Entretien avec Michaël Rabier
- L’œuvre de Nicolás Gómez Dávila a été peu diffusée mais elle se poursuit lentement encore aujourd’hui. Son pays, la Colombie, l’a longtemps ignoré. Et l’Espagne, malgré la langue commune, n’a pas non plus montré beaucoup d’intérêt. C’est un éditeur autrichien, Peter Weiss, qui a introduit son travail en Europe à travers une traduction allemande. Comment expliquer cette réception de l’œuvre de Gómez Dávila ?
Si vous me le permettez, je commencerai par nuancer vos propos. Premièrement, en ce qui concerne l’Espagne pays. C’est l’université qui l’a longtemps ignoré, à quelques exceptions près. La presse l’a pourtant toujours bien accueilli, depuis la parution du premier tome de sa scholie. Sans doute était-ce dû au fait qu’il connaissait bien le milieu littéraire et surtout les élites intellectuelles et politiques dont il faisait partie, sans jamais avoir eu aucune responsabilité. Deuxièmement, je me souviens que ce sont des institutions parapubliques (qui fonctionnaient à la place du ministère de la Culture, qui n’existait pas à l’époque) qui ont d’abord publié Gómez Dávila, sans lesquelles ses bulletins seraient restés dans l’intimité de son cercle d’amis. Enfin, sachant que l’université colombienne, comme dans le reste du monde occidental était à la fois très orientée idéologiquement et était aussi très conformiste intellectuellement, elle l’a d’abord ignoré et l’a découvert plus tard en voyant l’intérêt qu’il suscitait en Europe et en Allemagne en particulier. Ainsi, c’est vrai que maintenant ses textes sont davantage lus et étudiés dans les universités, tant publiques que privées, grâce à l’influence en particulier de Franco Volpi en Colombie. C’est lui qui a suscité les rééditions colombiennes, notamment avec Villegas. Cela m’amène à la dernière partie de votre question. En effet, c’est l’éditeur autrichien Peter Weiss qui l’a initialement traduit, ayant obtenu les droits pour l’étranger en raison de l’amitié qui le liait à l’auteur. Grâce à lui, Gómez Dávila a pu se faire connaître en Europe et attirer l’attention de Franco Volpi en Italie. Puis ce fut Samuel Brussel en France.

– Gómez Dávila a maintenu une méfiance constante envers la philosophie, qu’il a réduite à une simple rhétorique. Pourquoi cette critique de la philosophie, sachant que son œuvre n’est pas seulement un exercice littéraire mais la défense de points de vue proprement philosophiques ?
Paraphrasant Pascal, je dirais que se méfier de la philosophie, c’est vraiment philosopher. Cette méfiance, outre son aspect méthodologique, est sûrement due à son scepticisme et à son fidéisme. Il se méfiait par tempérament des nouveautés philosophiques et des systèmes totalisateurs de la modernité ou de la postmodernité. C’est la même méfiance que l’on retrouvait chez certains de ceux qui se faisaient appeler les « Philosophes » au XVIIIe siècle. L’« anti-philosophie » ou la critique des « philosophes » est une caractéristique des penseurs contre-révolutionnaires et réactionnaires (à commencer par Joseph de Maistre), mais aussi des penseurs non systématiques, existentiels, pour ne pas dire « existentialistes » (Pascal , Kierkegaard, Nietzsche , Wittgenstein, etc.). Il y avait aussi leur méfiance dans les pouvoirs de la raison ou du rationalisme pour arriver, par eux-mêmes, à une vérité. Gómez Dávila est l’héritier du romantisme, allemand mais pas seulement si l’on se souvient des critiques de Rousseau contre le culte de la science et de la raison de ses contemporains, autre facette de l’anti-Lumières. Prenant l’exemple d’un Pascal ou d’un Rousseau, Gómez Dávila place la foi d’un côté, et le sentiment, la sensibilité ou l’intuition de l’autre, au-dessus de la raison et, surtout, du raisonnement. Mais d’autre part et, paradoxalement, il est aussi héritier des Lumières et surtout de Voltaire de par la dimension critique voire sarcastique de son œuvre, la liberté de sa pensée et le « grand style » de son écriture. Pour finir, au sujet du style, Ce n’est pas tant la rhétorique qu’il méprise chez certains philosophes que « l’impureté » et même l’absence de son propre style dans l’expression technique du spécialiste (voir paragraphe 101 de l’ouvrage de Nietzsche Le Gai Savoir, dédié à Voltaire). Mais, selon Gómez Dávila, la philosophie a besoin, pour sortir de sa routine académique et se ressourcer, d’amateurs et de non-spécialistes tels que Socrate, Descartes, Hume, Kierkegaard, Nietzsche, etc. Pour lui, comme j’ai essayé de le montrer dans le livre qui suit l’interprétation de Pierre Hadot, la philosophie est plus un mode de vie qu’un métier ; si c’était un métier, ce serait un « métier à vie » pour reprendre la belle formule de Pavese. Sans aucun doute, il y a une dimension existentielle à la philosophie qui, par définition, échappe aux étudiants universitaires.
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– Le Colombien a choisi « l’escolio » pour exprimer ses pensées. Il soutient, paradoxalement, que cette forme est plus « totale » que le système. Comment comprendre cette affirmation ?
Je pense qu’il faut le comprendre à partir du fragment 206 de l’ Athénée(L’Athenaeum fut une revue littéraire allemande fondée en 1798 par August Wilhelm Schlegel et Karl Wilhelm Friedrich Schlegel à Berlin considérée comme la publication qui a fondé le mouvement romantique allemand à ses débuts) et, plus généralement, de la philosophie romantique du fragment et dont Gómez Dávila est l’héritier, même s’il utilise un autre terme et s’insère dans une autre tradition que je commenterai bientôt. « Comme une œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde qui l’entoure, et enfermé en lui-même comme un hérisson », dit le fragment attribué à Friedrich Schlegel. Les modernes, ou plus précisément les postmodernistes (Blanchot, Derrida), ont largement occulté cette esthétique du fragment, en faisant le signe de l’impossibilité de totalisation et de systématisation des savoirs et, donc, de la rupture avec les grands récits classiques : en somme, une forme de déconstruction en amont. Ce n’est pas incertain, mais c’est partiel. Le fragment, selon les romantiques et le colombien, à mon avis, doit être vu comme une totalité en soi, une individualité, mais une individualité organique, rappelant un peu la totalité entière (le Grand Univers des occultistes). Quelque chose comme le microcosme qui serait le reflet du macrocosme. La scolie est à la forme littéraire ce que l’organisme est aux sciences naturelles, et l’on sait que les romantiques cherchaient ces similitudes dans toute la nature d’où son intérêt à l’étudier (cf Goethe). En revanche, cette forme tend à englober davantage, à condition qu’elle s’insère dans un ensemble, dans la mesure où elle permet l’expression de la contradiction ou des tensions qui existent dans la réflexion. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il y ait de distinction à faire entre le fragment « philologique » et le fragment « littéraire ». Ce dernier est aussi le signe d’une perte et d’une nostalgie de la totalité perdue : » Le fragment est le moyen d’expression de ceux qui ont appris que l’être humain vit entre fragments », écrit Gómez Dávila. Il faut rappeler ce que disait Pascal Guignard de La Bruyère contre les hommes modernes et postmodernes et son interprétation de la forme fragmentaire : « Le fragment est ce qui a coulé et reste comme le vestige d’un duel. C’est l’invocation, le talisman, l’abandon, un morceau de tunique, l’os, le déchet d’une civilisation trop ancienne ou trop morte. ruines d’une civilisation détruite… ».

-On peut considérer que l’usage du scholium inclut Gómez Dávila dans une certaine tradition philosophique : celle d’Héraclite ou celle de Nietzsche ?
C’est la raison pour laquelle il utilise le terme peu utilisé, même en espagnol, de « escolio » pour définir sa forme d’écriture fragmentaire. Le terme vient du grec skhólion , qui à son tour vient du terme skhole et cela signifie une « occupation studieuse », une activité consacrée à « l’étude ». Par extension, les Byzantins appelaient leurs commentaires de texte des « scolies » au sens de « notes en marge d’un texte ». Mais le développement le plus important de l’histoire du commentaire se situe au Moyen Âge, à l’époque où, avec l’apparition des codex, qui laissent plus de place que les volumes de papyrus, les commentaires littéraires se transforment en scolies. Le modèle s’est développé plus tard à la Renaissance et s’est émancipé en s’éloignant de plus en plus du texte commenté pour devenir un texte en soi. Gómez Dávila s’insère dans cette tradition ancienne, médiévale et humaniste (au sens des « humanités »), de collecte des pensées du passé, commenter l’héritage de la culture occidentale à partir de ses vestiges. C’est aussi un travail de restaurateur par le recours à la citation, l’allusion, la paraphrase ou le simple emprunt (comme Montaigne, qu’il revendique comme son « saint patron ») des auteurs de la tradition philosophique et littéraire européenne. Par conséquent, il ne revendique pas l’originalité mais plutôt la nouveauté, une revendication typiquement moderne. Il s’inscrit dans la tradition de l’aphorisme ou des « penseurs de la foudre » comme les appelle George Steiner, d’Héraclite à Wittgenstein et même Gustave Thibon, Simone Weil, en passant bien sûr par les moralistes français, les romantiques allemands, Schopenhauer, Nietzsche.

- Gómez Dávila a vu en Platon la source de la « Réaction ». Quelle est exactement la nature de cette « Réaction » primitive ?
Si « la Réaction commence à Delphes » comme il l’écrit d’une manière à la fois provocatrice et concluante, c’est qu’il s’agit d’un ancien sanctuaire orphique. C’est une réaction « primitive » ou première, selon lui, puisque l’on retrouve dans ce courant philosophico-religieux et ascétique du VIe siècle av. J.-C. la première doctrine de la chute et du salut. Mais le fidéiste Gómez Dávila, en raison de sa vision métaphysique, voire mystique de la politique, estime, reprenant un autre de ses schismes, que « la Réaction a commencé avec le premier repentir ». En quelque sorte, le sacrifice de Dionysos-Zagreus préfigure celui de Jésus crucifié. D’autre part, les Orphiques croyaient à l’immortalité de l’âme, partie de la divinité conservée dans l’être humain et, par conséquent, récupérable malgré son enfermement dans un corps. Ceci est possible grâce à une forme d’expiation qui passe par l’initiation et l’ascétisme. On voit ici le lien avec la doctrine platonicienne, puisque Platon a commencé le pythagoricisme, qui se trouve être une réforme de l’orphisme (Pythagore avait pour maître une grande figure du mouvement). Il faudrait ajouter à cette ascendance religieuse païenne et préchrétienne de la Réaction une autre plus proprement théologique et judaïque : « Dans la réaction s’étend la notion centrale du judaïsme : la notion de créature ». Ainsi, il insiste sur la transcendance de Dieu et la dépendance de l’être humain, son infériorité ontologique et existentielle. Cela fait de lui, de par son affiliation orphique et théologique et même théologico-politique, un coreligionnaire de ceux que Steiner appelait les « logocrates » (Maistre, Heidegger, Boutang).

– Notre penseur distingue clairement entre le réactionnaire et le conservateur. Que reprochez-vous au conservateur, du moins dans sa forme politique ? Qui est ce « conservateur contemplatif » dont vous vous sentez proche ?
Il est conservateur selon la définition de Steiner du conservatisme : « une politique qui prend son origine dans la Chute et s’efforce d’y faire face ». D’ailleurs, il faudrait effectivement parler d’une « métapolitique », non pas tant au sens Gramscien qu’au sens Maistrien, c’est-à-dire une métaphysique du politique. Par définition, il est donc un « conservateur contemplatif » puisqu’il croit moins à l’action qu’à la conversion. Avant d’agir, si possible, il faut observer, penser et transformer son propre esprit plutôt que le désordre du monde. En ce sens, le conservateur contemplatif ou l’authentique « réactionnaire », comme il l’appelle, est l’anti-révolutionnaire par excellence. C’est pourquoi je le compare à la figure d’Ernst Jünger, d’autant plus qu’il est décrit dans son roman Eumeswill . Le conservateur, par rapport à ce réactionnaire qui, paradoxalement, ne réagit pas est toujours en retard par rapport à l’histoire. Le conservateur est, en fait, un « retardatario » (désolé pour le néologisme) ; soit un réformateur, soit un « progressiste paralysé » selon sa propre expression. Dans le premier cas, il résiste noblement au progrès inévitable ; dans le second, il s’adapte lentement. En tout cas, il est toujours en retard… c’est-à-dire après les événements. Bref, la solution ne se trouve pas dans l’action mais dans la transmission d’un héritage, d’une tradition.
Source : https://elmanifiesto.com/
