Par Yves MONTENAY
Du fait de la diffusion mondiale de la langue anglaise, les anglophones peuvent-ils vraiment se permettre de ne parler qu’anglais ? Ce n’est pas mon avis, ni celui de The Economist, le journal de l’élite économique anglophone.
En effet, dès 2010, le journal mettait ses lecteurs en garde contre la fausse impression que les succès actuels de l’anglais les dispenseraient de tout effort d’apprentissage d’autres langues.
Selon The Economist, l’hégémonie actuelle de l’anglais, « langue internationale », sur les autres langues ne sera pas forcément durable, ainsi qu’il s’en explique dans son édition du 22 mai 2021, qui vient enfoncer le clou d’un précédent article en 2010.
Les anglophones négligent les langues étrangères
Dans les universités anglaises et américaines, les effectifs des départements de langues étrangères se dépeuplent, surtout au détriment du français. C’est un phénomène de long terme, momentanément interrompu par les attentats du 11 septembre 2001, qui avaient suscité un intérêt pour l’arabe.
C’est bien entendu la progression de l’anglais chez les non–anglophones qui explique ce comportement, les jeunes de très nombreux pays ayant maintenant non seulement une bonne maîtrise de l’anglais, mais aussi un bon accent forgé par exemple sur YouTube.
Donc pourquoi apprendre les langues étrangères, puisque les autres parlent anglais ? [et qu’en plus logiciels de traduction simultanée sont de plus en plus efficaces mettant en péril d’ailleurs à l’avenir la profession de traducteur ; NdR].
Si ceux qui maîtrisent parfaitement une langue étrangère sont en général satisfaits de leur effort, une majorité est découragée par les débuts laborieux de l’apprentissage.
Mais ils ont tort
The Economist insiste : même si cela semble inutile aux anglosaxons, il leur faut pourtant continuer d’apprendre des langues étrangères, et le journal d’en énumérer les avantages : « C’est évident si vous allez à l’étranger pour des contacts professionnels ou culturels approfondis. À cela s’ajoute une progression intellectuelle, notamment dans son propre langage (ici l’anglais) dont on comprend mieux la grammaire et qui permet de réfléchir sur sa propre façon de s’exprimer. Et on est plus précis et plus rationnel dans une langue étrangère parce qu’on réfléchit à la façon dont on va parler. »
Dès son article du 18 décembre 2010, The Economist mettait en garde ses lecteurs anglophones contre le fait d’être « doublés » dans les recrutements internationaux par des plurilingues.
C’est un phénomène que je constate effectivement dans mon propre milieu, en voyant le nombre de francophones (français, nord-africains, subsahariens…) qui ont trouvé de bons postes en Angleterre ou aux États-Unis, justement parce qu’ils parlent le français.
De la précarité des langues secondes
Dans son article « English as she was spoke : The days of English as the world’s second language may (slowly) be ending » du 18 décembre 2010, The Economist reprend les conclusions de l’ouvrage de Nicholas Ostler : « dernière lingua franca avant le retour à Babel » (The last lingua franca : English until the return of Babel, non traduit en français semble-t-il).

« Lingua franca » désigne une langue véhiculaire, langue ou dialecte servant systématiquement de moyen de communication entre des populations de langues ou dialectes maternels différents, tout particulièrement lorsqu’il s’agit d’une langue tierce, différente des deux langues natives.
Pour nos lecteurs mécréants, je rappelle ce récit biblique : l’orgueil des hommes les poussa à construire la tour de Babel qui devait aller jusqu’au ciel, mais Dieu brisa leur unité linguistique et les désordres que cela entraîna paralysèrent la construction de la tour.
L’auteur remarque que l’anglais est d’abord une langue seconde, et que l’histoire montre que les langues secondes sont à la merci des évolutions politiques.
Il évoque des « lingua franca » anciennes qui ont disparu (dont celle du bassin méditerranéen vaguement parente de l’italien) ou sont redevenues locales (le perse, le grec ancien longtemps pratiqué par les élites romaines et moyen-orientales).
On pourrait ajouter l’allemand, ex-langue seconde en Europe orientale, en Russie et dans une partie des Balkans.
Et bien sûr le français, langue seconde dans une large partie de l’élite occidentale, dans l’empire ottoman, dans l’Europe centrale et orientale, toutes positions largement perdues aujourd’hui au profit de l’anglais qui a inondé ces régions de bourses pour les universités américaines… aujourd’hui concurrencées par les bourses saoudiennes, russes et chinoises.
Aujourd’hui l’anglais n’est la langue maternelle que d’environ 330 millions de personnes, même si 800 millions ou 1 milliard de plus l’utilisent.

Le retour de Babel
Quel est le fait nouveau qui pourrait mener l’humanité à choisir une autre langue seconde ? L’auteur n’en voit pas, certains évoquent largement me mandarin mais personnellement, je ne suis pas certain que le mandarin, langue particulièrement difficile qui comme l’arabe réclame une certaine gymnastique intellectuelle jouera ce rôle, sauf peut-être régionalement.
Je me souviens néanmoins de l’équipe d’une entreprise américaine rencontrée à Bruxelles dont le moral était très bas parce qu’elle avait reçu l’ordre d’apprendre le mandarin ! Juste retour des choses penseront certains…
Mais si l’auteur ne voit pas de concurrent politique à l’anglais, il en voit un du côté de la technologie.
Comme Philippe Rossillon, le croisé de la francophonie de De Gaulle et Pompidou, l’avait imaginé il y a une trentaine d’années, la traduction automatique a fait maintenant d’immenses progrès, non seulement à l’écrit mais aussi à l’oral, ce qui rendra beaucoup moins nécessaire une langue seconde.
Son usage se limitera à certains métiers, et elle sera réservée à ceux qui la maîtrisent parfaitement, telle Christine Lagarde paraît-il, tandis que les individus de niveau moyen préféreront mettre leur casque et leur micro plutôt que de se lancer dans l’apprentissage du prétérit et du superlatif.
D’où le titre du livre : « l’anglais dernière lingua franca » et ensuite ce sera quoi ? Ce sera Babel. Un Babel sans les désordres bibliques, du fait des technologies de traduction écrite et orale.
Mais beaucoup pensent que l’anglais va aller bien au-delà.
L’anglais, « lingua franca » provisoire ou langue envahissante ?
En effet, pour beaucoup, l’anglais n’est pas seulement une langue seconde, mais la future langue principale pouvant à terme remplacer les autres, voire voulantles remplacer par son impérialisme culturel, que ce dernier soit naturel et spontané ou clairement organisé.
Remarquons en effet que les lingua franca citées par l’auteur, et aujourd’hui disparues, datent d’époques antérieures à la scolarisation de masse et à la mobilité générale.
Elles étaient limitées à certains milieux spécialisés : culturels, tel le grec ancien chez les Romains, administratif, encore le grec ancien dans le monde hellénistique, ou encore le persan.
Sans parler de celle dont on trouve des traces dans la littérature française (Voir Le bourgeois gentilhomme de Molière), ainsi que dans les documents distribués aux militaires français à Alger en 1830, langue qui était spécialisée dans les contacts méditerranéens.
Or le monde a profondément changé : la mobilité et la scolarisation se généralisent. La mobilité valorise les langues secondes, en général l’anglais, mais aussi le français, l’espagnol et d’autres dans leurs zones respectives.
Quant à la scolarisation, elle a un rôle ambigu. D’une part elle enracine les langues nationales, mais d’autre part donne une large place à l’anglais dans de nombreux pays dont la France. Pour les uns, c’est un progrès, pour d’autres une menace.

L’enjeu de la langue dans l’école et l’université
La lutte d’influence va donc se porter sur les systèmes scolaires, et pour commencer sur les systèmes universitaires.
L’anglais a largement envahi les universités et grandes écoles de l’Europe occidentale, non pas du fait de la trahison de nos gouvernants comme je l’entends souvent mais du fait de la pression des parents qui veulent une carrière internationale pour leurs enfants.
Cela n’excuse pas la passivité des gouvernants. Ils font d’ailleurs face à certains endroits à une réaction de l’opinion publique, que je soupçonne un peu d’hypocrisie : au nom de notre identité, moins d’anglais à l’université… sauf pour mes enfants !
C’est d’ailleurs la pression conjointe des parents et des « modernes » qui a poussé la France à introduire l’anglais dans l’enseignement primaire auprès de locuteurs qui n’y seraient pas venus spontanément.
C’est donc dans l’enseignement, et pour commencer dans le supérieur qu’a lieu actuellement le combat des militants du plurilinguisme, et notamment celui de l’OEP (Observatoire Européen du Plurilinguisme).
L’anglais bénéficie bien sûr la pression des médias internationaux, du prestige de l’enseignement supérieur américain appuyé par une distribution très généreuse de bourses, la nécessité professionnelle dans certains cas et le snobisme, c’est-à-dire l’orgueil « d’en être ».
Un détour de l’histoire a donné à l’anglais l’appui du pays le plus peuplé du monde, l’Inde, [hier l’Afrique du Sud, aujourd’hui du plus peuplé et dynamique des pays africains : le Nigéria; NdR] et non pas la Chine comme elle le proclame : pour éviter les disputes entre les différentes langues de ce pays, l’anglais « neutre » a été choisi comme langue administrative.
Le poids de l’anglais dépasse donc celui d’une lingua franca traditionnelle, et son objectif est de plus en plus la domination linguistique du monde.
Certains y voient un progrès alors que, personnellement, je suis sensible à l’appauvrissement intellectuel que cela représente et représenterait.
Mais ce dernier argument, s’il porte parfois dans le supérieur, n’est pas compris par la majorité de la population qui voit dans la langue un simple moyen de communiquer et nonun moyen de structurer sa pensée.
Par ailleurs la polarisation sur l’anglais fait perdre un temps et une énergie considérable aux entreprises, bien qu’elles pensent le contraire.
Bref, je préfère l’effort d’analyse des langues, ou à défaut le casque et le micro, à l’uniformisation linguistique mutilante : vive le retour de Babel.

Commentaire de Jean- Gilles MALIARAKIS :
Il y a beaucoup d’idées importantes et de faits dans cet article. Je tiens à en souligner une : le chinois du nord dit « mandarin » est loin, très loin d’être le rival de l’anglais. Il faudrait déjà que les chauffeurs de taxi de Shanghaï le comprennent comme langue parlée… Car le chinois est une langue écrite. Le hindi en Inde est déjà en train de supplanter l’anglais, après plus de 70 ans d’indépendance, mais difficilement, et pas partout. L’anglais universel est très pauvre, très trompeur, très évolutif: bref nous sommes dans la tour de Babel, mais, contrairement aux Hébreux, nous ne le savons pas. On attribue à Mahomet cette idée que si Dieu avait voulu une seule langue, il eût fait un seul peuple.
Plusieurs personnes me pressent d’écrire des livres, mais l’expérience montre que je touche beaucoup plus de monde avec des articles pour beaucoup moins de travail. C’est un bon conseil de ma fille qui est écrivain. Et puis, les Belles Lettres semblent penser que l’honneur d’avoir été choisi par eux doit me suffire et qu’il est présomptueux d’espérer avoir des lecteurs en plus. Mais je me mettrai peut-être un jour à l’auto édition
Crédit image à la une : La tour de Babel (Pieter Bruegel l’Ancien XVIe siècle
Source : yvesmontenay.fr