LES DESSOUS DU SAHARA OCCIDENTAL

Par Michel LHOMME

Le troc annoncé par Donald Trump sur Twitter le 10 décembre, par lequel les États-Unis reconnaissent la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental en échange de l’établissement de «relations diplomatiques complètes» entre le Maroc et Israël, a été décrit par beaucoup comme le summum du nouveau marketing politique international mais il est aussi le succès  fulgurant de la diplomatie secrète israélienne (avec en particulie la médiation personnelle de l’homme d’affaires juif marocain Yariv Elbaz).

Non seulement le Maroc n’a pas tardé à rejoindre le soi-disant « accord d’Abraham, par lequel des pays arabes tels que les Émirats arabes unis, Bahreïn et le Soudan se sont engagés cet automne à normaliser leurs relations bilatérales avec Israël, ce qui fut négocié sous la pression de Trump du côté de Jérusalem en échange d’une non-annexion de la vallée du Jourdain qui avait pourtant été programmée pour l’été 2020 mais la transaction marocaine surpasse ses prédécesseurs dans la contrepartie américaine qui a été accordée. La reconnaissance de ce qu’un État-nation considère comme sa souveraineté ou son intégrité territoriale est en effet un trophée ultime et incommensurable et cette affaire présente des points communs avec l’ accord Kosovo-Serbie que Trump a également parrainé en septembre.

Le lien clairement établi entre la politique américaine envers le Sahara occidental et le Maroc envers Israël est en tout cas loin d’être un artifice. Il paraît désormais définir les relations entre Rabat et Washington.

Obtenir la reconnaissance officielle par les États-Unis de la marocanité du Sahara occidental annexé de facto était depuis les années 1970, l’objectif primordial de la politique marocaine à l’égard de la superpuissance américaine. Pendant et après la guerre froide, le principal atout du Maroc dans cette entreprise a été de maximiser le rôle de «bon allié» de Washington et d’«état arabe modéré» dans le rapport avec l’Etat d’Israël. Rabat a combiné le rôle historique de Hassan II en tant que médiateur entre les Arabes et les Israéliens avec une coopération bilatérale significative avec Tel Aviv, devant et derrière les coulisses, sur les questions de sécurité et économiques. Les efforts de ces deux pays sont également allés de pair à de nombreuses reprises dans leur lobbying à Washington. Mais l’équation n’avait pas toujours bien tourné pour les Marocains, comme en témoignent les tensions passées avec la diplomatie de George W. Bush suite au rejet par Rabat du plan Baker II pour le Sahara occidental en 2003. 

Vue dans cette perspective, l’annonce de Trump constitue une victoire diplomatique sans précédent pour le Maroc. Le discours para-officiel de ce pays l’ a célébré comme la consécration finale de la stratégie entreprise par Mohamed VI avec le Plan d’autonomie 2007 pour le Sahara occidental, qui a eu un accueil international positif et a réussi à détourner le sens des résolutions du Conseil de sécurité vers l’idée de «négociations sans conditions préalables» .

Quelques bémols cependant

Du côté marocain, les relations diplomatiques «complètes» avec Israël proclamées par Trump sont considérablement abaissées dans le communiqué du Cabinet royal . Celui-ci précise le contenu de la normalisation bilatérale naissante en trois points: l’autorisation des vols directs entre les deux pays, le rétablissement des contacts officiels et des relations diplomatiques « dans les meilleurs délais », et la coopération économique et technologique, à commencer par la réouverture du Bureau de liaison marocain (commercial) à Tel Aviv mais pas un mot sur une éventuelle ambassade.

Le bureau de liaison susmentionné a fonctionné depuis les accords d’Oslo jusqu’à la fin de 2000, date à laquelle il a été fermé pour protester contre la violence israélienne dans le contexte de la deuxième Intifada palestinienne. En d’autres termes, tout ce que Rabat semble vouloir faire en 2021 est le retour au statu quo bilatéral des années 90. 

La prudence et l’ambiguïté de la normalisation marocaine actuelle est une tentative claire de limiter ses coûts de légitimité interne, qui ne semblent pas négligeables si l’on considère les précédents de manifestations populaires massives pour la cause palestinienne dans le pays, de la Seconde Intifada à la guerre de Gaza de 2008 à 2009. La particularité de ces manifestations sous le règne de Mohammed VI a été leurs structures de mobilisation, basées sur des réseaux et des coordinateurs ad hoc qui rassemblent tous les acteurs les plus irréductibles et résistants à la cooptation monarchique, des islamistes d’Al Adl wal Ihsan à la gauche critique et l’Association marocaine des droits de l’homme (AMDH), les mêmes qui ont organisé les manifestations du Mouvement du 20 février lors du soi-disant « printemps arabe » il y a 10 ans et ils se sont déjà prononcés pour condamner la normalisation avec Israël ces derniers jours. 

En d’autres termes, les mobilisations contre Israël et pour la cause palestinienne «sont un terreau favorable pour s’informer sur la contestation au Maroc et la constitution de réseaux d’opposition polyvalents, de collaboration et de formation de coalitions entre des acteurs de nature idéologique très divers. Ces coalitions  peuvent constituent à terme une menace potentielle pour la stabilité du régime monarchique. D’où la volonté actuelle des autorités marocaines de contrôler la réaction intérieure au troc avec les États-Unis, en focalisant l’histoire sur l’exploit patriotique sur le Sahara en omettant délibérément d’évoquer l’échange (la normalisation avec Israël), et en interdisant directement les manifestations contre ce dernier.

D’un autre côté, du côté américain, la déclaration de Trump de reconnaissance de la souveraineté marocaine sur le Sahara occidental que le cabinet royal marocain a présenté comme un «décret présidentiel », a en fait été fait au moyen d’une proclamation présidentielle . Contrairement aux décrets exécutifs, les proclamations présidentielles sont essentiellement des déclarations politiques, qui peuvent avoir un contenu substantiel dans les affaires étrangères mais qui n’ont pas force de loi sans l’autorisation du Congrès. Trump a déjà utilisé ce mécanisme pour sa reconnaissance controversée, contrairement au droit international, de Jérusalem comme capitale de l’État d’Israël (2017) et pour la reconnaissance de la souveraineté israélienne sur les hauteurs du Golan (2019). Mais dans une affaire comme celle du Sahara occidental, où il ne bénéficie vraisemblablement pas du soutien de la majorité au Congrès et au seuil de son départ de la Maison Blanche, la cohérence juridique interne de sa décision semble au mieux douteuse. 

Cela laisse donc à Joe Biden la possibilité théorique de revenir sur l’engagement de Trump, comme déjà différentes voix à Washington l’ ont demandé sans oublier de plus qu’Israël est de nouveau en élections. En théorie donc, la réversibilité du troc est possible, car ce troc brise de fait le jeu du multilatéralisme et des principes minimaux du droit international puisque nous nous trouvons ici en faveur du droit du plus fort, ce qui n’est pas en droit international un moyen propre de résoudre un conflit, que ce soit au Sahara Occidental ou en Israël-Palestine. 

La paix des vainqueurs n’est pas seulement indésirable, elle n’est souvent jamais possible.

Cela nous amène à nous interroger sur ce que pourrait être la politique étrangère de Joe Biden quand il sera installé à la Maison Blanche ? 

Il l’a pré-annoncé dans un article détaillé sur la revue Foreign Affairs (mars/avril 2020), qui a constitué la base de la Plate-forme 2020 approuvée en août par le Parti Démocrate. Le titre déjà est éloquent : “Pourquoi l’Amérique doit à nouveau guider /Sauvetage de la politique étrangère des États-Unis après Trump” : «  tandis que le président Trump a diminué, affaibli et abandonné alliés et partenaires, et abdiqué du leadership américain, comme président, j’accomplirai immédiatement des actes pour renouveler les alliances des États-Unis, et faire en sorte que l’Amérique, encore une fois, conduise le monde”. 

Son premier acte serait logiquement de renforcer l’OTAN,  “le cœur même de la sécurité nationale des États-Unis”. Pour cela, Biden fera les “investissements nécessaires” pour que les États-Unis conservent “la plus puissante force militaire du monde” et, en même temps, il fera en sorte que “nos alliés OTAN accroissent leur dépense pour la Défense”, selon les engagements déjà pris par l’administration Obama-Biden.

Le deuxième acte sera de convoquer, dans sa première année de présidence, un “Sommet mondial pour la démocratie”. Y participeront “les nations du monde libre et les organisations de la société civile du monde entier qui sont au premier rang dans la défense de la démocratie”. Le Sommet décidera une “action collective contre les menaces mondiales”. Avant tout pour “contrecarrer l’agression russe, en gardant le tranchant des capacités de l’Alliance et en imposant à la Russie des coûts réels quant à ses violations des normes internationales” ; et simultanément, pour “construire un front uni contre les actions offensives et les violations des droits humains de la part de la Chine, qui est en train d’étendre sa portée mondiale”.

N’est-ce pas le retour des tensions et du ton guerrier des faucons ?

Ce programme élaboré avec la participation de plus de 2.000 conseillers en politique étrangère et sécurité nationale, organisés en 20 groupes de travail n’est pas seulement le programme de Biden et du Parti Démocrate. Il est en réalité l’expression d’un parti transversal (« l’Etat profond »), dont l’existence est démontrée par le fait que les décisions fondamentales de politique étrangère, avant tout celles relatives aux guerres, sont prises aux États-Unis sur une base bi-partisane. 

Ceci est aussi confirmé par le fait que plus de 130 hauts fonctionnaires républicains (à la retraite comme en service) ont publié le 20 août une déclaration de vote contre le républicain Trump et en faveur du démocrate Biden. Parmi ceux-ci, John Negroponte, nommé par le président George W. Bush, en 2004-2007, d’abord ambassadeur en Irak (avec mission de réprimer la résistance), puis directeur des services secrets USA.  Confirmé aussi par le fait que le démocrate Biden, à l’époque président de la Commission des Affaires Étrangères du Sénat, soutint en 2001 la décision du président républicain Bush d’attaquer et d’envahir l’Afghanistan et, en 2002, présenta une résolution bi-partisane de 77 sénateurs qui autorisait le président Bush à attaquer et envahir l’Irak en l’accusant (accusation révélée fausse ensuite) de posséder des armes de destruction massive. Toujours pendant l’administration Bush, quand les forces étasuniennes n’arrivaient pas à contrôler l’Irak occupé, Joe Biden faisait passer au Sénat, en 2007, un plan sur la “décentralisation de l’Irak en trois régions autonomes -kurde, sunnite et chiite” : autrement dit le démembrement du pays pour servir la stratégie USA.  De la même manière, quand Joe Biden a été pendant deux mandats vice-président de l’administration Obama, les républicains ont soutenu les décisions démocrates sur la guerre contre la Libye, l’opération en Syrie et la nouvelle confrontation avec la Russie.

Ce n’est peut-être pas l’« America Great Again » mais cela ressemble en tout cas, de très près, à “l’Amérique, encore une fois, guide le monde » (qui voir plus haut apparaît explicitement dans la plate-forme 2020 de Biden).

Lorsque fin août, les Emirats Arabes Unis ont reconnu Israël ils ont sans doute voulu soutenir le président Donald Trump en campagne car l’ancien président américain n’a pas cessé durant tout son mandat de soutenir les monarchies du Golfe et de mener une politique agressive, une véritable guerre économique, anti-iranienne. Les dirigeants du Golfe craignent peut-être la victoire de Biden qui pourrait signifier contre eux un retour à la politique de conciliation du président démocrate précédent envers l’Iran. Mais en fait, Biden demeure particulièrement flou et sa campagne a consisté à en faire et à en dire le moins possible, afin de ne contrarier personne, et de jouer uniquement sur le seul rejet de Trump.