Par Jordi GARRIGA
Cher ami millenial:
Je t’ai vu te plaindre des boomers et dire qu’ils vivent en dehors de la réalité, qu’ils se battent sur des questions historiques qui te sont inutiles, puisqu’elles n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui…
Il n’est pas vrai qu’ils ne combattent et n’ont combattu que dans le cadre de ce contexte. D’une part, je sais que tu es intelligent et que tu t’es bien rendu compte du piège de la soi-disant « Mémoire Historique », mais d’autre part, tu te trompes en désignant l’ennemi. Et cela, en politique, c’est une erreur mortelle.
Mon grand-père ne m’a jamais parlé de la guerre et très peu de ceux qui l’ont vécue en ont parlé. C’était une affaire du régime de Franco, qui, bien sûr, fondait sa légitimité sur un soulèvement armé qui aurait servi à sauver l’Espagne de la destruction.
Ma mère, qui a plus de 70 ans, a un grief diamétralement opposé au vôtre : « comment se fait-il qu’il y ait des jeunes aussi fanatiques de la guerre civile ? Eux qui n’ont jamais vécu ce qui a été vécu ou vu quelqu’un mourir vivant, ni s’être fait tirer dessus, bombarder, ni souffrir de la faim ou de tout autre ravage de la guerre »… Que devons-nous dire en effet à ces grands-parents étourdis par des gens en colère pour des histoires du siècle passé?
Je me permets de rajouter que la grande majorité des Espagnols, nés dans les années 1960 et 1970 ont été indifférents à la guerre civile. Leur plus grande prétention était d’imiter le mode de vie américain, de rêver d’un terrain pour arrêter de travailler, d’avoir une résidence secondaire, de partir en vacances le plus loin possible, de boire et plein d’autres choses… Mais RIEN à voir avec les jougs et les flèches, les résistances, le maquis et les embuscades.
Bien que dans les premières années du régime de la constitution « démocratique » dite de 1978, les manifestations des nostalgiques du 20 novembre à Madrid aient encore été massives, chose qui n’avait rien d’anachronique pour l’époque, je t’assure (parce que j’en ai été un témoin direct) que 15 ans plus tard, il n’y avait plus que 10% de la fréquentation initiale (les boomers étaient alors dans la vingtaine et la trentaine) et 25 ans plus tard, il ne reste plus que 10 % de ces 10 % (les boomers sont dans la trentaine et la quarantaine).
Ceux qui assistaient à ces commémorations nostalgiques étaient soit des grands-parents, soit des adolescents. Parmi les boomers, il n’y avait personne.
Mais si pour toi un boomer est quelqu’un qui est né juste avant toi, alors tu n’as pas de raison non plus d’en parler et de la ramener. Ce sujet était en fait clos jusqu’à ce que les socialistes le rouvrent avec le président Zapatero.
Pour dissimuler l’énorme crise qui a commencé en 2008 et détourner de l’actualité, parler de la guerre civile c’est toujours quelque chose qui peut rapporter un peu.
La pression médiatique pour cela est énorme et très forte. Il est difficile d’y résister et cela englobe tous les âges. C’est une autre cause gratuite d’affrontement social interne, qui fait tant de mal au peuple espagnol et tant de bien à ses élites, qui ne sont jamais pointées du doigt comme responsables de la situation actuelle.
Si tu comprends cela, parce que tu es intelligent, tu verras que toute cette mémoire n’est rien d’autre qu’une autre forme de haine de soi. Tout comme ils dressent les hommes et les femmes les uns contre les autres, les régions et les pays, ils espèrent aussi détruire les familles par la haine intergénérationnelle dressant petits-enfants, parents, enfants et grands-parents les uns contre les autres, faisant de chaque génération précédente la racine des maux actuels, alors que dans la réalité, c’est chaque génération qui doit lutter dans le monde pour vivre de la meilleure façon. Surtout pour ceux qui le peuvent car en réalité les membres des classes populaires ont toujours très peu de marge de manœuvre pour survivre.
A droite et dans la mouvance « ultra », je vois beaucoup de garçons se tatouer des croix gammées, des croix de Saint André, avoir le souvenir de Nuremberg ou de l’empire espagnol d’il y a 500 ans. Dites-moi combien de personnes adultes font de même.
A l’extrême gauche, les non-vieux ou les boomers du Frente Obrero promènent l’image de Staline, mais cela ne les empêche pas de critiquer la postmodernité fuchsia.
Le but est de faire croire aux jeunes que tous leurs maux viennent du passé. Il s’agit pour vous d’affronter des ennemis qui n’existent plus, inaccessibles à jamais. Cela, tu l’as compris parce que tu es intelligent.
Utilise alors cette même intelligence pour éviter de te tromper d’ennemi : ceux d’entre nous qui sont plus âgés que vous savent qu’il faut parler d’histoire pour que cette manipulation n’ait pas de force. Si nous gardons le silence sur les choses du passé, d’autres parleront, et ces autres diront que vos parents et grands-parents étaient des criminels et que vous devriez payer pour cela. Et vous finiriez par le croire parce que vous n’auriez pas d’arguments, vous soumettant ainsi que vos enfants à un chantage éternel de culpabilité génétique indélébile.
Parler du passé permet de comprendre la situation actuelle, puis d’agir pour concevoir l’avenir.
L’expérience et la réalité te l’expliqueront, personne ne naît instruit.
Très cordialement