FAUT-IL SAUVER LES LANGUES MENACEES ?

Par Yves MONTENAY

Les langues locales viennent de faire l’objet d’un vif débat en France qui n’est que le rebondissement d’une discussion séculaire. Si notre constitution a précisé que « la langue de la république est le français », en 2021 a été votée la loi Molac relative à la protection patrimoniale des langues régionales. Mais cette loi a été ensuite partiellement censurée par le Conseil constitutionnel qui a condamné l’enseignement en immersion pour des raisons d’unité nationale.

Il s’agit de la face française d’un débat mondial, et l’objet de cet article est de rappeler les principales données pratiques de cette question.

Je vais procéder « à l’américaine » c’est-à-dire commencer par un exemple concret qui aidera la compréhension des réflexions générales que je ferai dans un deuxième temps. Cet exemple est celui d’une langue régionale française : l’occitan.

Les langues en danger

Une langue régionale française : l’occitan.

Données de base sur l’occitan

L’occitan est la principale langue régionale de France, du moins par la superficie concernée.

C’est une langue dérivée du latin, comme le français ou l’espagnol, ses voisins du Nord et du Sud. Elle est, ou était parlée, de Bordeaux aux Alpes (où elle mord un peu sur l’Italie), et du Massif central aux Pyrénées (où elle mord un peu sur l’Espagne). J’ai choisi la carte la plus simple, d’autres cartes subdivisant encore plus l’occitan en dialectes locaux :

Attention ! Il ne s’agit pas de territoires « occitanophones », mais de territoires où on en trouve au mieux des petits groupes. Et qui dit locuteur ne dit pas forcément pratiquant car il faut trouver un interlocuteur. Or c’est de plus en plus rarement le cas en famille, et encore moins avec à une personne en activité, donc trop jeune pour la parler encore.

L’enquête INSEE de 2011 évoque 600 000 locuteurs (donc pas forcément pratiquants) sur au moins 20 millions d’habitants, selon l’endroit où l’on place la frontière de la langue, soit 3 % de la population locale. Les textes spécialisés évoquent l’absence d’enquêtes sociolinguistiques pouvant préciser ce nombre. Du fait de l’âge des intéressés en 2011, la proportion est encore plus faible aujourd’hui même si, toujours en 2011, 61 000 élèves apprenaient plus ou moins d’occitan à l’école.

Mais quel occitan ?

S’agissant de la langue effectivement pratiquée, les variations sont considérables entre le gascon à l’ouest et les vallées italiennes à l’est. Et parmi ces variantes de l’occitan, il y a le provençal, qui, pour certains, est une langue à part entière.

La première idée qui vient à l’esprit est de vérifier s’il y a intercompréhension, c’est-à-dire si un villageois gascon peut échanger avec son homologue des Alpes italiennes. Malheureusement, il n’y a pas témoignage sur ce sujet, car l’occitan n’est effectivement parlé qu’entre seniors voisins.

Cela nous mène à l’occitan « officiel », celui qui est enseigné dans les écoles et qui a donné lieu à des manuels, et donc à une standardisation.

La question devient alors : les élèves formés à l’occitan dans ces écoles sont-ils compris par leurs grands-parents ? « Oui, bien sûr ! » disent les partisans de l’apprentissage scolaire de cette langue.

Sans avoir fait d’études sur ce sujet (y en a-t-il d’ailleurs ?), quelques témoignages recueillis m’ont montré que ce n’était pas évident. Mais ce n’est pas un échantillon scientifique et j’en ignore la représentativité. En tout cas, pour le breton, pour lequel j’ai davantage de témoignages, les réactions sont très mitigées.

Bref la scolarisation a davantage pour résultat de « sauver » la langue que de l’utiliser en famille, même dans celles qui, exceptionnellement, ont un « senior » qui l’utilise encore.

Faut-il « sauver » l’occitan et comment ?

Il y a d’abord l’aspect historique et scientifique : de même que nous avons « sauvé » le latin et le grec ancien, ou que les Indiens ont « sauvé » le sanscrit, il y a le respect pour toutes les formes culturelles, ce qui implique une attitude ouverte et des mesures d’archivage. J’ai notamment vu passer des informations sur un archivage sonore des langues de France ayant pour objectif d’en faire un Atlas. Je pense que ce point recueille l’accord général.

Il y a ensuite l’accueil et la considération des locuteurs actuels. À mon avis, c’est du ressort des autorités locales, car la proportion de personnes concernées est très variable d’un endroit à l’autre et peut par exemple être notable dans tel village. C’est au maire de décider s’il veut par exemple tel affichage bilingue, appuyer telle école ou association etc.

Il y a également la question de l’enseignement bilingue ou par immersion.

C’est évidemment une manière efficace d’apprendre la langue, en ne perdant pas de vue que ce sera la langue standard et non la langue parlée. Mais le jeu en vaut-il la chandelle ?

Les uns disent qu’il vaudrait mieux utiliser les heures de cours d’occitan au bénéfice d’une meilleure maîtrise du français, des mathématiques etc.

D’autres soutiennent qu’un apprentissage bilingue est excellent pour le cerveau, ce qui est probable, mais également valable pour le latin, l’anglais ou l’espagnol.

De toute façon, à mon avis, cela relève plus du domaine de la liberté individuelle ou d’association que de celui d’une législation nationale, via une officialisation partielle ou totale.

En effet, l’officialisation pose des problèmes de coût et de complexité dont nous parlerons plus bas.

Cette demande d’officialisation est néanmoins soulevée assez vigoureusement en Corse et moins nettement pour le breton, l’occitan, l’alsacien, le basque…

Vous remarquerez que je n’ai pas soulevé l’objection jacobine : « la république étant une et indivisible, toute différenciation, linguistique en l’occurrence, est une menace pour l’unité nationale ».

Cette objection en effet ne me paraît pas valable dans le cas de l’occitan : quelques centaines de milliers de seniors n’ont ni l’envie ni les moyens de se lancer dans une action séparatiste.

Bref il est bien tard pour sauver l’occitan, au-delà d’un simple archivage et de sa maîtrise par quelques militants ou érudits.

Nous passons maintenant à l’analyse mondiale de cette question, où l’on retrouve les mêmes questions pratiques que pour l’occitan en France.

Dans le monde, des langues de plus en plus revendiquées, mais en recul

Les langues menacées

Cette question des langues dominées se pose dans le monde entier, où la plupart des langues sont en voie d’affaiblissement ou de disparition. Le nombre de langues dans le monde est mal connu, il varie de 3000 à 7000 suivant les documents (ce dernier chiffre comprend des langues n’ayant plus qu’un seul locuteur) dont 90 % serait menacées : voir, entre autres cet atlas de l’UNESCO. (version française sur clic). Cela malgré un mouvement général de sens inverse pour leur réhabilitation.

Ainsi la nouvelle présidente de l’assemblée constituante du Chili a pris la parole en mapuche, langue « indigène » antérieure à l’arrivée de la langue espagnole, tandis que les langues principales de l’empire inca sont devenues officielles au Pérou.

Une langue peut d’ailleurs être dominante ici (le français par rapport à l’occitan) et dominée ailleurs, comme le français en Amérique du Nord hors Québec, et même dans une certaine mesure à Montréal.

Elle peut aussi disparaître tout en restant respectée, comme le latin naguère, ou le français en Amérique latine et dans certains milieux nord-américains. Le souci est alors culturel et non utilitaire : l’objectif premier n’est pas de faire du tourisme à Paris, où d’ailleurs le français n’est plus indispensable, mais de se cultiver.

Graphique: Plus d'un tiers des langues dans le monde sont menacées

Langues locales ou minoritaires ?

Le cas du français mène à distinguer les langues locales des langues localement minoritaires.

Si dans beaucoup d’endroits d’Amérique du Nord le français langue maternelle ou langue seconde est une langue minoritaire et menacée, il bénéficie néanmoins de l’énorme appui de son « corpus » : sa littérature, sa bibliothèque scientifique, universitaire, scolaire, ses médias…

En France, cela amène à distinguer par exemple le basque et le catalan de l’occitan. Les premiers ont certes moins de locuteurs, mais bénéficient du « corpus » du basque et du catalan qui sont des langues officielles en Espagne ayant des millions de locuteurs. A l’inverse l’occitan, simple langue locale, ne peut s’appuyer que sur ses propres forces.

Le cas de l’alsacien, ou plutôt « des » alsaciens, est intermédiaire : s’il n’y avait pas eu les mauvais coups de l’histoire, il pourrait s’appuyer sur le corpus de l’allemand. J’avoue ignorer dans quelle mesure le breton est soutenu par un corpus irlandais, gallois ou écossais, langues celtiques voisines et soutenues par leurs administrations.

Vous remarquerez que je parle uniquement l’existence d’un corpus ou d’infrastructures d’appui, et non pas d’incitation au séparatisme, par exemple du Roussillon qui voudrait rejoindre la Catalogne ou du Pays basque qui voudrait rejoindre l’Espagne. Je pense en effet que ces questions, qui sont soulevées par certains, ne se posent pas en pratique.

L’officialisation : compliquée mais pas forcément efficace

Le premier réflexe pour qu’une langue soit « sauvée » est de réclamer son officialisation. Mais ce n’est à mon avis qu’un élément parmi d’autres, et l’essentiel est ailleurs.

Je vous renvoie à mon article sur la langue corse pour apprécier les difficultés organisationnelles, humaines et donc budgétaires d’une officialisation.

Voici quelques exemples de langues minoritaires officialisées :

  • les langues celtes (gauloises) : en république d’Irlande, le gaélique est une langue officielle en principe à égalité avec l’anglais. En pratique si elle est effectivement enseignée dans le primaire et dans le secondaire, elle est quasiment abandonnée, sauf dans quelques « gaëltacht » regroupant quelques villages, où elle est la langue unique d’enseignement et de signalisation (je connais celle du comté de Galway, arpentée par un général de Gaulle y méditant après sa démission).

Je connais mal la situation de l’extrême nord gaëlophone de l’Écosse, mais bien noté que le gallois officialisé au pays de Galles est encore largement parlé dans certaines des régions de ce « pays ».

  • les langues berbères : ce sont les langues parlées par les premiers occupants du Maghreb avant les invasions arabes et qui sont toujours largement présentes dans certaines régions dont la plus connue est la Kabylie.

Ces langues ont longtemps été ostracisées : « tout berbérophone est un séparatiste » a-t-on longtemps entendu en Algérie, tandis qu’au Maroc arabophones et berbérophones s’opposent toujours aujourd’hui sur le « Dahir berbère » de l’administration coloniale française. Pour les premiers il s’agissait de « diviser pour régner » (ce qui n’est pas faux), pour les seconds c’était un acte positif de défense de la culture berbère.

J’en profite pour signaler le sauvetage de la culture kabyle, et de certaines cultures berbères marocaines par les « pères blancs » qui, à défaut de convertir les musulmans locaux ont transcrit, archivé et dans une certaine mesure sauvé les langues et cultures berbères.

Ces langues sont maintenant officielles en Algérie et au Maroc, mais il me semble que ça n’a changé grand-chose, malgré la proclamation de leur présence dans l’enseignement et l’ouverture de quelques chaires universitaires.

Il ne suffit en effet pas d’une déclaration gouvernementale pour créer et former les instituteurs dans une nouvelle langue et les nommer au bon endroit…

De plus, cette officialisation a caché un « coup de Jarnac » avec l’introduction d’un troisième alphabet « le tifinagh » aux côtés des alphabets arabes et latins. Voir la fin de mon article sur la Kabylie.

  • le français hors Québec au Canada : au Canada, le français et l’anglais sont officiels, en principe à égalité. Mais il faut voir de plus près ce que ça signifie : seules les administrations fédérales sont concernées, sans que le bilinguisme y soit toujours respecté.

Au niveau local, tout dépend du pouvoir provincial ou municipal. Même si, en principe, toute communauté francophone représentant 15 % de la population dispose de certains droits, en pratique ces vieilles communautés, qui existaient avant l’arrivée des anglophones, ont été noyées dans une immigration massive, européenne d’abord, et mondiale aujourd’hui.

Et les nouveaux responsables représentatifs, ukrainiens par exemple pour prendre une communauté particulièrement nombreuse, ne voient pas pourquoi on accorderait aux francophones des droits supérieurs aux leurs.

Bref l’officialisation n’est pas un remède miracle.

Un phénomène mondial très naturel

Cet écrasement des langues minoritaires est un phénomène général. En effet on est passé de sociétés villageoises où la langue locale était effectivement parlée, qu’elle soit officielle ou pas, à des sociétés urbaines plurilingues où la langue majoritaire est omniprésente.

Et les mariages se font alors en partie avec des partenaires de la langue majoritaire ne connaissant pas la langue de l’autre. Alors, sauf militantisme de la part du conjoint « minoritaire », sa langue n’est pas transmise aux enfants, ou pour quelques expressions seulement.

C’est massivement le cas en France, tant pour les langues indigènes que pour les langues immigrées (chronologiquement, de l’italien aux langues africaines). À la limite, ceux qui veulent préserver à tout prix la transmission de leur langue devraient s’opposer aux mariages mixtes…

En conclusion, l’avenir d’une langue locale dépend d’une multitude de critères démographiques, politiques et sociologiques, parmi lesquels l’officialisation ne joue pas un rôle déterminant.

SOURCE : http://www.yvesmontenay.fr

En document annexe : http://taban.canalblog.com/archives/2013/02/07/26360074.html