Rémi VALAT-DONNIO
L’origine de ce mythe est le fait d’Alphonse Daudet. L’auteur des Lettres de mon moulin a également été séduit par l’exotisme des troupes coloniales. Le « Turco de la Commune » est une nouvelle extraite de son recueil, fortement patriotique mais hostile à la révolution parisienne, les Contes du lundi, dont nous tirons cet extrait :
« Tout à coup, la barricade se tut. […] C’est la ligne qui arriva ! Dans le bruit sourd du pas de charge, les officiers criaient : “ Rendez-vous ! ” […] On l’entoure, on le bouscule. “ Fais voir ton fusil. ” Son fusil était encore chaud. “ Fais voir tes mains. ” Ses mains étaient encore noires de poudre. Et le Turco les montrait fièrement, toujours avec son bon rire. Alors on le pousse contre un mur, et vlan ! Il est mort sans avoir rien compris. »
L’auteur souligne dans son récit avec un préjugé raciste, la « naïveté » de ce soldat qui paraît s’être engagé dans une aventure politique sans lendemain, dont il ne comprenait pas les motivations. La thématique du patriotisme des troupes coloniales est un thème fort des Contes (nous avons vu avec quel courage et à quel prix humain celles-ci se sont battues dans l’Est). Une autre nouvelle intitulée « Le mauvais zouave » relate l’histoire d’un engagé alsacien qui rejoint la forge paternelle après la guerre de 1870–1871, acceptant délibérément de se placer sous la tutelle allemande. Par dépit son père, fervent patriote, s’engage en lieu et place de son enfant au 3e régiment de Zouaves.
Cet écrit soulève la question de la présence des Algériens du côté des Fédérés ? D’autant que plus récemment, dans un roman intitulé Pacifique, Éric Michel reprend l’histoire à son compte : « Sid Ahmed est grand, taiseux comme un ossuaire et sec comme un cotret. De ses gestes harmonieux et lents se dégage une grâce, pourtant quand il marche, il claudique. Ancien berger il était du 1er Tirailleurs algériens. Il a combattu à un contre vingt sous le général Douai pour conserver Wissembourg, c’est là qu’il a été blessé. Présent encore en première ligne pour la défense de Paris, ce coriace a rallié la Commune avec une poignée d’Algériens réfractaires (Cf. le compte rendu sur le site de Médiapart, http://blogs.mediapart.fr/blog/eric-pierre-michel/170611/commune-de-paris-1871) ».
De même, Peter Watkins met en scène un Turco dans son film militant La Commune (2000) pour faire le lien entre la lutte des classes et l’anticolonialisme… Dans le même ordre d’idée, le scénariste Jean-Pierre Pécau et le dessinateur Benoît Dellac mettent en scène un Turco communard (série « l’Homme de l’année », Delcourt, 2014), en se fondant sur le personnage historique qui aurait inspiré le « Turco » d’Alphonse Daudet : Abdullah d’Abbadie. Celui-ci est dépeint comme un personnage de roman, aventureux, doté d’une conscience politique et dont la destinée croise celle des Communards les mieux connus du grand public.
Que nous apprennent les archives ?
Mais tout ceci est et restera une légende, de la littérature et du cinéma…Faisons place aux archives : une intéressante documentation est disponible au Service historique de la Défense, S.H.D., séries 4M, Li, Ly, 1H, 34 Yc, 5Ye, succession du général Carrey de Bellemare, monographies des régiments de tirailleurs algériens, etc. et aux Archives de Paris, A.D.P., série D.R.
Certes, il exista une formation de fédérés francs-tireurs, les « Turcos de la Commune », mais celle-ci, comme toutes les autres unités, était de recrutement français et européen. Les rôles des compagnies de francs-tireurs (consultables aux archives du service historique de la Défense et aux Archives de Paris.), lorsqu’ils n’ont pas disparus, ne contiennent aucun nom d’origine arabo-kabyle, et surtout, tous les citoyens enregistrés sont domiciliés à Paris (A.D.P. D2R4 49-52 et S.H.D. Ly 94-96). De même, aucun Algérien ne figure sur les listes des gardes nationaux volontaires de l’armée de Versailles. Des Turcos auraient-ils pu participer individuellement à l’insurrection, s’échapper de Paris ou bien mourir sur les barricades ? L’hypothèse de la fuite après la reprise en main des unités à l’automne 1870 est difficilement envisageable, car les tirailleurs algériens ne sont pas intégrés à la société française, ne disposaient pas de réseaux de soutien pour assurer leur évasion et étaient sévèrement encadrés. Si cela avait été le cas, comme dans la nouvelle de Daudet, ces hommes auraient été tôt ou tard capturés, jugés et passés par les armes. Celle de la mort au combat serait la plus probable, puisque les tirailleurs portent un uniforme de l’armée régulière les distinguant des gardes nationaux fédérés. Pris en flagrant délit, les armes à la main, ils auraient été pour ce motif tués sur place par les troupes gouvernementales, comme Kadour ou les anciens « lignards » abattus pendant la « Semaine sanglante ». Mais il n’en reste aucune trace. De plus, un combattant des troupes coloniales serait difficilement passé inaperçu, son arrestation aurait fait l’objet d’un rapport…
Précisément, des Algériens ont-ils été arrêtés, jugés par les conseils de guerre et condamnés à un non lieu ? La destruction d’une grande partie des dossiers de non-lieux ne permet pas de répondre fermement à cette interrogation, mais il a fort à parier qu’un ancien militaire ayant rejoint les rangs de la Commune n’aurait certainement pas bénéficier d’un non-lieu… La consultation des fonds, complets, des dossiers de conseils de guerre à charge contre les Communards (série 8J) ne comporte aucun nom d’Afrique du Nord (en ligne à cette adresse : http://www.commune1871.org/?-Service-Historique-de-la-Defense). Les seuls dossiers impliquant des tirailleurs algériens recouvre la période du premier siège concernent des actes d’indiscipline (absences illégales, insultes à gradés, alcoolisme, refus de service). Les Algériens, peu nombreux à Paris, sont rarement mis en cause, bien que trois d’entre-eux soient passés devant un conseil de guerre pour le vol d’une montre en or (dossier Kouider Ben Mohamed, Scherif Kadder et Adda Ben Sadhoun, 3e conseil n° 25). Les Turcos fréquentent cependant les lieux de sociabilité de la capitale et prennent probablement, comme les autres combattants, leurs habitudes dans les cafés.
En définitive, il semblerait plutôt que ces hommes – sans attaches en France – aient été obligés de suivre leur régiment. Pour preuve, l’unité quitte Paris au complet (elle compte cinquante-deux officiers et mille six cent soixante-huit hommes) et après avoir été désarmée (15 mars 1871) arrive rapidement en Algérie (à Bône, le 23 mars et à Alger le 24 mars, soit la première semaine de la Commune). Enfin et surtout, aucune désertion – en cette période de contrôle étroit des troupes – n’est signalée dans les archives du régiment. Ce qui explique l’absence totale de trace de leur présence à Paris entre le 18 mars et le 28 mai 1871.
Et Abdullah d’Abbadie ?
Malgré tout, un déserteur aurait-il pu passer entre les filets du contrôle administratif ? Oui, mais uniquement entre la débâcle de l’été et la reprise en main des soldats réunis au sein du 4e régiment de Zouaves soit entre septembre et octobre 1870. C’est ce qui est probablement le cas Abdullah d’Abbadie, ce soldat fils adoptif d’un noble du sud-ouest, Antoine d’Abbadie, qui effectua de nombreux jours en Abysinie et qui a adopté des enfants de ce pays. Combattant du 2e régiment de tirailleurs algériens, la présence en région parisienne de ce « turco éthiopien » s’expliquerait par le fait qu’il faisait partie des colonnes en retraite vers la capitale, puis se serait soustrait à l’incorporation au 4e régiment de tirailleurs. Son histoire repose sur une légende, sa mort face à un peloton d’exécution de l’armée de Versailles n’est pas certifiée.
Aurait-il pu combattre dans les rangs fédérés ? La garde nationale recrutée principalement dans les quartiers parisiens et de la proche banlieue, la domiciliation était l’un des critères essentiel de recrutement. Son nom n’apparaît sur aucun rôle de francs-tireurs de l’armée fédérée. Mon opinion est la suivante : si Abdullah d’Abbadie se trouvait aux environs de Paris, c’est parce qu’il devait résider non-loin du casernement extra-muros des turcos regroupés au sein du 4e bataillon du 28e régiment de marche, puis du 4e régiment de zouaves qui stationnera à Saint-Denis, dans le nord et dans l’ouest de la capitale : soit entre les lignes allemandes et françaises au nord et fédérées et versaillaises à l’ouest. Se trouvant entre les lignes, avec ou sans uniforme, qu’il ait été pris les armes à la main ou non, il a été décelé parmi la population et fusillé comme déserteur. Il n’existe aucun récit ou témoignage de Communards le mentionnant, notre malheureux soldat était légitimement préoccupé par sa survie, pour peu qu’il soit rentré blessé des combats de l’est de la France. And the last but not the least, la Commune est un sujet tellement monopolisé par des sympathisants de gauche que si sa trace dans les rangs de la Commune avait été retrouvée et son engagement politique avéré, nous le saurions déjà et Abdullah d’Abbadie aurait déjà sa statue ou une rue à son nom à Paris. L’homme de l’année 1871 serait plutôt Eugène Varlin…
Pour conclure….
L’écrasante majorité des soldats algériens soumis au régime colonial n’avait pas encore connu l’éveil politique et n’avaient pas de réelle conscience de classe, et n’a pu pour cela participer à la Commune. La barrière de la langue, comme le contrôle militaire, expliquerait cette absence d’engagement. En revanche, si des Algériens n’ont pu être retrouvés dans les rangs de la Commune, des zouaves d’origine française ont été incorporés dans les corps de francs-tireurs, réputés pour être des unités fortement politisées (LY 94). Au contraire, à l’instar des gardes nationaux mobiles en juin 1848, les Turcos combattront leurs « frères » en Algérie, lors de l’insurrection kabyle au printemps 1871.
Il faut bien distinguer histoire et mythes politiques. Les Communards non français étaient principalement de souche européenne. Enfin, rappelons que des Communards parisiens et narbonnais, avec notamment Charles Amouroux, n’étaient pas franchement des militants de SOS Racisme : ils s’organiseront en une « compagnie franche » et prendront les armes contre les Canaques insurgés pour la défense, selon leurs dires, de la « race blanche ». La lutte anticoloniale, telle que la conçoive les artistes contemporains au regard des phénomènes du XXe siècle, ne peut être idéologiquement associée à la Commune de 1871. C’est un anachronisme et un mensonge. La Commune est un mouvement politique et social complexe, et l’ « internationalisme » de ses militants avait un horizon européen.