SAVITRI DEVI, LA NATURE POUR IDÉAL

Entretien de Franck Buleux avec GΩlgΩth

Savitri Devi (1905-1982) est le pseudonyme hindou de Maximiani Portas, une française d’origine greco-italo-britannique, qui  signifie pompeusement « déesse solaire ».  Maximiani Portas est née et a grandi à Lyon dans un milieu bourgeois d’ascendance européenne.  Elle révèle très tôt un caractère fort, teinté de misanthropie, un amour sincère et profond pour la nature, allié à une quête passionnée des origines aryennes de l’Europe. Elle devient végétarienne dès l’enfance… Après de brillantes études universitaires, elle adopte la nationalité grecque et s’insère dans la vague de l’orientalisme et de l’ésotérisme, fortement influencée par le mouvement théosophique. Elle s’installera en Inde, fait cause commune avec le nationalisme indien : elle épouse en 1939 le brahmane, Asit Krishna Mukherji, un agent double au service de l’Union soviétique et de l’Axe et soutient avec lui la lutte pour l’indépendance en qualité d’espion. La guerre terminée, elle se rend en Europe où, en partie par opportunisme, elle se façonne l’image d’une martyre du nazisme et reprend à son compte les travaux des ésotéristes du IIIe Reich.

Son idéal de vie est une harmonie avec le Cosmos, ses règles et ses rythmes, fait d’un légitime rejet des monothéismes et de l’anthropocentrisme, d’une quête d’absolu et d’une nostalgie des origines (la surhumanité), un ensemble bâti sur un minutieux travail d’invention-modernisation de différentes traditions antiques par le truchement de l’ésotérisme et du comparatisme religieux. Sa spiritualité repose  sur une valorisation du culte solaire, un culte qui aurait pour origine le culte aryen des origines du monde : le soleil astre immuable et source de vie qui symbolise à ses yeux la perfection de l’Être pour une humanité déclinante ayant perdu ses repères spirituels.

Ses choix politiques étaient paradoxalement dictés par un désir de protéger la Nature de l’action humaine, une vision holiste de la Nature, vivante, dotée d’une âme, divinisée et aux ressources sans cesse renouvelée. Maximiani Portas défendait une écologie radicale faite d’un questionnement spirituel toujours d’actualité, défendu par les promoteurs de l’hypothèse Gaïa. “L’homme, autrefois partie intégrante de la nature (et autrefois son couronnement), écrivit-elle dans ses Souvenirs et réflexions d’une aryenne,  est devenu le bourreau de toute beauté, l’ennemi de la Mère universelle, le cancer de la planète ».

Pour mieux appréhender la pensée de Maximiani Portas, alias Savitri Devi (c’est-à-dire en la débarrassant des préjugés reductio ad hitlerum), nous avons demandé à Franck Buleux, auteur d’une biographie synthétique, parue en 2017 aux éditions Pardès (collection « Qui suis-je ? »), de bien vouloir répondre à un petit panel de questions la concernant. Rappelons que Franck Buleux est un auteur diplômé en droit, en histoire, en sciences politiques et en criminologie ; il est aussi un des piliers du site Métainfos.fr.

Monsieur Franck Buleux, votre biographie sort des sentiers battus (et rebattus) qui visent à remiser ou à occulter des pans entiers de la pensée de Savitri Devi au titre de son soutien au nazisme, puis de son rôle dans l’émergence du néo-nazisme. Savitri Devi ne serait-elle pas plutôt le produit d’une époque ? Quelles étaient exactement ses influences ? Quel serait à vos yeux son héritage, quels enseignements pourrait-on en tirer aujourd’hui? Retrouve-t-on des éléments de sa pensée dans l’écologie contemporaine, et l’écologie radicale en particulier ?

Savitri Devi n’a effectivement pas eu besoin de l’idéologie nationale-socialiste pour s’affirmer en tant que telle, une femme libre appelée par le monde, plutôt que par un nationalisme, quel qu’il soit.

Lorsqu’elle visite l’Acropole à Athènes le 9 novembre 1923, le futur Führer tente, ce même jour, en vain, son putsch de Munich ; lorsqu’elle s’installe en Inde en 1932, Adolf Hitler n’est pas encore au pouvoir au cœur de l’Europe. Enfin, lorsqu’elle s’habille en sari, costume traditionnel hindou comme vous le constatez en couverture de la biographie que je lui ai consacrée, parue chez Pardès, elle ne porte ni chemise noire, ni baudrier, ni insignes controversés. Enfin, sur le fond, l’aryanité défendue par Hitler est, par essence, germanique alors que Savitri Devi voit dans l’aryanité, l’essence du monde, dont les castes indiennes seraient le produit. Adolf Hitler exalte le germain, quel qu’il soit tandis que Savitri Devi se place dans une vision aristocratique, évolienne peut-être, de la société. Le système des castes n’est pas réducteur à la race car il se mesure à l’aune de l’esprit des peuples victorieux. Savitri Devi exalte le Macédonien Alexandre Le Grand, qui poussa son peuple jusqu’en Perse, où une flèche ennemie brisa son élan. Toujours cette passion de l’Est du monde… Là où l’astre solaire se lève.

Certes, en 1976, Savitri Devi dédie son autobiographie, Souvenirs et réflexions d’une Aryenne, récemment réédité chez Avatar éditions (et dont j’ai commis la préface) à l’Ahnenerbe, société allemande dirigée par Heinrich Himmler, se voulant dépositaire de la tradition ancestrale, car elle distingue l’action politique, par nature massificatrice, et la recherche de la tradition primordiale. L’héritage n’est pas à la portée des urnes, ce qui intéresse Savitri Devi dans le national-socialisme, c’est ce qu’il dégage comme puissance sacrée, comme étant du domaine du possible de reconstituer un monde de castes. Concernant l’aspect politique, Savitri Devi est bien au-delà de cela, elle s’inscrit dans une philosophie que l’on appellerait « naturaliste » ou « originelle ». Elle s’intéresse aux origines de l’humanité et fait de la Nature, l’élément essentiel, l’essence primordiale de l’humanité. C’est ce cheminement intellectuel qui l’emmène d’abord dans la Grèce éternelle, puis en Inde. D’ailleurs, elle deviendra, par choix, grecque puis indienne, abandonnant sa nationalité française, simple produit d’une naissance lyonnaise en 1905 de parents européens, d’un père grec et d’une mère galloise. Le hasard de sa naissance ne la satisfait guère, il faut dire que l’on parlait grec chez elle.

Son idéologie s’inscrit d’abord dans le rejet du monde moderne, rejet que l’on peut retrouver, dès les années 1930, chez l’orientaliste français converti à l’islam, René Guénon ou l’italien proche des milieux futuristes, Julius Évola. Cette véritable quête conduit Savitri Devi à s’interroger sur les religions; l’incarnation de la tradition primordiale ne peut se retrouver que dans un monde polythéiste ou, en tout cas, non dualiste. Sa vie est une éternelle quête, l’origine de l’homme la passionne; son énergie pour retrouver un monde de castes et vivre comme une indienne hindoue est exceptionnelle. Elle combat, avec les nationalistes indiens, pour l’indépendance du sous-continent. Pendant la Seconde Guerre mondiale, elle ne demande pas à rencontrer Hitler, ni un quelconque dignitaire du Reich; certes, ses intérêts rencontrent ceux de l’Allemagne mais parce qu’il s’agit de combattre le colon britannique. Le fameux adage « les ennemis de mes ennemis sont mes amis » fait des Allemands, les principaux alliés des Indiens, partisans de l’indépendance. Elle est dans le camp de Gandhi, qui d’ailleurs à la même époque, correspond avec Hitler. L’Anglais est l’ennemi principal.

De son installation en Inde jusqu’à la fin du Troisième Reich, en passant par son mariage avec un brahmane à la fin des années Trente, Savitri Devi a perdu tout contact avec l’Europe. Elle a découvert, en Inde, ce qu’elle pense être la vie la plus proche de l’origine de l’humanité. Un monde structuré, hiérarchisé au sein duquel chaque être vivant a sa propre particularité : humains, animaux, végétaux et même minéraux sont tous inscrits dans le patrimoine et si elle adopte la théorie de la hiérarchie des espèces humaines, elle ne conçoit pas la hiérarchie entre les créations de la Nature. Ainsi, elle écrit pendant la guerre civile européenne, un ode au pharaon Akhenaton, époux de la reine Néfertiti et fondateur d’une religion solaire vieille de 3 300 ans, le premier « monothéisme » dit-on mais pas une religion prophétique, révélée, abrahamique mais une religion de la Nature. Ce « monothéisme » peut paraître surprenant mais cette vision du sacré exclut tout conflit entre religion et philosophie, car née de la Nature et non extérieure à elle. C’est ce thème permanent que nous retrouverons dans son livre Impeachmrent of Man, critique radicale de l’anthropocentrisme, édité en 1945.

C’est au pays des vaches sacrées que Savitri Devi développe sa défense des animaux. Cette « femme à chats » sera plus proche des animaux que des humains. Jusqu’à la fin de son existence, en 1982. Le témoignage de Christian Bouchet, militant tercériste, qui lui rend visite à la fin des années 1970, est, à ce sujet, éclairant. Il ne reste de la solaire Savitri Devi, qu’une vieille femme ne se préoccupant plus que des chats qu’elle recueille dans les rues sales de Calcutta. Mais la cause animale n’a-t-elle pas été, en réalité, son seul et ultime combat ?

Oui, Savitri Devi est une ancêtre de l’écologie radicale, la fameuse deep ecology. Son attachement à la Nature et son détachement vis-à-vis de ses congénères apporteraient de l’eau au moulin, par exemple, des Végans actuels. Elle ne fait pas de l’homme, l’alpha et l’oméga de la société et exalte, dans ses écrits, le lion ou même un minéral. Elle en vient parfois à considérer le parasitisme de l’homme sur Gaïa. Elle aurait pu être une adepte, une passionaria de l’écologie profonde, comme le souligne le politologue Stéphane François dans un de ses essais consacré à ce thème.

Certes, au-delà, ou à cause, de ses aspirations strictement politiques, la Savitri Devi de l’après-guerre va apparaître dans tous les ouvrages plus ou moins à scandales qui ont touché au thème du néo-nazisme, ce qui explique son exil intellectuel sans fin. Mais ces aspirations politiques ne sont qu’accessoires eu égard à la défense de la Nature. Lorsque l’on connaît l’ensemble de ses références intellectuelles, y compris ésotériques comme la Société théosophique ou la « branche égyptienne » de la franc-maçonnerie, c’est vraiment réducteur, voire incongru. Mais c’est ainsi.

Le New Age est me semble-t-il également l’héritier de la même vague qui a porté Savitri Devi, un courant fait d’ésotérisme, d’orientalisme, d’amour de la nature, de contestation voire de rejet du christianisme ? L’écologie serait-elle devenue de gauche ? Des auteurs comme Karlfried Graf Dürckheim ont pu faire valoir leur recherches menées pendant la période nazie, quelle aurait pu être la postérité et la portée de l’œuvre de Savitri Devi sans son engagement politique après la Seconde Guerre mondiale ? En somme, les spiritualités modernes ne sont-elles pas en partie redevables (et même si ceux-ci étaient biaisés et déformés pour répondre à des besoins idéologiques et politiques) des travaux sur l’Être menés par les Allemands en Asie ?

– Il est, en effet, essentiel de distinguer la Savitri Devi d’avant la Seconde Guerre mondiale et la Savitri Devi qui, après la fin des conflits, va arpenter l’Europe et notamment l’Allemagne vaincue, pour y porter une forme de renaissance du national-socialisme, en devenant notamment l’égérie de ce que l’on a appelé le néo-nazisme. La fréquence de photographies sur lesquelles Savitri Devi pose, bras tendu, avec des militants nationalistes européens porte une image sans ambiguïtés là-dessus. Sans doute l’après-guerre laisse un sentiment d’amertume à Savitri Devi. Peut-être ressent-elle une forme d’amour envers le Führer allemand déchu. Elle fait une espèce de fixation psychologique sur Adolf Hitler, à partir du moment où il n’est plus. Mais il reviendra, écrit-elle en s’adressant aux Allemands en pleine période de dénazification. Diffuser des tracts annonçant le retour de Hitler sur les ruines du Troisième Reich, c’était aussi Savitri Devi… Pour cela, elle sera emprisonnée dans l’Allemagne encore occupée par les troupes alliées. Elle devient, ainsi, la martyre a posteriori du national-socialisme. Elle a été emprisonnée pour les idées du Führer, pour le Führer lui-même. Je n’ai pas suffisamment abordé ce fait dans la biographie que je lui ai consacrée, mais il y a, chez elle, cette notion de martyr. Elle doit se faire pardonner son absence d’Europe pendant les combats. Elle se veut pour Hitler ce que saint Paul fut pour le Christ.

De cet amour au-delà du Temps, voire contre le Temps, va émerger, dans l’esprit de Savitri Devi, une véritable assimilation du national-socialisme à l’hindouisme. Savitri Devi semble vouloir penser que Hitler est le dernier avatar de Vishnou. Or, le système hindou est précis : il y a dix avatars et Kalki est l’ultime. Ainsi, Savitri Devi, dans un second temps, reconnait que Hitler n’était pas Kalki, que la fin des temps n’était pas encore arrivée, la fin du Kali Yuga n’avait pas encore sonné. Même si d’autres systèmes hindouistes avec de multiples avatars existent, Savitri Devi aurait pu se satisfaire de représentation, plutôt que d’incarnation. Après la chute du Reich, Hitler n’est plus qu’un avatar parmi d’autres. Il annonce, mais il n’est plus « Celui qui vient ». Certes, il reviendra écrit-elle sur des tracts qu’elle diffuse dans l’Allemagne fumante de l’après-guerre.

Malgré cette déception quasiment amoureuse ou, en tout cas, du domaine de l’émotion, la Grèce et l’Inde laissent la place à l’Allemagne dans l’esprit et le cœur de Savitri Devi. Sa troisième patrie sera l’Allemagne éternelle.

La Grèce, sa première identité choisie peut-être un peu grâce à son père, grec orthodoxe mais aussi l’Inde, seconde identité choisie parce que Savitri Devi opte pour l’hindouisme, religion à laquelle elle se convertit, abandonnant le christianisme orthodoxe. Pourquoi l’hindouisme ? Parce qu’elle est la seule qui soit fondée, non sur une révélation mais sur l’expérience personnelle de l’Être. Savitri Devi n’est pas une « politique », elle cherche sa propre réalisation par la connaissance face aux dogmes. Penser cela, n’est-ce pas la lutte contre toute pensée unique ?

Dans la même perspective, nous retrouvons, en effet, le mystique allemand, amoureux de la culture japonaise, que vous citez dans votre question, Karlfried Graf Dürckheim, pour qui l’essentiel de l’humain est la découverte de son chemin initiatique. Cet homme qui a su développer le mouvement Zen en Allemagne n’est pas, non plus, sans avoir connu l’hostilité de la reductio ad hitlerum. Malgré son ascendance juive, ses choix dans les années 1930, lui ont rendu difficiles ses engagements en faveur d’une pensée orientaliste. Toutefois, l’absence de rencontres politiques après la Seconde Guerre monde, lui a permis de développer son centre de méditation dans la Forêt noire allemande. Entre lui et Savitri Devi, il y a, bien évidemment, cette aventure intérieure qui permet à l’homme de se connaître. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras le monde et les hommes », nous rappelle, inlassablement, le fronton du temple de Delphes.

Ainsi, si je reviens à votre question, Savitri Devi c’est aussi l’expression de l’Orient en Occident. Mais ces rencontres, liées à l’admiration post mortem qu’elle porte à Adolf Hitler, rendra improbable cette initiative.

Alors, évidemment, si Savitri Devi n’était pas rentrée en Europe et était restée une espèce de Pythie, elle serait probablement l’égérie, aujourd’hui, d’un monde New Âge, se déclinant favorable à la défense, voire à la prééminence animale au sein d’une société carnivore.

Pour terminer sur un autre aspect de votre questionnement, l’écologie n’est pas naturellement, une norme progressiste. La gauche moderne et post-moderne s’inscrivant dans un progressisme absolu, elle n’a rien d’écologique. L’écologie, c’est la préservation d’un système, son respect. Il a toujours manqué à l’Occident une vision conservatrice de l’écologie. La gauche urbaine, au milieu des années 1970, a fait main basse sur le mouvement écologique. C’est un fait. Cela n’est pas inéluctable, le retour aux sources, aux traditions passe par une écologie véritable, ancrée. Savitri Devi n’aurait pas pu, ni su, incarner cette philosophie, car ses amitiés politiques (le choix des réprouvés) l’en ont écartée mais certains de ses écrits mériteraient d’être relus.

Quoi qu’il en soit, il y aurait encore beaucoup à écrire sur la personnalité complexe de Savitri Devi, autant sur ses inspirations que sur ses amitiés. Elle était avant tout, je crois, une femme dont les engagements masquaient son principal moteur : la liberté.

Le New Age est me semble-t-il également l’héritier de la même vague qui a porté Savitri Devi, un courant fait d’ésotérisme, d’orientalisme, d’amour de la nature, de contestation voire de rejet du christianisme ?  L’écologie serait-elle devenue de gauche ? Des auteurs comme Karlfried Graf Dürckheim ont pu faire valoir leur recherches menées pendant la période nazie, quelle aurait pu être la postérité et la portée de l’œuvre de Savitri Devi sans son engagement politique après la Seconde Guerre mondiale ? En somme, les spiritualités modernes ne sont-elles pas en partie redevables (et même si ceux-ci étaient biaisés et déformés pour répondre à des besoins idéologiques et politiques) des travaux sur l’Être menés par les Allemands en Asie ?