par Bernard PLOUVIER
La seconde Renaissance, celle des XIIe–XIIIe siècles, si l’on préfère la Renaissance gothique, est d’une tout autre ampleur. Elle fut permise par un bond démographique en grande partie lié à un réchauffement climatique – il date de la jonction des VIIe et VIIIe siècles et disparaît progressivement durant le XIIe siècle – et surtout à une exceptionnelle série de progrès techniques. Enfin, l’on y assiste à une modification profonde des rapports entre seigneurs et paysans, non seulement dans la répartition des fruits du travail, mais aussi dans le sens d’une plus grande protection des travailleurs – paysans, artisans et transporteurs.
Démographes, climatologues, historiens et sociologues universitaires, étant des Divas intellectuelles, se battent à coups d’arguments partiels et partiaux, alimentés par leur sectarisme, leurs orientations politiques et religieuses, pour déterminer la cause de ce bouleversement de l’Ouest de l’Europe – Italie, Flandres, Île de France, Angleterre, Rhénanie, Castille. En réalité, la deuxième Renaissance, radicalement différente de la première qui accompagna le début du réchauffement climatique, fut induite par l’heureuse et bénéfique conjonction de diverses causes.
Il en est résulté un enrichissement général, moindre bien sûr en campagnes qu’en villes, où des négociants exploitèrent habilement le travail d’artisans, œuvrant désormais, non plus seulement pour les nobles et le haut-clergé, mais aussi pour cette clientèle rurale, qui avait disparu depuis le Ve siècle, faute de sécurité sur les chemins de campagne ou de forêts.
Œuvre de clercs, d’artisans de grand talent et de marchands, autant que de rois et de grands seigneurs, cette Renaissance crée dans les grandes cités et les cours royales et ducales les conditions du regroupement de lettrés, de fabricants et de négociants qui avait assuré la prospérité et la renommée des grandes provinces de l’Empire romain. On tente de reproduire en petit à Paris, Toulouse et Montpellier, à Venise, Bologne et Milan, à Cologne, Arras, Gand, Spire ou Aix-La-Chapelle, à Londres, Oxford et à York, à Tolède ou à Salerne, ce qui avait fait la gloire des Rome, Athènes et Alexandrie.
Parallèlement, d’authentiques ingénieurs à orientation militaire, surpassant leur maître romain Vitruve, recommencent à élever ces fortifications de pierres bien taillées, correctement ajustées, qui avaient assuré la longévité de l’Empire romain. On abandonne progressivement les simples entassements de terre, de troncs d’arbres et de moellons surmontés d’une palissade, lointain héritage celtique. On enserre ainsi solidement les villes et les donjons, lieux de refuge pour les paysans et les artisans des villages et hameaux des alentours. Désormais, une ville ou un château ne tomberont plus que par l’effet de la trahison, d’une épidémie, de la famine ou du défaut d’eau potable.

D’autres architectes, venus du milieu des maîtres maçons, osent entreprendre ce que nul n’avait tenté avant eux : bâtir de très hautes constructions pour y prier Dieu et méditer l’enseignement des pieuses histoires, sculptées sur bois ou sur pierre, peintes sur les murs ou coloriées sur les vitraux fermant les hautes fenêtres étroites de ces églises, si mal nommées gothiques, puisque les premières furent élevées en Île-de-France.

Au début du XIIe siècle, aussi bien en Angleterre que dans les Flandres, en Lombardie ou dans les provinces de l’Italie du centre, les bourgeois, enrichis par le négoce régional voire international, commencent à disputer aux nobles la domination des cités, s’appuyant sur l’autorité du roi ou, pour l’Italie, sur celle du pape, pour mieux combattre puis rejeter l’autorité des féodaux. Au milieu de ce siècle, de savants juristes remettent en honneur le Droit romain, à l’Université de Bologne : les chevaliers trouveront désormais de redoutables opposants aux manifestations de leur bon plaisir, de leur « droit du poing ». C’est encore une « révolution » stricto sensu, portant sur la jurisprudence, que ce retour à la société romaine antique, au moins en Italie et au sud de la Loire.
Et ceci est nettement plus important pour l’histoire de la civilisation européenne que l’émergence, à cette époque, de la poésie courtoise… qui n’empêche nullement d’observer une multitude de rapts, viols et mariages forcés. L’on peut affirmer que ces poèmes et romans, qui ont tant influencé la postérité, furent bien davantage des encouragements à l’adultère qu’à l’amour chaste, ce « fin’amor » sur lequel insistent lourdement nos précieux ridicules des facultés de lettres, oubliant que les plus célèbres poètes courtois fixaient à trois années la durée d’efficacité de leurs « philtres d’amour » ! Trouvères de langue d’oïl, ménestrels de langue germanique, troubadours de langue d’oc, qui étaient eux-mêmes en général des errants sexuels, ne se faisaient aucune illusion sur la durée du « grand amour ».
De façon plus sérieuse, divers penseurs, lecteurs assidus des textes de Platon et d’Aristote, de Cicéron et de Sénèque, d’Horace, d’Ovide et de Virgile, des saints Ambroise, Augustin, Justin et de Lactance, s’essaient à une synthèse de la philosophie gréco-latine socratique et stoïcienne, de la poésie lyrique ou élégiaque antique, des Évangiles canoniques – à l’époque, on ne connaît que de rares fragments des très nombreux Évangiles apocryphes -, enfin des Pères de l’Église. Même en médecine ou en mathématiques, ces lettrés ne doivent pratiquement rien d’original au « monde arabo-musulman », mais beaucoup aux échanges entre provinces occidentales ou avec les savants de l’Empire Romain d’Orient, puis au produit du pillage de Constantinople en l’année 1204.
Les pirates et négociants mahométans ne font que revendre très cher ce qu’ils ont acheté ou volé en Espagne du Sud, en Mésopotamie ou aux Indes, d’où viennent le zéro et ces symboles aisément utilisables que des ignares s’acharnent à nommer « chiffres arabes » !
Trop savante, trop intellectuelle, la troisième Renaissance, celle née en Toscane et à Rome au XVe siècle (le Quattrocento des Italiens), s’est accompagnée d’un mépris progressif pour le travail manuel, jusqu’à l’éclosion des régimes populistes en Europe dans la première moitié du XXe siècle, puis lors de la désindustrialisation massive des années 1970 à nos jours, où l’on a enfin compris que l’artisanat de grande qualité joue un rôle économique majeur en Occident. Ce mépris absurde ne fut nullement observé lors de la deuxième Renaissance, bien au contraire.

Aux XIe et XIIe siècles, où sont observées les premières conséquences de l’enrichissement général, la partie la plus sincère du peuple chrétien, guidée par des prédicateurs errants (on les nomme « gyrovagues »), aspire à une meilleure connaissance du texte saint par excellence : les Évangiles, s’intéressant de moins en moins aux légendes absurdes de l’Ancien Testament.
En cette époque de progrès et d’enrichissement, tous deux perçus par les chrétiens les plus scrupuleux comme des signes de décadence spirituelle, nombreux sont les hommes et les femmes qui aspirent à une vie digne, austère et charitable, dans le but de gagner leur admission au Paradis. Cette deuxième Renaissance diffère essentiellement de notre ère hédoniste et matérialiste.
D’autres exégètes des Saintes Écritures, plus enthousiastes que doués d’esprit critique, s’enfoncent dans les ténèbres de la seule Apocalypse reçue dans le Nouveau Testament, celle attribuée – probablement à tort – à l’évangéliste Jean, et jonglent avec les chiffres en une gématrie plus délirante que savante. Cette herméneutique grotesque consiste à attribuer une valeur numérique aux lettres des alphabets grec, latin ou hébreu, ce qui alimente une grande partie du charlatanisme obscurantiste jusqu’à nos jours.
Car nulle époque n’est « désenchantée », les gogos étant toujours et partout nombreux et réceptifs, puisqu’une majorité d’êtres humains – même les plus immondes canailles – veulent trouver un sens caché à leur vie et voir s’entrouvrir, pour eux seuls bien sûr, un accès aux « secrets cachés de l’univers ». Les halluciné(e)s qui attendent la venue d’une ère nouvelle, la fin de l’espèce humaine ou la « fin du monde », sont de toutes les époques, la nôtre comprise !
Éléments bibliographiques, pour lecteur intéressé :
M. Arnoux : Le temps des laboureurs. Travail, ordre social et croissance en Europe (XIe – XIVe siècle) [sic], Albin Michel, 2012
R. M. Carter : Climate : The counter-consensus, Stacey International, Londres, 2010
R. Doehaerd : Le Haut Moyen Âge occidental. Économies et sociétés, P. U.F., 1990
G. Duby : Guerriers et paysans. VIIe–XIIe siècle [sic]. Premier essor de l’économie européenne, Gallimard, 1973
G. Duby : Hommes et structures du Moyen Âge. volume 1 : La société chevaleresque, Flammarion, 1988
R. Fossier : Ces gens du Moyen Âge, Fayard, 2007
G. Fourquin : Histoire économique de l’Occident médiéval, Colin, 1969
J. Gimpel : Les bâtisseurs de cathédrales, Seuil, 1973
J. Gimpel : La révolution industrielle du Moyen Âge, Seuil, 1975
S. Gougenheim : Aristote au Mont Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Seuil, 2008
J. Le Goff : Le Moyen Âge et l’argent. Essai d’anthropologie historique, Perrin, 2010
É. Le Roy-Ladurie : Histoire du climat depuis l’an mil, 2 volumes, Flammarion, 2009 (première édition de 1967 ; novateur en son temps ; quelque peu dépassé de nos jours où l’on intérêt à se pencher sur les travaux de Robert Carter et ceux de Fritz Vahrenholt et de Sebastian Lüning)
G. Paré et Coll. : La Renaissance du XIIe siècle. Les écoles et l’enseignement, Vrin, 1933 (par ce livre magistral, les Dominicains Gérard Paré, Adrien Brunet, Pierre Tremblay, élargissant la thèse de Gabriel Robert, ont lancé l’idée de Renaissance pour qualifier les XIIe et XIIIe siècles en Europe occidentale… il a fallu un demi-siècle pour que les doctes universitaires acceptent cette avancée historiographique : le misonéisme demeure la loi fondamentale des universités)
B. Plouvier : François d’Assise. L’utopie évangélique et l’attente de la Parousie, Dualpha, 2014
D. de Rougemont : L’amour et l’Occident, Plon, 1972
F. Vahrenholt, S. Lüning : Die Kalte Sonne. Warum die Klimakatastrophe nicht stattfindet, Hoffmann und Campe Verlag, Hambourg, 2012