LE MOYEN-ORIENT : MIROIR VIOLENT DU MONDE D’AUJOURD’HUI

par Michel LHOMME

Les événements du Moyen-Orient semblent maintenant se succéder sans aucun script préétabli. L’intervention turque au Kurdistan syrien, les manifestations au Liban, en Irak et en Égypte, l’exécution d’Abou Bakr al Baghdadi par les forces spéciales américaines, les tensions entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans le golfe Persique, l’influence régionale croissante de la Russie. N’assisterions-nous pas à une reconfiguration du leadership au Moyen-Orient désorientant les plans antérieurs du Grand Moyen Orient conceptualisés par Israël et les Etats-Unis, plans de stratèges en chambre qui ont d’ailleurs en partie échoués.

Le Moyen-Orient paraît disloqué (stratégie volontaire du chaos?) sans leadership. Pourquoi ? La puissance exige des ressources de pouvoir, la volonté de l’exercer et une légitimité reconnue par les autres or aucun état régional, y compris Israël, ne possède ces trois ingrédients.

Parallèlement à ce déficit régional de légitimité, il y a des tentatives répétées et frustrées d’imposer la prédominance géostratégique dans la région à travers la tendance à une alliance entre une puissance mondiale et certaines puissances ou États régionaux, en particulier celle établie de longue date entre les États-Unis et Israël. Mais face aux erreurs, aux hésitations et aux revers américains dans la région, la Russie s’est repositionnée.

La rivalité régionale met en lumière la lutte fratricide entre l’Arabie saoudite et l’Iran, entre sunnites et chiites. Ce n’est pas la seule opposition locale, mais son importance s’est manifestée dans différentes crises régionales (Irak, Syrie, Yémen ou, dans une moindre mesure, le Liban et la Palestine). Il n’existe pas non plus de bloc régional cohérent du fait de la crise du Conseil de coopération du Golfe, le Qatar, le Koweït et l’Oman étant réticents à adopter une politique plus belliqueuse à l’égard de l’Iran, comme le souhaiterait pourtant Riyad. Sans oublier aussi le boycott toujours mal digéré que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont soumis au Qatar depuis 2017.

La thèse de Richard Haass sur l’ère de la non-polarité peut ainsi éclairer la situation actuelle au Moyen-Orient, un Moyen-Orient se retrouvant de fait sans prédominance ni leadership clairs, avec différents centres de pouvoir, d’alliances aussi spécifiques et changeantes que la volatilité régionale elle-même.

A ce titre, le Moyen-Orient reflète la division, l’éparpillement du pouvoir de tout le système international. Les États-Unis sont certes la plus grande puissance militaire au monde, mais ils ne cessent de perdre cette influence dans leur compétitivité économique, technologique et commerciale contre la Chine. Perdant pratiquement toutes leurs guerres et la présidence imprévisible de Donald Trump donne à la Russie la possibilité d’occuper les espaces stratégiques laissés vacants. L’accord entre Ankara, Moscou et Damas scellé après la sortie américaine du Kurdistan syrien a confirmé ces progrès stratégiques de la Russie. La Chine, quant à elle, établit ses liens économiques dans le cadre de la nouvelle Route de la soie et achète la moitié du pétrole exporté par la région, en se gardant bien toutefois de poser des liens sécuritaires forts sur ce qu’elle considère sans doute comme une poudrière sans solution.

La politique européenne à l’égard du Moyen-Orient est divisée, contradictoire. L’Union européenne défend les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme, mais chaque État membre défend en réalité ses intérêts particuliers. Certains vendent des armes aux dictatures locales mais en tout cas tous collaborent, par action ou par omission, voire même par sionisme militant (le cas de la France) avec l’occupation israélienne de la Palestine. Le flux d’immigrants de la région a accéléré de plus les divisions internes comme le chantage turc opéré sur l’ouverture des frontières aux réfugiés. Deux facteurs supplémentaires limitent les Européens: l’absence d’accord entre les États membres sur leur politique étrangère et de sécurité et la stupéfaction devant l’agressivité de Trump à leur égard. Les deux facteurs se complètent de sorte que l’Europe, en particulier en ce qui concerne le Moyen-Orient, n’a carrément plus de politique arabe cohérente.

De plus, le Moyen-Orient continue de posséder toutes les composantes d’une dynamique interne destructrice: faiblesse de l’État, présence d’organisations politico-militaires non étatiques, autoritarisme, économies rentières, diversité des identités tribales et religieuses, différentes versions confrontées de l’islam (sunnite et chiite), un panarabisme frustré, des réseaux d’identité transnationaux, frontières contestées et de hauts niveaux de conflit armé.

La guerre en Syrie est le parfait exemple de l’interaction entre les acteurs internes et les facteurs externes déstabilisateurs de la région. Directement ou indirectement et en utilisant diverses ressources selon les cas – diplomatie, soutien hypocrite aux groupes armés, fourniture ou retrait de biens, bombardement et occupation de territoires – la Russie, les États-Unis, la Turquie, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar mais aussi la France dans la félonie avérée sont présents.

En tout cas, après des décennies de leadership américain – avec le soutien local important d’Israël, de l’Arabie saoudite – il semble que cette position soit remise en question. Israël essaye toujours d’établir sa domination totale sur la Palestine et y réussit tandis que la Turquie plonge dans ses rêves néo-ottomans. Simultanément, la Russie tente de profiter de la situation pour tenter de réinstaller ses positions militaro-économiques en Syrie pour, à partir de là, étendre ses armes à Riyad et à Téhéran. Nonobstant, la Russie peut bien sûr réaliser certains progrès en tant que fournisseur d’armes et pavoiser sur certains « succès », comme en Syrie, elle ne semble tout de même pas en mesure de prendre le relais sur place (et encore moins la Chine). On peut donc en conclure que, puisque ni l’Arabie saoudite ni l’Iran n’ont les moyens de faire pencher la balance en leur faveur, Washington restera encore un temps la principale référence de la région, dans un contexte de conflits croissants entre acteurs locaux, conflits qui peuvent effectivement devenir de plus en plus violents.