Par Rémi VALAT-DONNIO

Il y a plus de vingt ans, en 1997, le groupe de métal allemand Rammstein produisait un single reprenant la chanson de Depeche Mode, Stripped, extrait de l’album Black Celebration, sorti en 1986. Il a été ajouté à l’album Sehnsucht (1997) et inséré au « tribute » (un hommage musical) à Depeche Mode, For The Masses, mis en vente en 1998. La chanson originale était, sujet peu original, un appel à libérer l’individu de l’influence aliénante des médias (et de la télévision en particulier) : en un mot à se mettre à nu (stripped, « se déshabiller » qui a donné strip-tease à Pigalle ou au Marais!…).

Il est vrai que le groupe originaire de la banlieue ouvrière de Londres (Basildon) voulait aussi mettre en avant les méfaits du tatchérisme, une époque marquée par les débuts de la dérégulation à outrance et la rupture progressive des « élites » avec le peuple et le si triste TINA (« There is no alternative »)

mué immédiatement en « no future »

par le mouvement punk. Voir sur ce point Christophe Guilluy, No Society :

Depeche Mode (ou DM) était alors un groupe progressiste : l’esthétique chrétienne et marxiste font partie intégrante de leur style aussi bien du point de vue musical que graphique, en particulier les couvertures, les titres et la thématique des chansons voire des albums (Music for the Masses, Songs of Faith and Devotion, Everything Counts, Judas, etc. ).

Depeche Mode a profondément marqué la musique des années 1980-1990, et de nombreux artistes et compositeurs, s’en sont inspirés. On ne compte plus le nombre de « tributes », de « remixes », ou de « covers » du groupe.
L’adaptation de Rammstein (excellente du point de vue musical, notons-le !) met en avant dans son clip l’esthétique nazie du corps : la vidéo illustrant la chanson est un montage d’extraits du film de propagande allemand, Olympia (ou Les dieux du stade en français), réalisé par Leni Riefensthal en 1938 (soulignant au passage la modernité, voire l’intemporalité de cette œuvre majeure du cinéma, qui peut s’accorder avec un style musical inexistant et impossible à imaginer dans les années 1930).

Bien sûr, les musiciens allemands ont tenu à se dissocier de toute accointance avec l’hitlérisme et ont semble-t-il voulu pointer du doigt l’endoctrinement (notamment par les médias, c’est-à-dire les films de propagande) de la population par le régime national-socialiste (car c’est ainsi qu’est conventionnellement décrite la société allemande de l’époque). Il ne pouvait en être autrement d’un groupe de renommée internationale et vendant des millions de disques…

Si Rammstein aborde des sujets comme le viol ou le cannibalisme dans leurs chansons (sans que personne ne s’en plaigne), le groupe n’a jamais franchi la ligne rouge. En 2019, lors de la sortie de leur dernier album, le teaser de la chanson Deutschland, montre les membres du groupe en tenue de déporté avec une corde autour du cou.

Derechef, le responsable des affaires d’antisémitisme au gouvernement allemand, Felix Klein dénonça dans le Bild Zeitung cette mise en scène comme « le franchissement d’une ligne rouge », tandis que Charlotte Knobloch, ancienne présidente du Conseil central des Juifs en Allemagne, a déclaré pour sa part que « la façon dont Rammstein détourne la souffrance et le meurtre de millions de gens à des fins de divertissement est frivole et abjecte. » Bien sûr ce teaser était une provocation, un moyen de faire parler de l’album (le groupe marquait son retour après une décennie de silence) et d’assurer des ventes. La chanson évidemment dénonce la dérive de l’Allemagne, minée par le nationalisme et ses relents de racisme ( ouf, on a eu chaud, dire le contraire aurait été le meilleur moyen de vendre la Ferrari et la villa cinq étoiles…).
Cependant, les références au IIIe Reich sont nombreuses dans la mise en scène du groupe, des parodies (bien sûr) qui en disent long en réalité. Lorsque Stripped est joué sur scène, un musicien monte sur un canot pneumatique et se laisse emporter par la foule… Une parodie qui rappelle étonnement une des pages de la Blitzkrieg en Europe de l’Ouest : le franchissement de la Meuse par la Wehrmacht en mai 1940. Le problème de fond est que Rammstein est un groupe de métal (blanc de surcroît): leur musique est sobre et puissante (peu d’accords avec parfois des modifications de l’accordage des guitares, comme dans la chanson Los), leur style vestimentaire est le noir (couleur des uniformes de la SS), les membres du groupes pratiques le culturisme, etc. Le métal attire (sauf dans les groupes grand public comme Rammstein ou Nightwish) plutôt un public européen, blanc justement. Ce que nous constatons, c’est que le meilleur moyen de mettre en scène l’idée de force, de puissance et de virilité (tout en assurant les ventes en faisant semblant de briser un tabou) demeure le nazisme.

On trouve sur Youtube de nombreuses vidéos d’amateurs qui plaquent des chansons de Rammstein sur des extraits de films mettant en scène l’armée allemande sur le front de l’Est.

Mais ceci n’explique pas tout, les musiciens et chanteur de Rammstein sont originaires de l’Allemagne de l’Est. Ils ont connu une dictature communiste et la musique (ainsi que le désir de vivre à l’occidentale) ont façonné leur jeunesse et leur style musical (le métal comme moyen d’expression contestataire). Leur succès (et leur originalité) tient également au fait qu’il s’agit d’un groupe de métal d’expression allemande (Till Lindemann, le chanteur ayant de surcroît une voix très gutturale), ce qui inévitablement les a conduit à seheurter aux représentations contemporaines du nazisme.

Enfin, le succès du groupe allemand est contemporain de celui de Varg Vikernes (créateur du concept de Burzum) qui a défrayé la chronique en brûlant des églises, par ses propos autour de défense de l’identité européenne, et mis en prison pour homicide.
Néanmoins le choix d’illustrer Stripped avec des scènes d’Olympia, n’en demeurait pas moins, même il y a plus de vingt ans, intelligent (soulignons au passage que la racine étymologique de gymnastique, « gymnos » γυμνός , signifie « nu » en grec ancien, les athlètes antiques s’exerçaient dans le stade et les gymnases en fait dévêtus) et audacieux

et il n’est pas certain qu’au jour d’aujourd’hui, à l’heure du wokisme triomphant, du puritanisme évangélique et d’une Allemagne en mutation existentielle, cela puisse être encore possible.
C’est cette crise existentielle dont la musique et la geste de Rammstein pourrait bien en être un révélateur.
En cadeau :