MAIS QUI SONT VRAIMENT LES BLACK BLOCS ?

Un entretien de Falk van Gaver avec Thibault Isabel

La presse parle beaucoup des « black blocs », mais la plupart des gens ne comprennent pas réellement la nature du phénomène ni l’état d’esprit et les motivations qui sous-tendent ces réseaux. Le philosophe Falk van Gaver a longtemps milité dans ces groupuscules et vient de participer à une enquête du magazine Marianne autour de cette question. Il nous livre ici le récit de son expérience et les raisons qui l’ont poussé à porter un foulard noir.

Thibault Isabel : Pourquoi les blacks blocs choisissent-ils de devenir des « casseurs » ? Pourquoi ce recours à la violence ?

Falk van Gaver : Il y a autant de parcours que de « casseurs ». Et puis, est-on « casseur » ? Ce n’est pas une profession, juste un moyen d’expression. Non, on le devient lorsqu’il n’y a pas ou plus d’autres moyens d’expression ou qu’ils sont insuffisants, on le devient aussi parce que la virtualisation du débat (les réseaux sociaux, etc.) ne fait pas corps, ne fait pas politique, ne fait pas peuple. Il n’y a, il n’y aura pas de démocratie numérique, électronique. La vraie démocratie, c’est l’agora, c’est la place publique, c’est la présence physique, l’engagement physique. C’est cela qui se dit et se joue avec les Gilets Jaunes : la reprise de la rue et de la place publique neutralisée et confisquée comme espace de réalité politique, où ne sont tolérés par le pouvoir et sa police que des expressions politiques inoffensives, dites représentatives (manifestations Bastille-République-Nation, etc.). Ce que disent les manifestations sauvages, les émeutes et la casse, c’est la non-représentativité de toute représentation, c’est le désir de démocratie, de démocratie directe, de politique, c’est le désir politique qui sourd et déborde de partout.

Thibault Isabel : Quelle idéologie anime au fond les blacks blocs ?

Falk van Gaver : Une idéologie de la casse ? Non. Des théorisations et des poétiques, oui, il suffit de lire Lundi Matin. La casse politique, objet politique non identifié, car rejeté dans l’impolitique, l’infrapolitique par la majorité écrasante de la classe politique et médiatique, est un renouvellement de la politique, un défi à la pensée politique, une expression d’engagement politique. Le casseur politique, même inconsciemment, exprime et incarne un désir d’engagement politique, au sens premier du terme : faire « polis », faire cité sur la place publique.

Thibault Isabel : Il n’empêche que les black blocs ont bien des référents idéologiques. A quelles idéologies politiques peut-on essentiellement les rattacher ? A l’anarchisme, à l’antifascisme, au gauchisme ?

Falk van Gaver : Il y a un véritable renouveau du radicalisme anticapitaliste d’inspiration anarchiste, communiste libertaire et conseilliste, et c’est heureux, car c’est signe d’une véritable créativité politique qui s’inscrit dans une tradition mais n’a rien d’une resucée du « gauchisme ». Ce qui me frappe justement, c’est qu’on sort du gauchisme du XXe siècle et que ce qui se renoue et se joue aujourd’hui, ce sont mille bourgeons des traditions les plus créatives et les plus écrasées de la radicalité politique (écrasées à gauche même, et par la gauche bien souvent). Ecologisme radical, anarchisme renouvelé, conseillisme, socialisme utopique… Anticapitalisme et antifascisme vont de pair, bien sûr, car le fascisme n’a concrètement jamais été autre chose que le chien de garde du capitalisme menacé. Les Trump, Bolsonaro, etc., sont les chiens fous et le bras armé de la révolution-destruction capitaliste permanente.

Thibault Isabel : L’un des arguments récurrents contre les black blocs est que, derrière leurs allures de voyous, ils ne seraient en fait que des intellectuels coupés du peuple. J’avoue que le fait d’être un intellectuel n’est pas une tare à mes yeux et je préfère de très loin un casseur animé par des idéaux philosophiques plutôt qu’un casseur qui fracasse des vitrines pour le plaisir puéril de voler un I-Phone. Comment sont composés les black blocs, en réalité, sur un plan social ? La plupart d’entre eux viennent-ils de la bourgeoisie ? Sont-ils tous instruits ? Viennent-ils forcément de l’ultra-gauche ?

Falk van Gaver : Le discours convenu sur les black blocs perçus comme de jeunes idéologues issus des milieux étudiants, voire des fils à papa issus des milieux bourgeois, n’a jamais été vrai. Il est une caricature à usage de neutralisation de ce qui se passe vraiment : un dépassement et débordement de la violence politique hors des seuls black blocs, ce que montre le mouvement des Gilets Jaunes depuis des mois maintenant. Il y a toujours eu de tout dans les black blocs et aujourd’hui plus que jamais. D’autant qu’il n’y a pas que les black blocs dans la rue et qu’ils ne sont pas seuls à casser !

Thibault Isabel : La violence est-elle un mal nécessaire, pour vous ? A titre personnel, je n’y suis pas hostile, car j’estime que la vie implique des rapports de force, et tous les conflits ne peuvent être résolus par la délibération. On ne peut pas tendre l’autre joue après avoir été frappé et l’on doit avoir le courage de prendre les armes pour défendre sa liberté. Néanmoins, on peut avoir le sentiment aussi que la violence des blacks blocs est parfois gratuite, moins parce qu’elle voudrait causer des dommages physiques aux personnes – ce n’est pas le cas –, mais parce qu’il y a dans ces milieux un goût de la violence pour la violence qui confine au carnavalesque et manque à mes yeux de sens tactique. Qu’en pensez-vous ?

Falk van Gaver : Je ne sais pas si la violence est un mal et je ne sais pas si elle est nécessaire. J’essaie juste de comprendre d’où vient la violence, pourquoi la violence, et puis de quelle violence on parle surtout. La violence politique ? La violence policière ? La violence, en soi, en général, ça n’existe pas, à moins de se condamner au discours moral et moralisateur auquel la classe politique et médiatique voudrait nous cantonner : condamnons tous ensemble la violence ! La violence, c’est mal ! Non, j’essaie de comprendre la violence politique, et de comprendre l’actualité de cette violence politique face à la violence policière qui est là et a toujours été là pour étouffer la violence politique et la politique du peuple tout court.

Thibault Isabel : Quand on évoque la philosophie des black blocs, il est difficile de ne pas penser à Georges Sorel, l’auteur des Réflexions sur la violence (1908). Sorel opposait la « violence » émancipatrice et autonomiste de ceux qui s’opposent à l’Etat pour défendre les libertés à la « force » de l’Etat, qui a une fonction purement coercitive. Partagez-vous cette vision ? Pensez-vous que la violence soit légitime en tant que résistance à l’oppression, ou lui trouvez-vous une signification philosophique plus large ?

Falk van Gaver : Ce n’est pas totalement faux, mais c’est la réduire à une violence réactive, alors que c’est une violence éruptive, créative. C’est une expression directe de la volonté politique populaire, du désir de démocratie, de décision, de réappropriation de nos vies et du bien commun, de la puissance populaire contre le pouvoir policier, c’est la politique contre la police :  j’entends ici police au sens ancien et large d’une politique du pouvoir, pas de la seule institution policière qui en fait partie. Lorsqu’on entend crier « Tout le monde déteste la police », il ne s’agit pas de la seule institution policière, mais au fond de la police comme politique de l’impuissance politique du peuple, d’émasculation politique des gens. Ces derniers ne veulent pas de la police, ils veulent la politique, ils veulent être politiques : décider en commun de leur existence commune !

Thibault Isabel : Vous ne faîtes plus partie aujourd’hui des black blocs. Pourquoi ? Avez-vous renié vos anciens idéaux ?

Falk van Gaver : Parce que je suis loin ! Je vis depuis des années outre-mer… J’ai d’ailleurs vécu la grève générale et le blocage en Guyane en 2017, mouvement et événement remarquablement non violent dans un pays marqué au quotidien par de très fortes violences délinquantes et criminelles (mais aussi structurelles, institutionnelles, sociales, économiques…). La violence politique n’est ni une idéologie, ni un bien, ni un mal, ni une nécessité, c’est parfois une actualité, un fait qu’il s’agit de comprendre, sans rire, sans pleurer, sans juger, sans condamner.

Source : (https://linactuelle.fr/index.php/2019/05/01/black-blocs-falk-van-gaver/