LA BOMBE KARLSRUHE (SUITE) : C’EST A MACRON DE JOUER !

Nous avons publié hier un article de Marc Rousset (https://metainfos.com/2020/05/11/la-bombe-de-karlsruhe-vers-la-banqueroute-de-litalie/) qu’il ne faudrait absolument pas jugé anodin pour ses conséquences immédiates. Rappelons simplement que la Cour constitutionnelle fédérale (TC) allemande de Karlsruhe a mis en doute la légalité du programme d’achat d’actifs du secteur public (PSPP) mis en œuvre par la Banque centrale européenne (BCE) en 2015, pas celle actuellement en cours à une échelle d’ailleurs incommensurable. L’arrêt du TC suggère que la BCE a agi en dehors de ses pouvoirs: en omettant d’évaluer la proportionnalité de ses actions, elle est allée au-delà de ce qui était strictement nécessaire, et a donc dépassé les pouvoirs de l’Union Européenne. Les implications juridiques dépassent le cadre de cet article et sont difficilement mesurables mais ses conséquences politiques remettent bien en cause les fondements du projet européen, et supposent, comme le prévient Martin Sandbu dans le Financial Times , un bouleversement énorme de l’ordre juridique européen. À l’heure où certains États membres recherchent tous les moyens en leur pouvoir pour affaiblir l’Union, l’arrêt de Karlsruhe envoie le message quasi « souverainiste » suivant: que les juridictions nationales peuvent choisir quand appliquer – et respecter – le droit européen.

Ainsi, le TC allemand remet en question trois principes fondamentaux du fonctionnement de l’UE:

1 – la primauté du droit européen sur le droit national

2- que la Cour de Justice européenne (CJE) en est son seul interprète suprême

3- que les États membres ne peuvent pas «soumettre les différents concernant l’interprétation ou l’application des traités à une procédure de règlement différente de celles qui y sont prévues» (article 344 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, TFUE).

En d’autres termes: le sens et l’application du droit européen ne sont pas déterminés par les tribunaux allemands, mais relèvent de la compétence exclusive de la CJUE.

Bien sûr, comme l’écrit Dimitrios Kyriazis dans le European Law Blog , le système judiciaire allemand a toujours entretenu une relation complexe avec la suprématie du droit de l’Union, en particulier avec son caractère absolu. De nombreux cas par lesquels la CJUE a développé ce principe découlent en fait de questions préliminaires posées par les tribunaux allemands; et le TC lui-même s’est réservé, à plusieurs reprises, le droit d’avoir le dernier mot concernant son application. Dans le contexte politique et économique actuel, cependant, les conséquences de la décision peuvent effectivement devenir particulièrement graves du point de vue européiste (celui donc de l’UE ).

D’une part, par le timing en effet de la décision car bien que le TC avertisse expressément que la décision n’affecte pas le dernier programme d’achat de dette de la BCE (celui colossal du PEPP effectué dans la crise sanitaire présente, les similitudes sont évidentes et sa suggestion selon laquelle la Bundesbank pourrait être empêchée de participer aux programmes réél.

L’insécurité juridique est posée ce que n’aime pas du tout les marchés. C’est d’ailleurs précisément cette incertitude qui est évitée en désignant la CJUE comme unique interprète du droit communautaire car comme chez tous les politiques qui nous gouvernent, le premier réflexe des banquiers est aussi de se protéger en premier pour éviter l’ « échafaud »). 

Indépendamment de la manière dont l’affaire est résolue, et avec une zone euro en pleine trubulences et inefficacité sous pression politique croissante, la décision de Karlsruhe affaiblit les pouvoirs (déjà limités) de la BCE, sape son indépendance et soulève de sérieuses questions sur l’avenir du PEPP. 

Politiquement et plus intéressant, le TC vient d’apporter des munitions aux gouvernements de Pologne et de Hongrie, qui mènent depuis des années une croisade contre la démocratie libérale et contre les institutions communautaires. Après tout, si l’Allemagne peut choisir quand appliquer le droit européen, qu’est-ce qui empêche la Pologne ou la Hongrie d’ignorer les jugements de la CJUE, par exemple sur l’indépendance du pouvoir judiciaire (affaire C-192/18 Commission / Pologne)? 

Pour Esteban González Pons, vice-président du Parti populaire européen, le raisonnement du TC est le même que celui utilisé par ces gouvernements: les Polonais, sans aller plus loin, ont déjà affirmé que la décision de mardi leur donne raison: les États membres, pas les institutions européennes sont les «propriétaires des traités» et il leur appartient donc exclusivement d’en déterminer leur portée.

Par conséquent, et en toute logique, d’un point de vue européiste, l’intervention de la Commission européenne est maintenant absolument nécessaire. C’est l’article 258 TFUE qui lui permettrait d’engager une procédure d’infraction à l’encontre d’un État membre (ici l’Allemagne) en estimant qu’il a « manqué à l’une de ses obligations au titre des traités ». Ce processus réaffirmerait non seulement le rôle de la Commission en tant qu’institution chargée de la mise en œuvre des traités, mais permettrait également, à terme (article 260 TFUE), à la CJUE de déclarer l’évidence: que l’interprétation de la législation européenne est une prérogative de la CJUE, pas des tribunaux nationaux. La commission européenne le fera-t-elle ? Qu’attend Macron pour engager la procédure ?

Ce qui est en tout cas manifeste aujourd’hui, c’est que l’ordre juridique européen est dangereusement fragile et que sa survie dépend de la décision des États membres de respecter les règles et de respecter – et de faire respecter – les traités. Comme la Pologne et la Hongrie l’ont démontré à plusieurs reprises, il est pratiquement impossible d’obliger un État membre à respecter le droit européen contre sa volonté. Mais si l’on demeure européiste, il n’y a plus qu’une seule procédure à adopter : l’infraction, seul instrument de la Commission en tant que gardienne des traités et dans l’intérêt de l’Union.

Or, et on l’aura compris : il s’agit ici de l’Allemagne.

Nonobstant, si la Commission européenne n’envoie pas un signal fort, et un message clair, ferme sans nuances à savoir que les États membres ne peuvent pas appliquer le droit européen de manière sélective et que les décisions de la CJUE sont contraignantes pour tous, indépendamment de leur pouvoir économique ou politique, elle aura perdu tout crédit. Si elle veut sauver l’Union européenne, il lui fait appliquer sans tarder l’article 258 et donc initier une procédure d’infraction et permettre à la CJUE de réaffirmer son autorité. Le ballon est dans le camp de l’Union. 

C’est à Macron de jouer !

Primauté allemande

Nonobstant en rappelant que la BCE devait s’expliquer sur son programme de rachats de dettes (quantitative easing) et en estimant qu’elle agit au-delà de son mandat, la cour de Karlsruhe réaffirme en droit sa doctrine constante : en 2009, elle avait en effet expliqué (à propos du traité de Lisbonne) que « Les peuples de l’Union européenne, qui sont constitués dans leurs États-membres (respectifs), restent les détenteurs de l’autorité publique, y compris de l’autorité de l’Union ». Autrement dit, elle affirmait la primauté de la Constitution allemande, y compris sur les traités européens.

Ceci contrebat une opinion courante en France, celle de la supposée primauté des traités européens sur la Constitution française. Bien sûr, cette dernière a été abondamment modifiée depuis l’origine et plus encore au cours des deux dernières décennies. Point de « main tremblante » pour la modifier, alors. Mais cette négligence française envers le droit n’est pas « de règle » en Allemagne où, justement, on tient la règle en grande estime.

Ce n’est pas de l’égoïsme national : juste du droit. Dont la source vient du peuple souverain.