FACE A LA RUSSIE : LE TOURNANT STRATEGIQUE ALLEMAND
Par Yves MONTENAY
L’Allemagne est une grande puissance économique, mais, jusqu’à présent, n’avait pas voulu être un acteur géopolitique.
La réaction antinazie après 1945 a été institutionnalisée par les alliés, et a touché tous les domaines, y compris l’enseignement. Plus d’armée, plus de politique étrangère, des partis de gauche profondément pacifistes : l’Allemagne s’est concentrée sur les questions économiques et commerciales.
Mais l’invasion de l’Ukraine a bouleversé tout cela et a poussé l’Allemagne à sortir de ses visées purement économiques, et pas seulement dans le domaine militaire.
75 ans d’histoire : un « nain politique » centré sur l’économie
Au sortir de la guerre, l’Allemagne est idéologiquement traumatisée et profondément culpabilisée. Elle accepte donc l’interdiction de posséder une armée et de développer des armes atomiques, chimiques et biologiques.
Les choses changent à partir de 1955. Avec le soutien des États-Unis, la Bundeswehr (Armée Fédérale) est créée afin de contrer la menace soviétique. Cette décision provoqua de nombreux débats en Europe, et je me souviens de la virulente campagne du parti communiste français, alors très puissant, sur ce « réarmement de l’Allemagne », campagne bien entendu lancée sur l’ordre de l’URSS.
Tout au long de la Guerre Froide, la Bundeswehr va voir ses effectifs augmenter, mais après la chute du mur de Berlin, l’Allemagne estime la menace soviétique disparue et prend la décision de réduire ses effectifs pour se placer sous le parapluie nucléaire américain.
C’est donc sur les entreprises que l’Allemagne va s’appuyer, et réciproquement, pour s’imposer comme une grande puissance économique. Pari réussi qui fait de l’Allemagne la première économie européenne et la première contributrice au budget de l’Union avec 30 milliards en 2020. Elle est devenue un acteur économique de premier plan à l’échelle européenne et mondiale.
Mais cette priorité à l’économie s’oppose de plus en plus à la réalité géopolitique. On pourrait résumer la position du patronat et donc des autorités par : « Ne compliquez pas par des considérations politiques nos relations avec la Russie et la Chine qui sont de grands fournisseurs et, pour la Chine, un immense marché ».
Cela a généré des conflits avec ses alliés, notamment avec la France qui a toujours poussé l’Allemagne à prendre une part plus active dans la défense européenne. En particulier, la France souligne qu’elle est la seule à supporter les coûts d’une « véritable » armée et de son dispositif nucléaire. À ce titre elle estime contribuer à la protection de l’Union européenne.
Parallèlement, l’administration Trump a accusé l’Allemagne de profiter de la présence militaire américaine (34 500 soldats en 2020) sans remplir ses engagements envers l’OTAN. D’où la décision en 2020 de retirer 12 000 soldats de son territoire afin de forcer la main au gouvernement allemand.
Tout cela a fortement inquiété les alliés de l’Allemagne au début de l’escalade militaire de la Russie contre l’Ukraine. Mais l’invasion russe a déclenché un tournant fondamental.
Le choc du conflit sur la politique allemande
Dès 2014, avec l’annexion de la Crimée par la Russie, l’Allemagne commence à se soucier de sa défense. Elle augmente ses effectifs de 20% entre 2017 et 2024, passant de 166 000 à 198 000 militaires.
Néanmoins, pendant la préparation pourtant évidente de l’invasion de l’Ukraine, l’Allemagne a continué à hésiter à s’opposer à la Russie et a notamment refusé de livrer des armes antichars modernes à l’Ukraine.
La reconnaissance par le Kremlin des régions séparatistes de Lougansk et de Donetsk et l’invasion de l’Ukraine le mardi 22 février2022 a brusquement déclenché un changement d’état d’esprit de la classe dirigeante allemande.
Ce jour là, l’Allemagne décida d’arrêter le projet North Stream 2, malgré sa forte dépendance au gaz russe du fait de la fermeture progressive de ses centrales nucléaires.
Dans un deuxième temps, en réaction à l’invasion, l’Allemagne décida le samedi 26 février, d’envoyer à l’Ukraine des lance-roquettes, des missiles sol-air et des obusiers, mettant ainsi fin à sa pratique de ne pas livrer d’armes létales à des pays en guerre.
Le jeudi 3 mars, elle décide d’accroitre ses livraisons d’armes à l’Ukraine avec 2700 missiles antiaériens supplémentaires..; des missiles de l’ancienne RDA, des armes russes qui serviront contre des Russes !
À cette occasion l’Allemagne a constaté le délabrement de son armée, qui est passée de 500 000 militaires à la fin des années 80, à 200 000 de nos jours. Ses interventions s’effectuant uniquement sous mandat de l’ONU ou de l’OTAN, la Bundeswehr est très mal équipée et manque cruellement d’expérience sur le terrain.
Le nouveau chancelier, Olaf Scholz, en fonction depuis décembre 2021, a annoncé au Bundestag le 27 février, un changement stratégique de l’Allemagne. Avec notamment l’augmentation des dépenses militaires à plus de 2% du PIB et le déblocage immédiat d’une enveloppe de 100 milliards pour moderniser l’armée.
C’est un virage total du nouveau chancelier socialiste et des partis de gauche, traditionnellement pacifistes. Cette décision a été approuvée à l’unanimité, de l’extrême gauche à la droite nationaliste
Les conséquences au niveau européen
Cette nouvelle politique allemande relance l’idée d’une défense commune européenne.
L’Ukraine ne faisant pas partie de l’OTAN, et les pays européens ne voulant pas déclencher une guerre nucléaire, les Occidentaux ont riposté sur le plan économique. Les sanctions directes envers la Russie et ses oligarques s’ajoutent au soutien financier et en matériel militaire à l’Ukraine.
Les conséquences économiques ne seront probablement pas suffisamment rapides et brutales pour stopper l’offensive russe, mais certains espèrent que leurs premiers effets vont faire réagir l’environnement du président russe… et tout le monde se demande si ce dernier ne finira pas par être menacé.
Le choix du réarmement européen permettrait de renforcer le poids diplomatique de l’Union Européenne. Il est beaucoup trop tôt savoir si cela entraînerait une certaine autonomie par rapport à l’OTAN, mais, en attendant, cela ne peut que soulager les Américains qui sont d’abord préoccupés par l’action de la Chine en Indo-pacifique.
Emmanuel Macron peut se féliciter de voir Olaf Scholz qualifier de « priorité absolue » la construction de la « prochaine générations d’avions et de chars de combat avec nos partenaires européens, et en particulier la France ».
Indirectement, l’Europe a constaté à cette occasion la puissance de l’armée française, avec sa composante nucléaire, son industrie de défense et son expertise dans le domaine de l’armement, puissance concrétisée par sa capacité de projection à l’occasion de nombreuses opérations extérieures.
Cela relativement aux autres armées européennes, mais à condition de ne pas oublier que l’armée française est également victime d’un sous financement très ancien qui n’a été en partie comblée que depuis 2018 sous l’impulsion d’Emmanuel Macron. Et comme il faut un certain temps pour passer de l’augmentation des crédits au déploiement du matériel dans les unités, l’armée française pourrait aujourd’hui manquer de munitions assez rapidement, selon Christian Cambon, président de la commission des affaires étrangères et de la défense au Sénat (Public sénat, 3 mars 2022)
Rappelons que depuis le 1er janvier et jusqu’au 30 juin 2022, Emmanuel Macron préside le Conseil de l’Union Européenne. Ce rôle n’est pas celui d’un « président de l’Europe » comme c’est trop souvent compris, car ce poste n’existe pas.
Ce Conseil réunit les présidents et les chefs de gouvernement des 27 États membres, et a pour objectif de définir les grands axes politiques de l’Union Européenne, « la commission » présidée par Madame von der Leyen étant l’exécutif européen.
Il est probable qu’Emmanuel Macron y rappellera sa volonté de créer une « Europe de la défense», notamment lors du prochain Conseil Européen des 24 et 25 mars 2022.
Finalement la Russie a renforcé ses adversaires
En 7 jours de guerre, Vladimir Poutine a réussi à redonner vie à l’OTAN, à unifier l’Europe, à mettre fin à trente ans de pacifisme allemand, à anéantir tout le capital d’image qu’il avait mis vingt ans à développer parmi l’intelligentsia et la classe politique européenne.
Il a poussé la Suède et la Finlande à envisager de rejoindre l’OTAN et, pire que tout, à redonner un sens et une raison d’être à une Europe engluée dans des problèmes secondaires.
Vladimir Poutine a aussi montré les faiblesses de son armée. Il a unifié l’Ukraine derrière un président supposé amateur, un pays dont il niait encore l’identité quelques jours avant l’invasion,
Parallèlement c’est enfin la prise de conscience par les Allemands, écologistes compris, de l’impasse de leur stratégie de sortie du nucléaire. Cette stratégie, imitée par la Belgique et l’Espagne a plongé tout notre continent, dans une dépendance énergétique préoccupante à l’égard de Moscou.
Certes, tout cela ne permettra vraisemblablement pas de changer le cours de la guerre, puisque l’Ukraine ne fait pas partie de l’OTAN.
Mais ce tournant allemand s’ajoutant aux autres déboires de Vladimir Poutine pourrait renverser la situation à moyen terme, et même plus rapidement en cas de remous internes à Moscou.
SOURCE : yvesmontenay.fr