L’HOMME QUI NE VOULUT PAS ETRE KHAN 2/3

Par Rémi VALAT-DONNIO

Dans l’ombre de Gregorii Semenov : la guerre et la Contre-Révolution

Roman Ungern von Sternberg s’incorpore au 34e régiment de cosaques du Don, un régiment mixte d’infanterie et de troupes montées de la 1ère armée en route pour le front, puis en décembre rejoint les rangs du 1er régiment de Nerchinsk, unité des cosaques du Trans-Baïkal. Pour lui s’impose à nouveau la nécessité de prouver son attachement à la Russie en raison de ses origines germaniques. Il participe aux combats sur les bords du Niémen dans les environs de Kaunas, puis au sein d’un groupe de « nettoyeurs de tranchées », des corps francs opérant derrière les lignes ennemies en Pologne, en Lithuanie lors du repli russe vers l’Est et dans les Carpathes (automne 1916). Le régiment est ensuite déployé au nord de la Perse (printemps 1917). Soldat émérite, il sera blessé à cinq reprises entre 1914 et 1916, cinq fois cité à l’ordre du jour et décoré de la Croix de Saint-Georges, la plus haute distinction remise aux combattants les plus valeureux. Roman Ungern von Sternberg organise des coups de mains hardis ; un jour, avec aplomb, sang froid et malgré le feu ennemi, il va jusqu’à exhorter les sentinelles allemandes qui épient le no-man’s-land de cesser leurs tirs affirmant qu’ils ont affaire à un groupe de compatriotes. Cette bravoure et les atrocités de la guerre affectent gravement les nerfs de l’officier qui hors service abuse de l’alcool, renforçant ainsi son instabilité jusqu’à la violence, victime parmi des milliers du phénomène de brutalisation propre à toutes les guerres. Au regard du caractère du jeune baron, il semblerait que l’expérience des orages d’acier aient été vécu, à l’instar d’Ernst Jünger, comme un moyen de dépassement et de don de soi, voire comme une expérience mystique. Ce sentiment assez fréquent a notamment été vécu et exprimé, d’une différente manière, par Pierre Teilhard de Chardin dans ses Écrits du temps de guerre.

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La Révolution de Février 1917 le surprend alors qu’il se trouve à Urmia (Nord de la Perse, l’Iran actuelle). Il rejette viscéralement les mouvements populaires et de soldats majoritairement ralliés aux appels pacifistes des Bolcheviks. Au cours de l’été 1917, Semenov ayant été désigné pour représenter son régiment au Congrès des cosaques du Baïkal, se rend dans la province du Tchita, bientôt suivi, à l’automne, par le baron Ungern. Dès lors, le destin du baron sera intimement lié à celui de Gregorii Semenov, un officier de cosaques ambitieux qui s’élèvera bientôt en seigneur de guerre en s’octroyant le grade d’Ataman (commandant) de l’Host du Trans-Baïkal. Dans son sillage, Ungern se propulsera aux grades de major-général (novembre 1918), puis de lieutenant-général en 1921, promu à chaque fois par l’Ataman Semenov. Déjà, au printemps 1917, les deux hommes farouchement hostiles aux mouvements révolutionnaires estimèrent que l’un des remèdes susceptibles d’enrayer le processus de démoralisation et de corruption de l’armée, serait la formation d’unités « étrangères » (avec un recrutement de Mongols, de Bouriates ou de Perses de confession chrétienne particulièrement hostiles aux Ottomans, musulmans, et à leur politique d’épuration ethnique) qui serviraient de modèle moral aux unités « russes ».

Grigori Semenov — Wikipédia
GRIGORI SEMENOV

Gregorii Semenov a des ambitions personnelles et s’impose rapidement comme seigneur de guerre, en toute indépendance de l’autorité de l’amiral Kolchak, chef suprême des armées blanches, avec le soutien logistique et financier de l’Empire du Japon. L’Ataman Semenov mobilise toutes les forces dont il peut disposer dans la région pour asseoir son pouvoir et enrayer l’expansion du communisme vers l’Est. Son corps d’armée est d’une composition hétéroclite, on y trouve des Bouriates, des Russes, des Ukrainiens, des Bachkirs, des Tatars, des Toungouses, des Mongols, des prisonniers de guerre autrichiens et ottomans, des Tibétains et des Japonais. En février 1920, Ungern von Sternberg reçoit le commandement de la Division Asiatique, qui compte 105 officiers, 1 233 cavaliers et 365 fantassins déployés le long de la frontière avec pour mission de la protéger de toute intrusion, et de contrer les tentatives de sabotage de la ligne de chemin de fer du Transbaïkal. Pour résoudre les problèmes logistiques de son unité, le baron Ungern von Sternberg n’hésite pas à faire extorquer les voyageurs des trains et à piller les wagons de marchandises transitant dans son secteur. Le butin est ensuite revendu à des hommes d’affaires ou directement aux fournisseurs russes ou chinois. Si ces vols purent répondre localement aux besoins du moment, ils eurent à l’échelle stratégique des effets néfastes sur le ravitaillement des troupes de Kolchak engagés dans l’Oural (soulignant ici le manque criant de coordination entre les Armées Blanches).

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Malheureusement, à la fin de l’année 1919 et aux cours des premiers mois de l’année 1920, l’Armée Rouge venue de la Sibérie balaie une à une les formations blanches ; l’amiral Kolchak est arrêté et exécuté en février 1920. L’avancée soviétique interrompt sa progression en avril au moment de la guerre contre la Pologne (des unités seront détachées sur ce front) : profitant du répit Gregorii Semenov crée une République dite d’Extrême-Orient, un État-tampon entre les Bolcheviks et les Japonais. Or, le gouvernement nippon retire ses troupes de la région pour les redéployer le long du fleuve Amour et autour de Vladivostock, mettant du coup le sort de cette république en sursis. En octobre, le Tchita tombera aux mains de l’Armée Rouge et l’Ataman Semenov prendra la fuite pour se placer sous la protection des Japonais (il sera capturé en 1945 pendant l’offensive russe en Mandchourie, et exécuté en 1946).

Baron von Ungern-Sternberg - Libertas

La Division Asiatique en Mongolie

Cependant la situation politique mongole a évolué depuis 1911. Afin d’enrayer le projet de création d’un vaste État Pan-Mongol (projet soutenu en sous-main par Gregorii Semenov et le Japon), l’armée chinoise revient à Ourga (actuelle Oulan-Bator, capitale de la Mongolie) en juillet 1919, contraignant Bogdo Khan à faire allégeance à Pékin. Les opérations en Mongolie débutèrent à la fin septembre-début octobre 1920. Si le lien avec la situation stratégique est une évidence, les motivations et les buts sous-jacents à cette campagne sont troubles. Lors de sa déposition face aux enquêteurs de l’Armée Rouge, Ungern von Sternberg révéla que le plan initial mis au point avec Gregorii Semenov était un mouvement par le sud pour prendre à revers (dans le secteur de Kiakhta-Troitskosavsk) les troupes soviétiques qui progresseraient en direction de Tchita. Un plan (ou plutôt une option stratégique) mûri à l’avance, car un rapport daté de mai 1921, cité par Willard Sunderland, retrouvé dans les archives japonaises fait mention de deux livraisons d’armes (été 1919 et août 1920) déposées dans un dépôt secret de la région d’Oulan-Bator. D’autres rumeurs et indiscrétions, colportées en juillet, anticipaient le mouvement d’une armée russe en Mongolie.

Les premiers jours de la campagne, la fausse rumeur de la chute de Tchita s’étant propagée, une partie de la Division Asiatique aurait désertée (800 hommes environ restèrent à disposition), obligeant le baron à suspendre son mouvement de prise à revers et à changer ses plans. L’incertitude et l’instabilité de la situation militent pour une décision prise à chaud : l’aide-de-camp du baron, A.S. Makeev, relata dans ses mémoires publiées vingt années après les faits, que la décision aurait été prise à la suite d’informations faisant état de la séquestration d’officiers de l’armée blanche par le gouverneur militaire d’Oulan-Bator. La campagne ne débuta pas sous de bons auspices, la garnison offrit une forte résistance à la Division Asiatique qui subit deux échecs consécutifs fin octobre et début novembre 1920, avant de se replier sur Kerulen pour se reformer et se ravitailler. Des hommes, du matériel et des armes sont rassemblés avec le soutien de chefs de clans mongols, tandis que des rescapés des armées blanches de Sibérie vinrent s’agréger à la division qui porta ses effectifs à 5 000 combattants.

Baron Von Ungern by WANDERING TRIBE OF MONGOLIA - issuu

Deux jours avant l’attaque, le baron mena un coup de main pour libérer Bogdo-Khan, ce qui légitima l’action armée et donna du tonus à ses troupes. La ville tomba cette fois après un assaut rapide d’une extrême violence mené par l’est et le sud. La ville prise, les socialistes sympathisants et des Juifs furent sommairement exécutés, des viols commis ainsi que diverses exactions. Cette double victoire, politique et militaire, invite Ungern von Sternberg qui a été élevé au rang de Khan par Bogdo-Khan, à voir plus loin, à donner une plus grande dimension à ses projets en s’appropriant le programme d’extension territoriale du nationalisme mongol. Il caresse l’espoir de fonder un vaste État de Mongolie Centrale, une résurrection de l’ancien empire mongol s’étendant de la Mandchourie à la Mer Caspienne (soit l’étendue de l’empire mongol au XIIIe-XIVe siècle). Mais Roman Ungern von Sternberg est indécis face à une situation instable. Ses plans évoluèrent durant les quelques semaines de son séjour à Oulan-Bator pour finalement se recentrer sur ses aspirations premières : monarchiste dans l’âme, il songe un temps à restaurer la dynastie Qing en Chine, puis finalement les Romanov en Russie (en la personne du Prince Michael, frère du Tsar Nicolas II). C’est vraiment au cours de cette période que le mysticisme du baron Ungern von Sternberg éclate au grand jour. Il se considère comme un agent de forces qui le dépasse et ne cherche pas les honneurs et la richesse pour lui-même ; la guerre entre les Blancs et les Rouges, les défenseurs de la tradition et leurs ennemis sont à ses yeux un combat aux dimensions cosmiques, et les peuples des steppes asiatiques aux traditions non corrompues par l’Occident sont tout désignés pour contribuer à la régénération morale de la Russie.


Russian Civil War Photo – Baron Roman von Ungern-Sternberg & Ataman Semyonov