NOUVEAU NUCLÉAIRE FRANÇAIS : SON VÉRITABLE COÛT DE PRODUCTION

Par Michel GAY

La France va moderniser progressivement son parc nucléaire actuel de production d’électricité avec de nouveaux moyens pilotables de troisième génération EPR (European Pressurized Reactor) entre 2020 et 2040.

L’objectif est de s’affranchir le plus possible des énergies fossiles (engagements de la COP21 signés à Paris en 2015 déclinés en Stratégie nationale bas-carbone), maintenir une production pilotable et flexible (la puissance peut varier de 80% en une demi-heure), et développer une importante filière industrielle avec tous les bénéfices qui en résultent sur les emplois, et surtout de préserver le pouvoir d’achat des consommateurs grâce à une énergie bon marché.

Seul un Etat stratège avec une vision de long terme peut discerner tous les bénéfices socio-économiques de ce développement industriel…

Construire de nouveaux EPR

Les six chantiers des réacteurs nucléaires EPR engagés en Finlande (1), Chine (2), Grande-Bretagne (2) et France (1) ont permis de revitaliser une chaîne industrielle française et européenne désormais opérationnelle pour engager d’autres nouvelles constructions.

Aujourd’hui, deux EPR fonctionnent parfaitement en Chine depuis décembre 2018 et juin 2019 ce qui démontre la viabilité opérationnelle du concept.

Malgré les difficultés des deux premiers chantiers EPR en Finlande et à Flamanville, consécutifs à un réapprentissage après un arrêt de construction de plus de 10 ans, la filière nucléaire (troisième filière industrielle en France avec 220 000 professionnels hautement qualifiés) dispose aujourd’hui d’atouts. Elle risque de les perdre à nouveau si elle cesse de construire des réacteurs.

Dans ce cas, elle s’approvisionnera à l’étranger (Chine et Russie qui, eux, progressent rapidement) ce qui induira une perte économique accompagnée d’une perte de souveraineté technologique et énergétique.

Financement et rôle de l’Etat « stratège »

Le coût du nucléaire résulte essentiellement des coûts de construction et de financement qui, en fonction du taux d’actualisation retenu (le coût du prêt), représentent entre 50 et 75 % du coût total de production de l’électricité.

Un rapport de la Cour des comptes britanniquemontre que le coût du kilowattheure de l’EPR d’Hinkley Point double quand le taux d’actualisation passe de 3 % à 10 % (le taux retenu par EDF pour ce projet est de 9 %).

L’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a estimé en 2015, que, pour un coût de construction réaliste de 3800 €/kW hors financement et avec un taux d’actualisation de 7 % (que pourrait consentir l’Etat), le futur coût de production d’un EPR serait de 62 €/MWh, dont 45 €/MWh pour le coût de construction (73 % du total).

Et ce coût de construction pourrait même descendre à 20 €/MWh, selon l’OCDE, si ce taux d’actualisation était réduit à 3 %, ce qui conduirait à un coût de production de… 37 €/MWh.

Les autres postes de coûts sont peu sensibles au taux d’actualisation. Les dépenses d’exploitation et de maintenance sont estimées à 10 €/MWh, le combustible à 5,3 €/MWh, le démantèlement et les déchets 1,7 €/MWh.

Mais ce taux d’actualisation ne se décrète pas. Pour qu’il soit le plus bas possible, il faut limiter les risques du projet (remise en cause possible, mouvements d’opposition retardant le chantier, dépassements possibles de délai et de coût de construction) et du marché (variations imprévues de prix).

L’État stratège peut prendre en charge ces risques pour maintenir un prix modéré de l’électricité pour les Français.

La construction d’un EPR en Europe a coûté deux fois plus cher (6500 €/kW installé) qu’en Chine et en Corée (3200 €/kW). Et avec « l’affaire des soudures » à reprendre, le prix de l’EPR en France grimpera à plus de 7000 €/kW.

Mais les deux EPR européens ont été les deux premiers chantiers à avoir été engagés (2005 en Finlande et 2007 en France)… et ce ne sont pas les plus chers. Les deux premiers réacteurs américains équivalents (AP-1000) à Vogtle aux Etats-Unis coûtent encore plus chers (11300 €/kW).

Construire des réacteurs par paire sur un même site (moins 15% sur le deuxième réacteur), et à échéance régulière sur des sites différents permet de bénéficier de l’effet de série. Les études sont réalisées une seule fois, et la commande de matériels identiques ainsi qu’une bonne gestion des échéanciers permettent des gains de productivité et une charge de travail optimisée pour les industriels.

Par exemple, EDF estime pouvoir réduire de 20 % le coût de la construction des deux prochains EPR à Sizewell C (Grande-Bretagne) en transposant des éléments du projet Hinkley Point.

« Contract for Difference »

Un « Contract for Difference » (CFD) est un contrat passé entre un producteur d’électricité et un acheteur (par exemple l’Etat) qui libère l’investisseur des risques liés à la volatilité des prix sur le marché de gros en lui assurant un prix d’achat fixé à l’avance pendant un temps déterminé.

Le prix consenti par la Grande-Bretagne sur 32 ans pour Hinkley Point, appelé « strike price » résulte d’une procédure d’appel d’offres. Il est de 92 livres par mégawattheure (MWh), soit environ 112 €/MWh.

Le public comprend mal ce prix élevé quand le marché aujourd’hui se situe souvent autour de 50 €/MWh, mais aucune entreprise à capitaux privés n’aurait pris le risque d’un investissement de 23 milliards d’euros (coût du projet Hinckley point C) si le prix de vente n’était pas protégé sur la durée d’exploitation par une telle disposition.

Les autorités britanniques ont intégré le service rendu pour justifier le « strike price » nécessaire à la rentabilité du projet de Hinkley Point, et elles ont considéré comme justifié le taux d’actualisation élevé de 9 % retenu par EDF Energy. Le statut privé de l’investisseur (consortium mené par EDF) et la nature des risques associés amènent à ce taux d’actualisation, et donc à ce prix. Il sécurise une future production d’électricité abondante, décarbonée et pilotable pendant 60 ans ainsi qu’une « valeur technologique » ouvrant la voie aux projets suivants.

La valeur économique

La « valeur économique » d’une nouvelle centrale nucléaire de troisième génération EPR est plus large que celle de la simple « rentabilité ». Elle justifie que l’État « stratège » s’engage et prenne en charge une part du risque. Elle doit être comparée à d’autres moyens rendant les mêmes services, et non à la rentabilité artificielle subventionnée des éoliennes et du photovoltaïque bénéficiant de mécanismes de soutien (tarifs d’achat) qui garantissent les prix et les volumes de vente. Ce n’est pas le cas du nucléaire en France ce qui entraîne une distorsion de la concurrence.

En France, comme au Royaume-Uni, la valeur économique des nouveaux projets nucléaires dans la transition énergétique doit être appréhendée avec une vue globale du système électrique et économique.

La capacité d’exportation d’électricité nucléaire en Europe (2 Md€/an) et d’équipements (plusieurs Md€/an) dans le monde (Chine, Inde et autres pays) est un enjeu stratégique et économique.

Dans les années 1980, l’« État stratège » avait lancé un vaste plan nucléaire financé par des emprunts garantie de l’État sur les marchés internationaux ce qui a permis à EDF d’obtenir des taux bas.

La relative indépendance énergétique de la France (50 %) est aujourd’hui assurée principalement grâce à sa maîtrise de la filière nucléaire (le photovoltaïque est importé de Chine et les éoliennes de divers pays étrangers).

Les autres technologies « bas carbone », y compris les centrales à biomasse avec captation du CO2, souffrent de coûts encore plus élevés. Et où stocker les millions de tonnes de CO2 captées ?

Une solution consisterait à mettre en service de nouvelles centrales à gaz (et d’où serait importé ce gaz et à quel prix dans quelques années ?). Mais de telles décisions seraient en contradiction totale avec la stratégie bas-carbone inscrite dans les accords de la COP 21 et signés par la France.

8 EPR avant 2040

L’objectif principal de la loi de transition énergétique pour la croissance verte (LTECV) votée en 2015 est de diminuer les émissions nationales de gaz à effet de serre, notamment le CO2.

Dans cette optique, le mix électrique français doit rester l’un des plus décarboné du monde (10 à 50 g CO2/kWh), grâce principalement au nucléaire (6 g CO2/kWh), afin qu’il puisse servir à la décarbonation de l’économie via une utilisation accrue de l’électricité.

Pour continuer à faire bénéficier les Français d’une électricité décarbonée pilotable et bon marché, l’État « stratège » doit prendre en charge une partie du risque en établissant des contrats de long terme (de type CFD) et structurer un programme nucléaire favorisant les baisses de coûts induites par un effet de série.

La construction d’une paire d’EPR sur un même site (espacée de 18 mois) devrait être initiée dès 2020 pour une mise en service vers 2030. Ensuite, dans les mêmes conditions, la construction de trois autres paires espacées de 4 ans semble un optimum pour aboutir à 8 réacteurs EPR avant 2040.

Ils succèderont alors à une quinzaine de réacteurs actuels de 900 mégawatts qui atteindront leur limite de durée de fonctionnement, soit environ 60 ans (peut-être davantage mais sans certitude).

L’État, garant des intérêts stratégiques, préserverait alors un socle d’approvisionnement flexible et compétitif au-delà de 2040.

L’économie de marché privilégie le court terme permettant à des acteurs privés d’avoir un retour sur investissement rapide.

C’est donc à l’Etat de cultiver une vision large et lointaine en pariant sur les bénéfices environnementaux et socio-économiques à long terme du nouveau nucléaire fondé sur des EPR dont le coût de production pourrait être inférieur à 70 €/MWh.

Le gouvernement continuera-t-il longtemps à vouloir réduire le parc nucléaire français les yeux grands fermés ?