IMMIGRATION : NOUS SOMMES ENCORE LOIN DE LA SILICON VALLEY !

Par Yves MONTENAY

Une volée d’articles s’est abattue sur la presse économique, dont le thème peut être résumé par « la France n’attire plus les cerveaux les plus qualifiés, et ça devient très grave ». On évoque même le succès de la Silicon Valley aux Etats-Unis, largement peuplée de cerveaux non-américains.

C’est une très saine réaction par rapport aux propos de plus en plus anti-immigration qui se multiplient. En particulier, les candidats à la candidature présidentielle du parti Les Républicains surenchérissement l’un sur l’autre sur ce thème pour éviter que leur électorat ne s’évapore chez Éric Zemmour ou Marine Le Pen.

Cette chasse aux cerveaux est de tout le temps et de tous les pays. Après un historique et le rappel de la politique américaine, je passerai au rapport du Conseil d’Analyse Economique (CAE).

Le rejet ou le massacre des « cerveaux » européens

L’exemple le plus connu, le plus massif et le plus catastrophique est probablement la révocation de l’édit de Nantes par Louis XIV, et l’exode corrélatif de plus de 300.000 protestants, parmi lesquels les meilleurs cerveaux français. Et symétriquement une politique d’accueil de ces cerveaux par les ennemis traditionnels de la France dont la Grande-Bretagne et la Prusse. Ce sont largement les huguenots français qui ont fait de Berlin une grande ville.

Révocation de l'édit de Nantes : causes et conséquences

Le massacre des juifs européens par les nazis a aussi été celui d’une grande part des cerveaux européens. Ceux, juifs ou non, qui ont pris conscience assez tôt du danger d’une activité intellectuelle indépendante se sont enfuis vers la France, vers la Grande-Bretagne et les États-Unis. Peter Drucker devenu « le pape » du management américain, raconte comment il a pris en quelques heures la décision de fuir son Autriche natale.

Ceux qui se sont réfugiés en France ont soit été rattrapés par les nazis, soit ont réussi à fuir par l’Espagne, le régime de Franco étant très prudemment resté neutre malgré sa sympathie pro nazie.

Les accusations des pays du Sud

Et puis, comme toujours en économie, tout a deux faces : la recette de l’un est la dépense de l’autre, et l’immigration n’est que l’autre face de l’émigration. Les pays du Sud ont toujours protesté contre le pillage de leurs cerveaux : « Nous payons la formation de cadres qui vont ensuite exercer dans les pays riches. »

S’il y avait un dialogue franc et direct sur ce sujet, la réponse serait : si l’ordre public était mieux respecté, si la méritocratie passait avant la corruption et le clanisme, si les minorités ethniques, politiques ou religieuses étaient respectées et si vos gouvernants s’occupaient vraiment du développement, peut-être vos citoyens auraient-ils moins tendance à quitter un pays auxquels ils sont attachés. En attendant, nous n’entendons pas nous priver de gens dont nous avons besoin.

Le départ des chrétiens d’Orient, en général d’un niveau scolaire supérieur aux musulmans de leur pays, est une bonne illustration de tous ces facteurs répulsifs.

En face, les États-Unis, sont le principal « aspirateur » de ces élites. Et pour leur plus grand bien !

Une politique active des États-Unis

Les meilleures universités américaines, de réputation mondiale attirent, et c’est bien naturel, de bons étudiants du monde entier, directement ou en passant des accords avec de nombreuses universités locales. D’autant plus qu’il y a une politique active de bourses par les universités elles-mêmes et par des organismes gouvernementaux américains et de multiples associations.

Les États-Unis savent profiter rapidement des occasions, là où l’administration française est plus lente.

Lors de la victoire en 1945 contre l’Allemagne nazie, on a ainsi vu les États-Unis mettre la main sur les meilleurs spécialistes allemands des fusées, et notamment du plus connu d’entre eux, Werner Von Braun, réputé être l’inventeur des V2, ces fusées qui bombardaient l’Angleterre. Et en contrepartie, ils ont fermé les yeux sur leurs massacres de civils…

Wernher von Braun — Wikipédia
Wernher von Braun

A la chute du rideau de fer, alors que j’avais plusieurs contrats de coopération en Roumanie, pays alors très largement francophone, j’ai assisté à une pluie de bourses américaines et leur diffusion par des associations actives. Les jeunes Roumains ont rapidement opté pour des formations en anglais, dans l’indifférence, m’a-t-il semblé, de l’ambassade de France.

Dans les autres pays d’Europe centrale et orientale, où le français était nettement moins bien implanté, les meilleurs étudiants sont également partis faire des études aux États-Unis. Une partie y sont restés et d’autres sont aujourd’hui hauts fonctionnaires de l’Union Européenne à Bruxelles, ce qui explique aussi que l’anglais y soit devenu  la langue commune, par exemple entre un Bulgare et un Estonien, et donc la quasi unique langue de travail. 

Toujours au début des années 1990, une partie de l’élite des mathématiciens et scientifiques russes étaient prêtes à venir en France, mais le temps de mettre au point les formalités, ils étaient partis aux États-Unis.

Une mauvaise idée à la mode : moins d’étudiants étrangers

Malgré cet exemple américain, les étudiants étrangers restent dans le collimateur d’une partie de la classe politique française.

Xavier Bertrand, candidat à la candidature du PR a ainsi proposé de diminuer de moitié l’accès en France des étudiants étrangers parce que c’est le deuxième groupe d’immigrants chaque année après le regroupement familial ! Alors que la moitié d’entre eux repartent à la fin de leurs études, et que ne restent en France que ceux qui ont trouvé un emploi qualifié…

Non seulement nous perdrions de bons éléments, mais cela enverrait encore plus d’étudiants d’Afrique francophone aux États-Unis, et, au retour dans leur pays, ils militeront pour l’abandon du français langue officielle au profit de l’anglais. Alors que les entreprises françaises ont dans les pays francophones un de leurs rares avantages structurels.

Revenons à ce mouvement médiatique français tout à fait positif rappelant l’importance de l’immigration qualifiée, qui s’appuie sur un rapport récent du Conseil d’Analyse Economique.

Le rapport du Conseil d’Analyse Economique

Il s’agit du rapport « L’immigration qualifiée : un visa pour la croissance » rédigé par Emmanuelle Auriol et Hillel Rapoport, et remis au Premier ministre.

Ce document commence par rappeler que sur 292 000 immigrés en 2019, 39 000 seulement sont venus pour des motifs économiques, 91 000 du fait du regroupements familial et 90 000 comme étudiants (31%).

Il rappelle également que les immigrants représentaient 3,5 % des travailleurs qualifiés en France contre 10 % en Grande-Bretagne, Canada ou Australie et 7 % aux États-Unis.

Pourquoi ? Il y a bien sûr à mon avis des questions linguistiques qui dirigent ceux ayant appris l’anglais vers ces pays et ceux qui ont appris le français vers la France, la Belgique et le Québec.

Mais le CAE suppose que c’est également parce que les candidats n’ont pas envie de venir dans un pays qui a une vue négative de l’immigration, ce qui se traduit par ailleurs par des complications administratives, que ce soit pour entrer ou pour rester dans le cas des étudiants étrangers dont 50 % quittent la France après leurs études.

Une des recommandations du CAE est d’attirer davantage d’étudiants étrangers, et de pays plus variés en proposant des cours en anglais. Ça ne me paraît pas être une bonne idée.

  • D’une part une partie des cours des écoles de management sont déjà en anglais, ainsi qu’une grande proportion des Master. Inutile d’encourager une pratique déjà excessive et d’ailleurs illégale (non application de la loi Fiorasso).
  • D’autre part, une formation uniquement en anglais attirerait certes de nouveaux étudiants (par exemple du Nigéria ou du Ghana) mais qui ne resteront pas en France si on ne leur apprend pas le français en même temps.

J’ai représenté jadis les grandes écoles françaises à Singapour, et j’ai été consulté par des Singapouriens qui m’ont dit : « l’Australie c’est plus près, mais les grandes écoles françaises ont une excellente réputation et je suis prêt à apprendre le français pour m’y inscrire ».

L’objectif est de garder des gens qualifiés et non de dépenser notre argent et nos compétences pour former des anglophones qui repartiront après leurs études !

Une autre recommandation du CAE est que les formalités d’immigration, et notamment de renouvellement de visa, se fassent en ligne et non pas par des attentes humiliantes de parfois de plusieurs jours à la porte des préfectures. Une mesure de bons sens !

Ce rapport du CAE appelle donc à « changer le regard sur l’immigration » pour ne pas décourager les candidats qualifiés.

Il suggère également un système de points diffusé mondialement. Ce système consiste à donner des points pour chaque compétence du candidat.

Par exemple au Canada des points sont attribués pour la connaissance du français et d’autres pour celle de l’anglais, les deux langues officielles du pays. On peut imaginer des points pour tel niveau de connaissances en mathématiques etc. Ainsi le système serait plus lisible par les étudiants et les étrangers. Cela aurait également comme avantage de varier les origines.

Il y a bien, en France, une liste des « métiers sous tension », mise à jour en 2019, mais qui serait néanmoins obsolète. De plus un système à points donnerait un droit d’entrée indépendant des promesses d’embauche.

À titre personnel, je ne suis pas d’accord avec cet argument, la promesse d’embauche responsabilisant l’employeur et facilitant l’intégration.

Créativité et innovation

Les économistes du CAE constatent que « les pays qui ont les plus hauts taux d’immigration au monde sont tous des pays riches …Notamment parce que les immigrés déploient plus de créativité et d’esprit d’entreprise et d’innovation que les autochtones. Sans doute parce qu’ils ont l’habitude de prendre des risques. »

Aux États-Unis, les immigrés représentent 13 % de la population mais 26 % des entrepreneurs avec parmi eux, des stars tels Elon Musk, d’origine sud-africaine et fondateur de Tesla, ou Sundar Pichai, d’origine indienne et patron de Google.

Le vaccin BioNTech a été mis au point par deux chercheurs d’origine turque en Allemagne et développé par l’américain Pfizer dirigé par un Grec. Le laboratoire Moderna a été fondé par un Arménien du Liban émigré au Canada et dirigé aujourd’hui par un Français émigré aux États-Unis.

Finalement, en France, les étrangers déposent moins d’un brevet sur 10 contre deux aux États-Unis, au Canada et aux Pays-Bas.

Le CAE conclut : « la France s’est enfermée dans un cercle vicieux d’une immigration de droits (tel celui au regroupement familial) » et non d’une immigration de mérite ce qui nous fait perdre des points de productivité et de croissance ».

Mais nous avons besoin aussi des moins qualifiés

Si le rapport du CAE a été salué par la presse économique comme insistant sur le besoin d’une immigration qualifiéeprobablement pour ne pas heurter de front une opinion publique hostile, on remarque aussi dans ce textel’intérêt économique de l’immigration « courante ».

Avant la pandémie, le bâtiment et l’hôtellerie-restauration employaient massivement des Africains et des Asiatiques. Or l’immigration a diminué en 2020 et 2021 du fait de la crise sanitaire : la baisse du nombre de nouveaux visas a été de 20 % en 2020 et celles du total des visas, renouvellement compris, de 80 %. Le CAE remarque que ce sont justement ces branches qui sont aujourd’hui très gênées par le manque de main-d’œuvre.

A cette occasion, je remarque qu’une grande partie de l’immigration venant du regroupement familial apporte aussi des actifs, et qu’on ne peut donc pas totalement l’opposer à l’immigration de travail.

Et contrairement à une idée reçue, cette immigration ne coûte pas cher.

S’appuyant sur plusieurs études sur le sujet, le CAE rappelle que l’immigration n’a pas d’incidence sur les salaires des natifs français. Et que la contribution nette des immigrés, balance entre les prestations reçues et les cotisations payées, se situe dans une fourchette comprise entre +0,5 % et -0,5 % du PIB.

En conclusion, nous sommes loin de la Silicon Valley

Tout cela est navrant, et économiquement suicidaire.

C’est accentué par la course à l’extrême droite de la campagne présidentielle, qui me rappelle les promesses électorales catastrophiques de Mitterrand, notamment, pour rester dans le domaine du nombre des actifs, sa promesse d’abaisser la retraite à 60 ans qui lui a permis d’être élu ! Il a fallu des péripéties pénibles et coûteuses en grèves pour remonter l’âge de la retraite à 62 ans, puis 65 ans alors que 67 ans seront bientôt nécessaires.

Lourdeur administrative, ignorance de l’économie internationale, xénophobie (qui n’est pas spécifiquement française) sont en train de nous faire perdre la course au mérite, déjà plombée par les mauvaises performances de notre système scolaire.

Les islamistes ont une part de responsabilité dans cette mauvaise image de l’immigration, mais c’est valable dans tous les pays, et ça n’empêche pas nos concurrents de ne pas écouter leur propre extrême droite.

Cet article est évidemment économique et non identitaire. Mais même dans ce domaine les nationalistes les plus farouches sont suicidaires et remettent leurs peuples et leurs identités entre les mains d’étrangers qui arriveront alors qu’il sera trop tard pour les encadrer.

Nous sommes loin de la la Silicon Valley en France, en effet: pour comprendre notre différence avec les USA, il faudrait aussi tenir compte de la différence d’état d’esprit qui anime les migrants qui souhaitent rejoindre l’un ou l’autre des 2 pays.
Aux USA, on y va pour travailler dur, et assumer seul son avenir: on sait que pour cela il faudra se battre (payer ses études, ou ne prendre que deux semaines de congés annuels, et payer son assurance maladie). En retour de cet effort, il y a des récompenses: meilleurs salaires et autres avantages spécifiques à telle ou telle institution. En France, on y vient souvent pour profiter de l’État Providence protecteur en droits minimaux mais peu généreux en avantages divers (petits salaires et petites mesquineries administratives quotidiennes).
USA et France n’attirent clairement pas les mêmes immigrés (européens, africains, asiatiques, etc) … De fait, dès le départ (des pays d’émigration) les messages reçus par les candidats à l’installation dans ces deux pays sont différents, et donc l’immigration est (sans le dire officiellement) une « immigration choisie » par l’un et par l’autre pays. Aux USA on dit clairement aux immigrés potentiels qu’ils devront se plier en quatre pour avoir une vie « à l’américaine » (on les « choisit » en les laissant choisir leur style ou niveau de vie). En France, on les assure que tout ira bien dès leur arrivée sur le sol français (grosso modo), voire sur le sol européen: on a donc « choisi » (sans le dire) un certain type de population migrante.
Donc, pour avoir une vraie « Silicon Valley », en France, il faudrait peut-être « choisir », un peu plus, le type d’immigrés que nous souhaitons avoir ici…par des politiques socio-économiques plus conformes à l’état d’esprit « Silicon Valley »…!

Je suis peut-être naïf, mais il me semble que la quasi-totalité des migrants, en France comme ailleurs, viennent pour travailler. D’abord parce que c’est naturel dans le pays de départ (c’est une évidence, mais il faut la rappeler. Bien sûr c’est en général au noir et il y a beaucoup de trafics de survie mais on se donne du mal du matin au soir), ensuite parce que l’on gagne plus quand on travaille que par des allocations (ou alors il s’agit de cas particulièrement tordus ou frauduleux : j’en connais un seul sur la masse de gens que j’interroge). Par contre il y a des gens qui n’ont pas le droit de travailler parce que leur dossier est en attente. Je trouve ça particulièrement contre-productif, car ça les pousse au trafic et à la délinquance.
On peut me répondre : « les migrants, oui, mais la deuxième génération nettement moins ». Ce serait déjà un progrès si on cessait d’accuser les migrants. La question de la deuxième génération est plus complexe : les filles réussissent mieux que les garçons, les familles où la réussite scolaire est privilégiée également. On cite souvent à juste titre les familles asiatiques, mais il y en a dans toutes les communautés et il semble que ça dépende d’abord de la personnalité de la mère. Mais je ne peux pas me lancer dans la masse des études sociologiques, vous pourriez y trouver des kilomètres de lecture …

Mais avec près de la moitié de l’immigration due à un regroupement familial dont plus de la moitié non diplômée, une Education Nationale en errance et des clandestins ou autres inexpulsables, la France vit une tragédie dont la « sécurité » et l’avenir de notre identité font partie intégrante. C’est aux pouvoirs publics qu’il appartient de la gérer et de nous prouver leur savoir-faire par l’application de mesures efficaces au lieu et place de ces grandes déclarations qui ne modifient rien. Pourquoi ne pas ouvrir des Etats Généraux avec une consultation ouverte à tous, comme il y a peu, et ensuite des débats officiels avec des chiffres et des propositions précises.

SOURCE : yvesmontenay.fr

En complément : https://laviedesidees.fr/Les-etudiants-internationaux-des-immigres-comme-les-autres.html