport au latin dans le monde catholique pendant le Moyen Âge.
Source : yvesmontenay.fr.