LES MEILLEURS ECRIVAINS NE SERAIENT-ILS PAS REACTIONNAIRES ?

LES ENTRETIENS DE METAINFOS

Entretien avec Ernesto Hernández Busto réalisé par Iñaki Ellakuría pour https://elmanifiesto.com/

Écrivain, journaliste et traducteur cubain, exilé en Espagne depuis 1999 et basé à Barcelone, Ernesto Hernández Busto est l’auteur en esapgnol de Mito y revuelta. Fisonomías del escritor reaccionario (Ed. Turner), livre qui avait remporté le prix d’essai Casa América en 2004 et qui dressait le portrait collectif d’une série d’écrivains de l’entre-deux-guerres, tels que Ernst Jünger , Ezra Pound , Ernesto Giménez Caballero ou Louis-Ferdinand Céline , des plumes maudites, réactionnaires, anti-modernes et dans bien des cas idolâtrées, qui dessinent selon lui la «droite intellectuelle» en Europe.

  • Vous soutenez qu’on peut parler d’une littérature de droite…

En tant que modèle littéraire ou stylistique, le spectre est trop large pour être réduit à cette définition : un écrivain comme Ezra Pound, par exemple, n’a pas grand-chose à voir avec un autre comme Montherlant. En revanche, en tant que modèle intellectuel, il existe des éléments communs qui permettent de parler de l’écrivain de droite. Chacun des auteurs qui apparaissent dans mon livre est projeté comme un fragment d’un modèle plus large, qui servirait à définir l’intellectuel réactionnaire.

  • Qu’est-ce qui les caractérise ?

C’est quelqu’un qui ne croit pas au progrès, qui exalte le mythe, qui a un rapport complexe au passé et à son temps. C’est très bien expliqué par Antoine Compagnon dans Les Anti-Modernes

où il poursuit en disant en quelques mots que les écrivains français du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres, comme Baudelaire, Bloy ou Péguy, sont plus modernes que ceux que l’on qualifie habituellement d’artistes modernes. Car ce sont des auteurs qui connaissent bien la révolution et enseignent la face cachée d’un prétendu progrès. Citant Thibaudet, Compagnon affirme que sous la Troisième République française, ce moment où la France se modernise politiquement, l’impulsion conservatrice est transférée de la politique à la littérature, avec les deux anges gardiens de la droite que sont Chateaubriand et De Maistre. De 1870 à 1940, presque tous les écrivains importants en France étaient conservateurs, réactionnaires, anti-progrès.

  • Un paradigme intellectuel qui perdure jusqu’à aujourd’hui ?

L’affaire Dreyfus l’a remis en cause, a fait de l’intellectuel un héros anti-droite et cette idée perdure encore aujourd’hui. Au cours des dernières décennies, le paysage a un peu changé. Par exemple, le modèle de l’intellectuel espagnol était quelqu’un comme Semprún ou Alberti, mais maintenant beaucoup plus d’attentionest accordée aux écrivains qui n’étaient pas actifs dans le régime anti-franquiste. Il y a un livre fondamental, qui a changé la perception de la littérature espagnole dans ce sens, qui est Las Armas y las Letras, d’Andrés Trapiello. Un essai qui modifie la compréhension littéraire en Espagne. Bien qu’on lise encore peu de choses sur Ruano, Sánchez Mazas ou Foxá, des écrivains qui ont lu les anti-modernistes et qui, comme eux, n’ont pas voulu abandonner la Tradition.

  • Vous, parmi ces auteurs espagnols, choisissez Ernesto Giménez Caballero dans votre livre…

Son côté anticonformiste a attiré mon attention. Ce côté excentrique que seule l’avant-garde pouvait apporter : bien qu’étant l’incarnation même de la façade, elle avait aussi un rôle fondamental dans l’avant-garde artistique. Il était un rénovateur de la culture espagnole entre les deux guerres. L’écriture de Giménez Caballero dans certains livres est absolument expérimentale, comparable parfois à Breton ou aux futuristes. C’était un parfait opportuniste, avec un grand talent pour saisir l’air du temps. En plus, c’est très drôle, irrésistiblement comique.

  • Dans votre essai, vous déclarez que l’antisémitisme est une caractéristique commune des écrivains réactionnaires…

C’est un élément commun à des écrivains de différents pays, dont le Russe Vasili Rózanov, peu connu en Espagne, ou le Céline des pamphlets, ou le Mexicain Vasconcelos. Le Juif caractérise certains malaises, le besoin de sacrifier, en tant que figure sacrificielle, à une représentation du déracinement. Mais il y a autre chose. Céline va jusqu’à dire qu’il est « le Juif des Juifs ». Au fond, ils entretiennent tous une relation amour-haine avec le substrat juif de la culture européenne.

  • Crise des valeurs, peur du progrès galopant, nostalgie du passé… Autant d’ingrédients qui nous rappellent l’instant présent. Sommes-nous face à un présent réactionnaire ?

Absolument. Ce qui est curieux, c’est que de la même manière que la réaction est passée de la politique à la littérature, maintenant la réaction est revenue à la politique avec le populisme de droite. Là, nous avons Poutine et ses principaux penseurs comme Alexander Duguin ou Iván Ilyin, qui parlent de la perte des valeurs occidentales et évoquent une fois de plus le vieux fantôme eurasien qui arrêterait ce déclin par une grande révolte. Et ce n’est pas seulement en Russie. L’une des références de Steve Bannon, ancien idéologue de Donald Trump, est Julius Evola. Duguin et Evola parlent tous deux d’un Occident en crise et d’une grande révolte inévitable.

  • Pourquoi ce nouveau titre, qu’y a-t-il entre le mythe et la révolte ?

C’est une réflexion sur le temps. La grande question de l’intellectuel moderne, qu’il soit de gauche ou de droite, est la question de la liberté. Se méfiant du progrès, la question se pose de savoir s’il faut rester prisonniers de la temporalité cyclique du mythe ou aspirer à la révolte qui nous rendra la liberté dans un monde conditionné.

  • Quels auteurs actuels définiriez-vous comme réactionnaires ?

Bien que ne s’inscrivant pas dans le schéma chronologique du livre, j’ai été tenté d’ajouter l’Italien Roberto Calasso. C’est un écrivain fondamental car il a longtemps résumé et édité ces auteurs considérés comme « maudits ». Il analyse le mythe et questionne le progrès de notre société séculaire, accélérée et logarithmique. Ensuite, il y a Houellebecq, qui travaille sur des terres fertilisées par Huysmans ou Baudelaire. Ses romans se placent hors de la zone de confort intellectuel, popularisant un certain nihilisme. La France semble, en ce sens, un autre monde. Sans aller plus loin, le mois dernier, par exemple, Guerre , le nouvel inédit de Céline, s’est vendu à un premier tirage de 80 mille exemplaires.