UN SEPTEMBRE NOIR D’AVANT-GUERRE ? 3/3

par Rémi VALAT-DONIO

L’OCS, l’alliance tellurique : un ennemi commun, un partenariat fragile

L’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a pris le relais du « groupe dit de Shanghai » (fondé en 1996), créé en 2001 par la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan, puis élargit à l’Inde et au Pakistan en 2017 et à l’Iran en septembre dernier. L’OCS a été créé dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme » et l’entrée de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce. L’objectif était un renforcement de la sécurité  collective dans la région, et l’amorce de ce qui allait devenir les Nouvelles Routes de la Soie (BRI, Belt and Road Initiative). Le rapprochement entre Moscou et Pékin se situe dans le prolongement de la manœuvre d’encerclement de la Russie par les États-Unis, une stratégie dépourvue de sens (en particulier le maintien de l’OTAN qui a perdu sa raison d’être) après la fin du communisme et les tentatives de rapprochement de la Russie avec l’Occident. Cet état de fait a durablement influé sur l’orientation diplomatique de la Russie qui s’est notamment progressivement tournée vers l’Orient au milieu des années 1990, avec un net renforcement au moment de la crise ukrainienne (2013-2014).

FILE PHOTO: Russian President Vladimir Putin shakes hands with Chinese President Xi Jinping during their meeting on the sidelines of a BRICS summit, in Brasilia, Brazil, November 13, 2019. Sputnik/Ramil Sitdikov/Kremlin via REUTERS

Cependant, la relation russo-chinoise est profondément asymétrique. La Russie est fragilisée par son déclin démographique, comme sa dépendance économique aux hydrocarbures et aux matières premières (ce qui la met en situation de faiblesse face à un géant chinois qui poursuit une politique d’investissement et de sujétion à la dette dans le pré-carré russe d’Asie centrale). Le principal terrain d’entente entre la Russie et la Chine a été la lutte contre le terrorisme islamiste international et le séparatisme. Si cette politique a connu de notables succès, l’adhésion en 2017, des frères ennemis indiens et pakistanais empêchera durablement tout approfondissement stratégique de l’organisation.

C’est surtout l’entrée du Pakistan dans l’OCS qui cause problème. Celle-ci a été soutenue par la Chine qui entretient des relations étroites avec le Pakistan dans le cadre des BRI (corridor économique Chine-Pakistan, et financement de nombreux projets d’infrastructures dont le port commercial de Gwadar), tandis que l’Inde finance un port commercial concurrent, à Chabahar en Iran. En matière d’armement, l’Inde s’est toujours dotée de matériel russe, et depuis novembre 2019, un accord de 5 milliards de dollars a été signé avec Moscou pour l’acquisition de différents équipements dont des systèmes de défense antiaériens S400. Sans compter les récurrentes tensions territoriales et militaires entre la Chine et l’Inde dans l’Aksai Chin au Tibet, sur le plateau du Doklam entre le Bhoutan, la Chine et l’Inde, et dans l’océan Indien. Plus discret, mais bien réel, le soutien de Pékin aux maquis maoïstes opérant en Inde (les Naxalites, un mouvement de réforme agraire qui a évolué en guérilla)…. L’entrée de l’Inde dans le Quad en septembre dernier fragilise encore cette entente qui se maintient face aux réalités économiques, l’Inde est fortement tributaire des importations chinoises (à hauteur de 14%) tandis que l’Inde ne représente que 3% des exportations chinoises….

Is Winter coming ? : le piège de Thucydide se referme-t-il inexorablement ?

Qu’est-ce que le piège de Thucydide ? Le piège de Thucydide est un concept récent reposant sur l’analyse de situations historiques voyant une puissance hégémonique et dominante affronter la puissance montante menaçant son leadership. Cette théorie a été mise en avant par politologue Graham Tillett Allison, Jr. (né en 1940) et s’appuie sur un passage du livre de Thucydide, La Guerre du Péloponèse, lequel estima que l’origine du conflit entre Sparte et Athènes, aurait reposé sur la peur de la montée en puissance d’Athènes. Dans ce phénomène la dimension psychologique est fondamentale et débouche trois fois sur quatre sur un affrontement militaire.

SPARTE CONTRE ATHENES

Il est vrai que dans le cas contemporain sino-américain (et même si dans ce cas, à la différence du conflit Sparte-Athènes, c’est la puissance thalassocratique qui est déclinante), Pékin mène son jeu d’une main de maître. L’exemple des missiles hypersoniques (et la politique d’armement chinoise dans son ensemble) abonde en ce sens. Pékin ne cherche pas la production d’un arsenal impressionnant et inutile comme son adversaire, l’état-major chinois recherche a contrario le potentiel suffisant, le juste assez, pour menacer de détruire et déstabiliser le géant américain. Ce qui renforce le risque de conflit dans la région (outre le surarmement et le risque d’un incident majeur entre les forces armées aux cours de manœuvres ou de tests d’engins balistiques) est l’intérêt politico-symbolique de Taïwan, un nouveau Dantzig, que les deux camps ont élevé an rang de casus belli, et le conflit accru pour l’acquisition de matières premières.

Si le risque de conflit armé le plus probable se situe là, il est troublant de constater (à la lecture des déclarations officielles ou de la presse) que les deux rivaux postules sur une croissance continue de leurs économies, et par conséquent de leurs potentiels militaires respectifs. Le conflit pourrait aussi bien éclater (ou se muter en conflits locaux entre la Russie et la Chine, la Chine et l’Inde, etc.) ou même être évité par l’affaiblissement ou l’effondrement économique des États-Unis ou de la Chine. La rivalité sino-américaine est l’arbre qui cache la forêt : le surarmement des pays de la région et les multiples sources de conflits (litiges frontaliers, problèmes ethnico-religieux, émigrations climatiques, contentieux hérités de la Seconde Guerre mondiale, l’acquisition des matières premières, l’acquisition de l’eau, etc.) seront plus certainement la source de conflits majeurs en Asie (avec un possible désengagement américain, les États-Unis étant coutumier de la stratégie de l’abandon). Le garant de la paix est l’imbrication des économies (la Chine a su se rendre indispensable sur ce point, il vaut en convenir) avec pour corollaire de nouvelles Ligues de Délos et du Péloponnèse (OCS vs AUKUS-Quad et autres), des ententes entre États aux objectifs divergents et parfois contre-nature pouvant eux aussi conduire au recours aux armes.