Par Bernard PLOUVIER
Lorsqu’il y a 25 siècles, Platon a lancé sa triade d’antithèses Bien-Mal, Juste-Injuste, Beau-Laid, il a omis de se référer à l’antithèse première, fondement des trois autres, parce qu’elle est, comme tout comportement humain, génétiquement commandée : Ordre versus Désordre.

Ce faisant, le grand Platon, maître-étalon (sans allusion perfide à sa sexualité si particulière) de la philosophie occidentale, a fait errer les commentateurs critiques ou enthousiastes de la vie en commun, les théologiens, sociologues, psychologues de toutes les chapelles possibles et – derniers venus – les politologues, ainsi que des gens d’apparence plus sérieuse, les juristes et les théoriciens des mathématiques, de la physique et de la biologie.
Vint ensuite un bisexuel, le grand Goethe, qui fâcha bien des gens et en combla d’autres avec sa phrase célèbre (un peu arrangée par ses admirateurs) : « Je préfère une injustice à un désordre »… alors que l’iniquité est le pire désordre social et moral !

Prolégomènes
L’éthologie – la vraie : celle des observateurs scientifiques, pas celle des théoriciens religieux ou politiques – a largement démontré l’innéité de tous les comportements. Humain ou non, chaque comportement est commandé par l’action de multiples gènes de l’ADN nucléaire, voire de l’ADN mitochondrial – purement maternel, celui-là -, des cellules cérébrales. Il s’agit d’une hérédité plurifactorielle complexe, très différente des caractères simples dits mendéliens, commandés par une seule paire de gènes, où chaque membre de la paire provient de l’un des parents, étant en partie remanié lors du crossing-over des 30 premières minutes de vie : la couleur des iris est l’exemple classique de caractère mendélien ou mono-factoriel.

Le cerveau est un organe composite que l’humain partage à des degrés divers avec l’ensemble des genres du règne animal. Il est devenu classique, depuis la fin du XXe siècle, de le différencier en néocortex, paléocortex et archéocortex (Mac Lean, 1990).

On est très surpris qu’un penseur très original – quelque peu discuté de nos jours après une direction d’État plutôt controversée – ait décrit en 1928 les immuables composantes du comportement animal : du cerveau reptilien au cerveau humain, via les mammifères supérieurs, on passe progressivement de l’égoïsme individuel brutal et impitoyable, à la protection de la famille, puis à l’esprit de sacrifice envers la communauté nationale. Ce penseur était un grand lecteur et un profond admirateur de Darwin et de Schopenhauer (Hitler, réédition de 2015) ; ceci explique qu’il ait décrit avec trois-quarts de siècle d’avance les néo-, paléo- et archéo-cortex.

L’humain est le seul primate dont le néocortex (les hémisphères cérébraux) soit doté de six couches, superposées et reliées entre elles, de neurones, soit le double des couches du grand singe le plus doué : le chimpanzé. Son néocortex est également le plus étendu de tous ceux des espèces animales, grâce à un très grand nombre de sillons qui ravinent sa surface pour l’accroître sans exiger un trop gros volume. Le nombre de neurones est fixé une fois pour toutes et les neurones lésés ou détruits de ce néocortex ne peuvent être régénérés ou remplacés, à la différence des autres composantes du cerveau. [Des recherches récentes ont montré néanmoins que certains neurones étaient capables de régénération ; NdR].

Homo sapiens sapiens n’utilise qu’une faible partie du meilleur de ses trois cerveaux, ce néocortex, qui le différencie radicalement du reste du monde animal, lui offrant ses capacités de raisonnement, de jugement, d’analyse et de synthèse, de libre-arbitre et de transcendance. C’est ce que Plotin (in sa 4e Ennéade) nommait « le pilote du corps ». C’est la partie du cerveau qui planifie et prévoit, ce qui parfois amène le succès ou, dans d’autres cas, fait suivre un mirage.
Les deux autres cerveaux, communs avec le reste du règne animal et dotés de trois couches neuronales, sont en revanche largement utilisés, ce qui n’est pas forcément une bonne chose.

Le paléocortex, correspondant à ce qu’anatomistes et physiologistes nomment le système limbique, est le cerveau des émotions élaborées, des activités ludiques (dans l’hémisphère dominé) et sexuelles, de la mémoire, de l’odorat, mais aussi de la morale élémentaire, celle de la primauté accordée à la protection des enfants et de(s) épouse(s), le tout servant à la conservation de l’espèce.
Dans tout le règne animal, l’olfaction joue un rôle majeur dans l’excitation sexuelle : le paléocortex est le domaine de régulation des phéromones, mais elles existent en grande quantité dans le règne végétal, notamment dans de multiples variétés de champignons. Le paléocortex est le cerveau des préférences, le centre du favoritisme et du rejet. C’est la partie du cerveau privilégiée par les femelles dans toutes les espèces de mammifères. Même à l’âge adulte, on peut assister à la création de neurones dans le paléocortex, singulièrement dans une zone indispensable à la mémoire à court terme, l’hippocampe, sous l’influence d’un facteur stimulant codé par les chromosomes.

L’archéocortex, vulgairement appelé « cerveau reptilien », correspond aux neurones du diencéphale (les « noyaux gris centraux ») qui modulent la motricité volontaire et peuvent modifier le sens de l’initiative motrice aussi bien que l’expression des sentiments et des désirs. Il établit une hiérarchie des sensibilités (au plan sensoriel et non émotionnel du terme) et régule le comportement thermique aussi bien que de très nombreuses sécrétions hormonales. C’est surtout le centre majeur, en coordination avec le paléocortex, de l’agressivité et de son contraire, la soumission. C’est la partie du cerveau qui raisonne de façon manichéenne en ami-ennemi, étant vouée à la seule conservation de l’individu et à sa domination territoriale, en bref : la partie du cerveau vouée à la lutte pour la vie.

Toutes les espèces animales ont en commun le sens de la domination et de la protection d’un territoire (Ardrey, 1967). Ce peut être une lutte individuelle, une lutte de clan (chez les mammifères et les oiseaux) ou une activité collective (les exemples des fourmis, termites et hyménoptères sont bien connus). Le racisme, la xénophobie, la haine meurtrière naissent et trouvent leur refuge naturel dans l’archéo-cortex, pour la part agissante, et dans le paléocortex, pour la part émotionnelle. L’agressivité, dans toute espèce, est la condition de la domination territoriale, elle-même nécessaire à la sécurité de l’activité de reproduction : « L’agressivité est le principal garant de la survie » (Ardrey, 1971).

Le paléocortex et l’archéocortex dominés (ceux du cerveau droit chez un droitier) sont les centres de l’agressivité que le néocortex dominant (gauche chez le droitier) tente de réguler, en la maîtrisant, comme l’ont montré les études réalisées chez des épileptiques dont on avait coupé, au niveau du corps calleux, les fibres nerveuses (les connexions axonales) unissant les deux parties de l’encéphale (Sperry, 1983). Le néocortex dominant peut être assimilé à l’ange gardien de la tradition religieuse perse antique, passée ensuite chez les Juifs et les chrétiens.

L’un des deux hémisphères, le dominant, est le cerveau du raisonnement logique, de l’ordre et de la méthode. C’est le maître du langage (élaboration, articulation et compréhension), de la planification des activités physiques et intellectuelles, de la prise de décisions, des prévisions et des anticipations (c’est le rôle de la partie la plus antérieure du cortex frontal), des spéculations intellectuelles, morales et spirituelles (rationalisées). En résumé, c’est le cerveau de l’abstraction, de l’imagination et de la transcendance. À l’ère de l’informatique, certains ont cru bon de qualifier cet hémisphère cérébral, voué à la synthèse, de « cerveau numérique ou digital ».
Très schématiquement, l’on peut présenter l’hémisphère cérébral dominé comme celui de l’intuition, des émotions, du sens artistique, de l’habileté manuelle, de la mémoire topographique et de l’orientation dans l’espace, de l’analyse des détails (comme la reconnaissance des voix, des visages et des silhouettes), des activités ludiques (dans le paléocortex dominé), du mysticisme (dans le néocortex dominé en coopération avec l’hémisphère dominant, où s’élabore la rationalisation métaphysique), des spéculations magiques et financières (Brugger, 1997 et ). C’est le « cerveau analogique » des inconditionnels de la métaphore informatique, où la dopamine, qui dans le néo- et le paléocortex est le neurotransmetteur des affects agréables, semble jouer un rôle très important (Brugger, 1997).

L’intelligence, le sens moral et le sens artistique interagissent pour donner un être humain, soit l’actuel chef d’œuvre (bien incomplet et imparfait) de la vie animale sur Terre, le seul être doté de transcendance.
Il n’y a pas de « libre-arbitre » soit de volonté propre, pour les particules élémentaires, les atomes ou les macromolécules. Il faut bannir du langage scientifique les expressions de « choix moléculaires » (singulièrement pour l’ADN) ou de « choix cellulaires » : la « sélection naturelle », la « lutte pour la vie » ne sont que les conséquences de hasards génétiques. Elles ne sont en aucun cas le primum movens de la nature. Charles Darwin l’avait compris, mais s’est fort mal exprimé, reprenant hors de propos la phraséologie de Thomas Malthus : la multiplication et la domination des plus adaptés à l’environnement n’est pas le but de mutations planifiées, mais la conséquence heureuse de mutations aléatoires.
Dans le monde des particules subatomiques, règne le Désordre. Il existe des forces et des champs, additionnant ou contrariant leurs effets, qui peuvent bouleverser l’organisation et la trajectoire des photons et des particules, transformant leur cinétique, à un moment donné, en un phénomène aberrant pour l’observateur humain. Les particules élémentaires (ou subatomiques) sont des phénomènes ponctuels, en perpétuel remaniement au sein d’un océan d’énergie, au point de passer d’une charge positive à une charge négative et vice-versa, de l’état de matière à celui d’antimatière (ce fut la contribution de Paul Dirac, en 1928, à la mécanique quantique).

Cette mécanique quantique est un monde de l’incertitude pour l’observateur humain, parce qu’elle est une « mécanique de l’indiscernable » (Scarani, 2003) dans l’état actuel de nos moyens de mesure. À l’étage subatomique, tout est hasard, jusqu’à ce que la force nucléaire (ou interaction forte) donne une cohésion durable au noyau atomique, ce qui permet ensuite de constituer des agrégats moléculaires. De l’aléatoire, l’on passe ainsi à la stabilité, gage de durabilité et d’un certain Ordre au moins apparent.

Une particule, totalement dépourvue de volonté, peut aussi bien se comporter comme l’immense majorité des autres particules – et entrer dans un schéma de cohérence pour l’observateur humain – ou faire n’importe quoi, sous l’effet de forces multiples – et devenir aberrante à l’observateur. C’est une telle alternative, purement aléatoire, d’ordre et de fantaisie qui régit l’Univers, aussi bien que la vie terrestre.
Durant l’Antiquité grecque, des philosophes, qui étaient des penseurs rigoureux (probablement nantis d’une structure mentale obsessionnelle), ont décrit ce qui leur paraissait le modèle même de l’anti-Chaos : le système astronomique limité à ce qu’ils pouvaient voir à l’œil nu et qui leur paraissait géocentré. Le mouvement des astres, immuable dans son cycle annuel du moins si l’on considère les résultats d’un à deux millénaires d’observations, minutieuses autant que rudimentaires, est rassurant par son caractère routinier : même les éclipses de soleil ou de lune peuvent être prévues par de savants calculs.
Certes, au 3e siècle avant notre ère, le brillant théoricien Aristarque de Samos avait imaginé un système héliocentré, lançant une querelle qui ne fut tranchée qu’à la jonction des XVIe et XVIIe siècles par le grand Johannes Kepler (et nullement par Copernic ni Galilée, malhabile dans l’argumentation pour l’un et malhonnête pour l’autre, in Plouvier, 2010).

Kepler puis Newton fournirent un schéma cosmologique fort rassurant pour les amateurs d’Ordre : celui de la gravitation universelle. La physique d’Isaac Newton était un mécanisme de forces interagissant comme un système d’horlogerie très complexe, mais cohérent, précis, aux phénomènes prévisibles. C’était un monde de stabilité et d’ordre.
À la fin du XIXe siècle, des esprits commencèrent à douter de l’immuabilité de ce système : les forces mécaniques cédaient le pas aux champs électromagnétiques. En à peine plus d’un quart de siècle, tout changea : Hendrik Lorentz, Henri Poincaré, Hermann Minkowski, David Hilbert, Werner Heisenberg firent exploser les certitudes (et un plagiaire rafla une grande partie de leur mérite : Albert Einstein, qui, à l’instar du sieur Galilée, ne citait jamais les sources où il puisait son « inspiration » : Heinrich Hertz et Henri Becquerel pour l’effet photo-électronique, Poincaré, Lorentz, Hilbert, pour la relativité, Poincaré et Minkowski pour l’espace-temps, ajoutant une 4e dimension, la durée, aux trois dimensions spatiales). De 1900 à 1927, la physique fut bouleversée et l’Univers fut reconnu pour ce qu’il est : un monde aléatoire. « Il n’y a pas d’espace absolu et nous ne concevons que des mouvements relatifs… Il n’y a pas de temps absolu » (Poincaré, 1902).

De l’Ordre immuable, on passait à un Désordre quasi-général, au moins pour les éléments infra-atomiques. La représentation de l’Univers se rapprochait davantage de ce que l’on connaissait des civilisations humaines : un monde aléatoire et transitoire.