LES ENTRETIENS DE METAINFOS : MONDE ET CORONAVIRUS : LA RUSSIE

par Sergueï KARAGANOV

Syrie, Iran, Ukraine… Les grands dossiers politiques internationaux ont, pour ainsi dire, disparu des écrans de l’actualité. Est-ce à dire que les grandes puissances, accaparées chez elles par la gestion de la crise sanitaire, vont désormais s’en désintéresser ou les considérer comme secondaires ? Le Courrier de Russie a posé la question du « monde d’après » au politologue Sergueï Karaganov, président honoraire du Conseil de politique étrangère et de défense, un des plus anciens think tanks indépendants en Russie. Les États-Unis sont à l’heure qu’il est en passe de déployer une trentaine d’avions de combat F-16 en Pologne et déterminés à renforcer leur présence militaire en Europe en une sorte de provocation gratuite contre la Russie, les États-Unis vont déployer sous peu 2 000 soldats, 30 avions de combat F-16 et cinq C-130 Hercules en Pologne. Selon Sputnik, les F-16 pourraient provenir de la base aérienne de Spangdahlem en Allemagne où 28 avions F-16 sont actuellement déployés. ML.

– Quelles sont, selon-vous, les premières conséquences de la pandémie de Covid-19 sur les relations internationales ?

Ce qui saute aux yeux en premier lieu, avec cette pandémie, est l’absence de solidarité entre les pays : la coopération s’effrite, l’égoïsme prend le dessus. Si l’Union européenne en est une illustration flagrante, le phénomène est à l’œuvre partout, à l’exception, notable, du partenariat russo-chinois, qui se poursuit malgré tout. Globalement, la crise sanitaire accélère une évolution déjà entamée il y a quelques années : nous marchons à grands pas vers la « renationalisation » de la vie politique mondiale et de ses élites, vers un renforcement du rôle des États, vers la paralysie des principales institutions supranationales. Rien ne laisse présager, aujourd’hui, un renouveau du multilatéralisme, au contraire.

-La Russie a envoyé des équipes et du matériel médical en Italie et aux États-Unis, des pays qui pourtant la maintiennent sous sanctions depuis six ans et n’ont visiblement pas l’intention d’y renoncer. La crise actuelle peut-elle faire évoluer les relations entre Moscou et l’Occident ? 

Pas de façon radicale, à mon sens. L’impact du virus et de la crise n’est probablement pas encore assez puissant, assez violent, pour contraindre les « vieilles élites » américaines et européennes à revoir leurs positions. La question de l’efficacité des sanctions contre la Russie n’est pas nouvelle : Bruxelles évalue à plusieurs milliards d’euros les pertes qu’elles ont déjà causées aux États membres de l’UE, mais rien ne change. 

-Parvenez-vous à discerner les contours du « monde d’après » ? 

J’hésite à répondre à cette question, les choses sont encore trop instables, l’horizon trop flou… Je note toutefois que l’UE et les États-Unis, déjà en perte de vitesse, ont échoué à endiguer rapidement la contagion. Cet échec va certainement accentuer leur perte d’influence et de prestige dans le monde. À l’inverse, Pékin, qui a géré la crise efficacement et aide aujourd’hui les autres pays à faire face, en sort renforcée. De la même façon, la politique d’aide humanitaire à destination de l’étranger actuellement déployée par le Kremlin, que d’aucuns qualifient de rusée et retorse, me semble à la fois intelligente et noble. Dans le contexte de ces luttes d’influence, qui ne feront que se durcir dans le « monde d’après », l’Occident n’aura aucun intérêt à lever les sanctions ni à mettre fin à la nouvelle « guerre froide » qu’il mène contre la Russie… Et malgré tout, j’espère que Moscou et Bruxelles renforceront leur coopération dans l’avenir – le témoignage de la solidarité russe apporté récemment à certains membres de l’UE pourrait y contribuer. 

-Dans une déclaration conjointe, trois anciens ambassadeurs des États-Unis à Kiev ont affirmé que la pandémie de Covid-19 pourrait être l’occasion de ramener la paix dans le Donbass et de lever les sanctions contre la Russie, « à condition que Poutine renonce à ses incursions militaires en Ukraine »…

Cette déclaration mentionne un autre préalable : la « restitution de la Crimée » à l’Ukraine. Il s’agit d’un doux rêve. La Russie ne rendra pas la Crimée, même si elle souhaite la fin des combats dans le Donbass et le retour de cette région dans le giron de Kiev. Par ailleurs, la précédente équipe dirigeante ukrainienne a commis tant d’erreurs et perpétré tant de crimes que je ne vois pas, pour l’heure, comment la région pourrait envisager sa réintégration pure et simple à l’Ukraine.

-La pandémie aura-t-elle un impact sur le processus de Minsk et les discussions au « format Normandie » entre l’Allemagne, la France, la Russie et l’Ukraine ?

Mais personne ne se soucie plus, aujourd’hui, des grands dossiers politiques internationaux ! Le virus a pris le pas sur tout le reste. Les États sont désormais accaparés par leurs failles en matière de santé publique, les inégalités sociales croissantes, les classes moyennes sacrifiées, etc. : autant de problèmes qu’ils n’avaient pas, jusque-là, la volonté ou la capacité d’affronter et de résoudre. Et c’est sans compter la grave crise économique qui les menace… Je ne pense pas que les enceintes de dialogue international – y compris le « format Normandie » – retrouvent de sitôt leur actualité.

 -La chute vertigineuse de la demande mondiale de pétrole a provoqué un effondrement sans précédent des cours. Comment les grands pays exportateurs, à commencer par la Russie, vont-ils parvenir à compenser cette baisse dramatique de leurs revenus? 

Je pense qu’ils sauront s’en tenir à leurs récents accords qui visent à réduire leur production [10% de diminution de l’offre mondiale, ndlr] – y compris les Américains, qui ont indirectement pris part aux discussions. Les prix remonteront peu à peu avec la demande, même s’il est difficile d’affirmer qu’ils reviendront à leur ancien niveau. Quoique… Les conflits internationaux, ignorés en ces temps de pandémie, risquent de s’enflammer à nouveau, au Proche-Orient notamment. Cela pourrait entraîner une envolée des cours.

-Qu’en sera-t-il des échanges commerciaux ? 

Là aussi, la pandémie accélère une tendance globale à la « démondialisation », engagée depuis quelques années, c’est-à-dire à une baisse du volume des échanges internationaux et à une régionalisation des flux. La crise du coronavirus a brisé les anciennes chaînes de production. Prenons le secteur pharmaceutique : la fermeture des usines en Chine, qui fabriquent jusqu’à 40 % des substances actives utilisées dans le monde, a provoqué des pénuries de médicaments dans de nombreux pays, y compris aux États-Unis ! La Russie n’est pas épargnée : nous ne produisons que 8 % des substances actives que nous consommons. L’explosion subite de la demande en équipements médicaux et en médicaments a révélé notre dépendance à l’égard de fabricants étrangers. Ce constat vaut pour quasiment tous les pays et pour la plupart des branches de l’économie ! En un mot, cette épreuve nous enseigne la nécessité absolue de relocaliser les productions de nos secteurs stratégiques. C’est une leçon pour l’avenir. 

-Selon certains analystes, le processus d’intégration européenne ne se relèvera pas des conséquences de la crise du coronavirus…

Je voudrais être optimiste : l’échec du projet européen serait une tragédie pour le monde entier. La Russie n’a aucun intérêt à voir l’Europe se déchirer. L’Europe en guerre et affaiblie a représenté la principale menace pour la sécurité de notre pays durant les cinq derniers siècles… 

-Et la Russie, dans quel état sortira-t-elle de cette crise planétaire ? 

Ce n’est pas la première fois qu’elle est menacée dans son histoire… Rien que sur les trente dernières années, nous nous sommes trouvés plusieurs fois au bord du gouffre. En comparaison, la crise actuelle ne semble pas si grave, même si elle ne fait que commencer. Mais nous nous en sortirons, à force d’intelligence, de volonté et d’union nationale – et la Russie est incomparablement plus unie aujourd’hui qu’il y a trente, vingt ou même quinze ans. Sans conteste, les pertes, notamment financières, seront lourdes. Mais rappelez-vous, il y a cinq ou six ans, on nous prédisait que nous ne résisterions pas aux sanctions ! Or, la Russie est toujours debout, notre pays s’est adapté. Et il s’adaptera encore.