L’HOMME QUI NE VOULUT PAS ETRE KHAN 1/3

A propos du Baron Roman Ungern von Sternberg ou de l’Eurasisme en action

Par Rémi VALAT-DONNIO

The Demigod of Urga. How a Russian soldier wanted to… | by Vidar | History  of Yesterday

Il y a juste un siècle disparaissait le baron Roman Ungern von Sternberg, fusillé dans l’actuelle Novosibirsk par des soldats de l’Armée Rouge après un procès expéditif (la date de son exécution n’est pas connue avec exactitude, le 15 ou le 16 septembre 1921). La trajectoire exceptionnelle de cet aristocrate aux facettes multiples a fait couler plus d’encre que de sang. Nous laisserons de côté ici les légendes sanglantes et autres affabulations ésotériques qui entourent sa vie et brouillent la compréhension des faits. Roman Ungern von Sternberg était, nous le verrons, un homme de son temps, emporté par les passions de son époque. La guerre civile russe (1917-1922) a marqué le paroxysme de la violence armée, dépassant en nombre de vies humaines sacrifiées (et en particulier civiles) le bilan des pertes russes de la Grande Guerre. Pour saisir au mieux, ce destin singulier en apparence, il faut se plonger dans cette Europe et cette Russie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

Roman Ungern von Sternberg est le produit de l’idéologie impériale du XIXe siècle, et son action accompagne la théorisation de l’Eurasisme, idéologie encore balbutiante qui est elle aussi le fruit de la guerre civile. Cet exposé s’appuie partiellement sur les recherches de l’historien Willard Sunderland, et son livre A History of the Russian Empire in War and Revolution, The Baron Cloak (Cornell University Press, 2014). Cet historien russophone professe à l’université de Cincinnati, il est un spécialiste de la colonisation russe sur ses marges orientales. The Baron Cloak est un travail universitaire, documenté, reposant sur une recherche approfondie dans les archives russes. Pour un confort de lecture, les dates ici mentionnées ont été cadrées sur le calendrier Grégorien et les lieux portent généralement leurs appellations contemporaines.

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Roman Ungern von Sternberg, une jeunesse aristocratique aux marges de l’empire

File:Baron Ungern von Sternberg and his wife.jpg - Wikimedia Commons

Roman Ungern von Sternberg est né le 10 janvier 1886 à Graz (Autriche) au sein d’une famille de la noblesse allemande de la Baltique. Il y vécut trois années avant de grandir en Estonie (dans une riche propriété proche de Tallinn). Le fondateur de la lignée a participé à la Croisade du Nord et s’est installé dans l’ancienne Livonie au XIIIe siècle (approximativement la Lettonie et l’Estonie contemporaine). Son père, Theodor, vivait loin du foyer familial ; il était géologue et pérégrina beaucoup dans le Caucase (il a notamment participé à deux expéditions sur le Mont Elbrouz). Les voyages fréquents, les dettes contractées par le scientifique et une hospitalisation pour maladie mentale poussèrent les parents du jeune Roman au divorce. Les aristocrates européens d’alors, bien que conduisant des politiques matrimoniales centrées sur leur pays d’origine, étaient culturellement attachés à l’Europe : de fait le multilinguisme et le multiculturalisme étaient la norme, un marqueur social de l’élite. Ainsi Roman Ungern von Sternberg maîtrisera trois langues européennes : le français, l’allemand et le russe (dans le cadre de la politique de russification), puis apprendra lors de ses séjours en Orient, les bases du mongol et du chinois. Son frère Constantin, sinophile, s’installera pendant plusieurs années en Chine. Son milieu familial est luthérien, une religion qui notons-le met l’accent sur la lecture des textes évangéliques avec une approche personnelle de la foi, une porte ouverte sur le mysticisme d’où certainement le futur attrait de Roman Ungern von Sternberg pour les religions orientales et le bouddhisme. Attirance qui est une des clés permettant de saisir au mieux la personnalité du futur commandant de la Division Asiatique (notons au passage qu’un oncle de l’officier était un spécialiste du bouddhisme).

L’Estonie de Roman Ungern von Sternberg est progressivement devenue une province de l’Empire russe (à partir du XVIIIsiècle) sans pour autant remettre en compte la hiérarchie sociale du pays, reposant sur l’autorité de la noblesse allemande (laquelle bénéficiait des mêmes rangs et titres que son homologue russe en contre-partie de leur soumission) sur la population estonienne, ensemble subordonné au pouvoir politico-militaire russe. L’éducation du jeune Roman est un « multiculturalisme russifié » qui évoluera vers l’Eurasisme. Il a parfaitement intégré les valeurs de supériorité de l’aristocratie : une haute estime de lui tempérée par un sentiment d’infériorité qui l’a poussé à faire toujours plus pour être considéré comme un Russe à part entière. Les sujets non-Russes de la bourgeoisie et de la noblesse devaient plus que les autres faire leurs preuves et faire montre de loyauté.

Ungern-Sternberg - Wikipedia

Issu des marges de l’empire, Roman Ungern von Sternberg évoluera et se battra pour le défendre sur son front pionnier à l’Est (l’empire russe s’étend vers l’Est depuis le règne d’Ivan le Terrible à partir des années 1580) et sur ses frontières extérieures à l’Ouest. Il était un homme de la périphérie qui idéalisa jusqu’au sublime son attachement à la Russie et à la lignée des Romanov. Ainsi, il n’est pas étonnant que l’adolescent remuant qu’il fût favorisa son orientation vers le métier des armes. L’impôt du sang comme garantie de sa loyauté sans compter son acharnement à maîtriser la langue officielle de l’empire. Le 5 mai 1903, il intègre l’école navale de Saint Petersburg, puis l’Académie militaire Paul 1er rejoignant la minorité (environ 20%) des non-Russes à bénéficier de cette formation. Les élèves de ces centres prestigieux sont majoritairement issus des grandes familles de la Cour, parmi les plus fidèles au régime vouant un culte au Tsar. Mais Roman Ungern von Sternberg est un élève indiscipliné, il est expulsé de l’établissement quelques mois plus tard, le 18 février 1905.

Éclate alors la guerre Russo-japonaise. L’ancien élève officier s’engage comme volontaire au 91e régiment d’infanterie (Dvinsk) le 10 mai et part pour la Mandchourie, où il est incorporé au 12e régiment Velikie Luki. Mais l’unité arrive trop tard pour combattre, la guerre se terminant par la victoire foudroyante de l’armée japonaise. Ce séjour réveille en lui un attrait certain pour l’Orient, et facilite aussi son retour en grâce : il est accepté à l’Académie militaire, puis promu officier (15 juin 1908). Il choisit sans surprise le corps des cosaques et rejoint les rives de l’Argoun à proximité de la frontière séparant l’empire à la Chine.

Un jeune officier à l’école de l’Orient

File:Ungern-sternberg r.jpg - Wikimedia Commons

L’expansion impériale vers la Sibérie et l’Extrême-Orient est l’équivalent russe de la Conquête américaine vers l’Ouest, le génocide des populations autochtones en moins (néanmoins l’antisémitisme et le racisme à l’endroit des Asiatiques étaient monnaies courantes). De grands espaces à conquérir, peuplés de nomades ou de semi-nomades, des terres au climat et à l’environnement souvent hostiles. La colonisation russe débutée au XVIe siècle s’amplifie grâce au chemin de fer et à la construction du célèbre Transsibérien. L’Orient faisait partie de l’imaginaire russe pour son exotisme, un espace de liberté, dont la figure du cosaque, pionnier de la colonisation, est l’un des symboles. Le cosaque incarnait un esprit guerrier spécifique, doublé d’une loyauté sans faille aux Tsars. En outre, les formations de cosaques étaient porteuses de la tradition militaire russe avec une organisation et un équipement singuliers. Le jeune baron rejoint les cosaques du Trans-Baïkal, en charge de protéger les intérêts russes et la ligne de chemin de fer éponyme, qui est une bifurcation du Transsibérien. Ces cosaques de part leur recrutement et leur immersion avec la culture et traditions locales (Bouriates et Toungouses), ne pouvaient que séduire le jeune homme autant assoiffé d’aventure, d’exotisme que de liberté, surtout après deux années d’académie militaire. En outre, cette affectation favorise une imprégnation directe et prolongée avec le bouddhisme (le lamaïsme), le chamanisme et la culture chinoise (la frontière de l’Empire du Milieu est proche et les immigrants nombreux).

Baron von Ungern – Who Helped Make an Independent Mongolia

Bien qu’apprécié par sa hiérarchie pour ses qualités intellectuelles (il est un lecteur avide) et sa bravoure, Roman a adopté les mœurs et coutumes du corps des cosaques, en particulier un double penchant pour l’alcool et les duels (il conservera toute sa vie, une cicatrice au niveau du front, suite à un affrontement après une beuverie). Las de la vie routinière de l’armée, il en démissionne quelques mois avant la Grande la Guerre pour partir à l’aventure dans un périple politique et mystique en Mongolie durant lequel il apprend avec un compagnon de voyage les rudiments de la langue. Cette escapade est probablement un acte fondateur, le moment clef de la vie du jeune officier. Se recoupent ici l’attrait familial (on se souvient du parcours de son père) pour l’aventure et l’Orient, alimenté bien souvent par la littérature et les actualités de l’époque. Dans sa nouvelle, parue en 1888, L’homme qui voulut être roi, Rudyard Kipling met en scène deux aventuriers qui aspirent à devenir rois du Kafiristan (Nouristan contemporain). Kipling s’est inspiré de nombreux contemporains, peut-être Antoine de Tounens, ce jeune Français devenu roi d’Araucanie et de Patagonie (1860). Plus proche de lui, l’expédition de l’officier britannique Francis Younghusband en Mongolie (1887), puis au Tibet, est un épisode qui fît certainement partie de l’imaginaire du jeune homme. Sans oublier l’entreprise de Charles Gordon, dit Gordon Pacha, qui apporta avec d’autres officiers occidentaux un soutien victorieux à la dynastie Qing pendant la révolte des Taï-Ping (1860-1862). Et dans un passé plus lointain l’épopée mongole et l’empire des steppes, le plus vaste de l’histoire…. C’était en somme encore l’époque où, selon Hugo Pratt, « l’aventure était encore possible », et il n’est pas étonnant que son héros-phare, Corto Maltèse, croise le Baron Ungern von Sternberg, au cours de ses pérégrinations (nous y reviendrons). C’est à ce moment aussi que ces connaissances livresques du bouddhisme (et peut-être de la Théosophie), on peut être pris la forme d’une expérience personnelle.

Standard of Roman von Ungern-Sternberg, the Mad Baron (front and back):  vexillology

Surtout, Roman Ungern von Sternberg informé de l’évolution politique en Mongolie, pensa y trouver un terrain d’action. En effet, deux ans auparavant, au cours de l’été 1911 des khans et des lamas de la Mongolie extérieure se révoltèrent contre la dynastie Qing et déclarèrent l’indépendance de la Mongolie sous la direction de Bogdo-Khan (1869-1924), chef suprême du lamaïsme. Le changement politique favorisa la pénétration russe dans le pays et l’émergence de potentats locaux, tel Dambiijanstan (dit Ja Lama), un moine à la tête de hors-la-loi qui s’empare un temps du pouvoir politique dans le district de Kobdo. Le départ des troupes chinoises favorise la pénétration russe dans la région et oblige Moscou a déployer des unités militaires pour mettre de l’ordre et pallier l’insuffisance de la jeune armée mongole. Le jeune officier proposa ses services au consulat russe de Kobdo (qui dispose d’un petit détachement de cavalerie assurant la protection des résidents et des intérêts russes), devenue la seule autorité de la ville, mais sa demande est rejetée. Après cela, Roman Ungern von Sternberg disparaît des radars de l’historien jusqu’au commencement de la Grande Guerre.