UN SEPTEMBRE NOIR D’AVANT-GUERRE ? 2/3

par Rémi VALAT-DONIO

Le Quad : une alliance thalassocratique…

Les États-Unis sont une « île continent », dont le modèle hégémonique est l’Angleterre impérialiste et coloniale. Une idéologie thalassocratique héritée des recherches de l’amiral Alfred T. Mahan (1840-1914) dont l’œuvre maîtresse, le Sea Power est à l’origine, à la fin du XIXe siècle, de la stratégie de la montée en puissance de la marine nord-américaine dans l’Océan Pacifique (construction du canal de Panama, conquête des îles Hawaï). C’est dans cette longue continuité historique (marquée par la sanglante guerre du Pacifique qui a engendré la défaite du Japon) que se situent les accords AUKUS et Quad.

AMIRAL MAHAN

Le Quad est un projet initié par Joe Biden autour du concept d’« Indo-Pacifique libre et ouvert » (sic). Le 15 mars dernier, pour leur premier déplacement à l’étranger depuis leur entrée en fonctions, les secrétaires d’État et de la Défense américains, Antony Blinken et Lloyd Austin, se sont rendus dans ce but au Japon et en Corée du Sud, puis en Inde (Lloyd Austin), puis en Alaska (rencontre entre Antony Blinken et son homologue chinois). Un geste fort soulignant l’intérêt porté par Joe Biden à la situation en Asie. La première rencontre personnelle des chefs de gouvernements (qui fait suite au sommet virtuel fondateur qui s’est tenu en ligne le 12 mars 2021), le premier sommet du Quad, s’est tenu à Washington le 24 septembre.

Qu’est-ce que le Quad ?

CHEFS DE GOUVERNEMENT DU QUAD

Le Quad est un partenariat en cours de constitution et évolutif, au quatuor Inde-Australie-Japon-États-Unis, pourrait se superposer un « Quad plus » élargi à la Nouvelle-Zélande, la Corée du Sud, et le Vietnam. L’Indonésie, pays musulman le plus peuplé au monde, reste à la périphérie du partenariat en raison des légitimes réticences de New Delhi, qui souhaite des garanties quant aux relations Pakistano-Indonésiennes. Les accords Quad et AUKUS visent à la complémentarité et ont une large portée : dès mars 2021, le quatuor a souhaité améliorer la distribution des vaccins contre le Covid (ce qui intéressa l’Inde en premier lieu : la fabrication de vaccins du laboratoire Johnson et Johnson se fera sur le sol indien avec le soutien financier et logistique des États-Unis, du Japon et de l’Australie.), mais aussi renforcer la collaboration dans la fabrication de puces informatiques, dans le déploiement de la 5G, dans la construction d’infrastructures numériques communes, le contre-terrorisme et l’aide humanitaire. Ce qui risque de faire évoluer cette plate-forme vers un outil du soft power américain. Ce sont les tensions maritimes croissantes entre la Chine et les États-Unis depuis 2017 qui ont incité l’Inde et l’Australie à rejoindre l’alliance. Comme premier pas, en novembre 2020, le gouvernement australien accepta de se joindre aux exercices navals communs indo-américains (Malabar), exercices auxquels participent le Japon depuis 2015.

Du point de vue économique et militaire, le produit intérieur brut des quatre partenaires est le double de la production chinoise et leur budget de défense quatre fois supérieur  (PIB de la Quadrilatérale en milliards de dollars. États-Unis (20.9327), Australie (1.3593), Japon (5.486), Inde (2.7087). PIB chinois (14.7228)/Budget de la défense en millions de dollars. États-Unis (778), Australie (27,5), Japon (49,1), Inde (72,9). Budget chinois (252)).

TROUPES INDIENNES FRONTIERE AVEC LA CHINE

L’ancrage de l’Inde dans le réseau d’alliance nord-américain serait certainement une aubaine pour Washington, mais New Delhi qui partage une frontière commune avec la Chine rejette l’idée d’un accord militaire stricto sensu qui pourrait accroître les tensions avec Pékin (rappelons qu’en juin 2020 les troupes indiennes et chinoises se sont une fois encore affrontées dans la zone frontalière contestée du Kashmir). La coopération stratégique concernera surtout les domaines de la cyberguerre et l’aérospatiale, car l’Inde a été victime de cyberattaques supposément organisées par les autorités chinoises. L’Australie est motivée par les sanctions économiques imposées par Pékin, à la suite de son soutien à la demande d’enquête sur les origines de la pandémie de covid-19 à Wuhan. La perspective stratégique et militaire est alléchante, car l’entente Indo-australienne permettrait aux marines de ces deux puissances de couvrir la zone s’étendant du Nord de l’Océan Indien (secteur privilégié de l’Inde) au Sud du même Océan et le Pacifique (zone opérationnelle australienne).

REGIONS DE L’INDE AFFECTEES PAR LE MOUVEMENT MAOISTE PRO CHINOIS NAXAL

… sur fond de bataille pour la suprématie

Au cœur de ses tensions, la prise de conscience du risque d’un dépassement du potentiel militaire américain dans la zone Indo-Pacifique, comme l’a affirmé cet été l’amiral Philip Davidson, chef de l’ Indo-Pacific Command au cour d’une audition devant la commission sénatoriale des forces armées. Selon lui, la marine chinoise surclassera la marine américaine dans la région avec trois porte-avions et six navires d’assaut amphibies contre un porte-avions et deux navires d’assaut amphibies d’ici 2025. Un avantage qui pousserait la Chine à avancer ses pions sur Taïwan. L’amiral américain insiste sur l’installation rapide d’un système défensif de missiles à déployer le long de la première chaîne d’îles (formée par une ligne reliant Japon-Taiwan – Philippines) pour prévenir un accès massif de la flotte chinoise dans le Pacifique. Un rapport du Département de la Défense nord-américain publié en septembre précise qu’actuellement la flotte chinoise dépasserait quantitativement la flotte américaine (350 contre 293 unités), potentiel visant la mise en œuvre, selon la terminologie anglo-saxonne, du A2-AD ou Anti-Access-Area Denial.

La stratégie de l’alliance est une réponse à cette doctrine. Dans l’éventualité d’un incident qui surviendrait à Taïwan ou en Mer de Chine du Sud, l’objectif de Pékin serait d’empêcher toute opération de l’armée américaine dans la seconde chaînes d’îles passant par l’île de Guam (voir carte) tout en bloquant la première chaîne d’îles. Pour y parvenir (au regard des vastes étendues concernées), la Chine doit disposer d’un nombre important de bâtiments de surface, de sous-marins et de forces aériennes pour créer une muraille défensive. Dans ce but, les États-Unis et leurs alliés veulent mettre l’accent sur la force de dissuasion sous-marine. Même si l’accès de la zone maritime entourant la Chine (empêchant notamment l’envoi de renforts sur Taïwan), la flotte américaine serait en mesure de frapper les porte-avions et de contrer les missiles chinois depuis leurs sous-marins. Le potentiel subaquatique des États-Unis reste supérieur de celui des Chinois : les sous-marins à propulsion nucléaire nord-américains sont plus silencieux, ont un plus grand rayon d’action, et sont en somme plus difficiles à détecter depuis la surface (d’une manière générale les sous-marins nucléaires sont les plus discrets et les plus autonomes, ils s’émancipent de la remontée en surface en produisant l’eau et l’oxygène nécessaires à la survie du personnel embarqué).

En 2020, les États-Unis disposaient de 68 sous-marins à propulsion nucléaire, soit 14 submersibles lanceurs de missiles de la classe Ohio, ainsi que 50 sous-marins d’attaque, dont 19 de la classe Virginia, et 4 lanceurs de missiles guidés. Les deux-tiers de ses moyens sont affectés à la zone Pacifique-Océan Indien. Leur concurrent chinois aligne à l’heure actuelle, 66 unités mais 11 seulement sont à propulsion nucléaire (4 lanceurs de missiles et 7 sous-marins d’attaque). Cependant d’ici 2030 le nombre des sous-marins à propulsion nucléaire devrait presque doubler (21 engins), donnant ainsi à Pékin la supériorité numérique. C’est ce risque qui a motivé l’alliance avec l’Australie qui devrait aligner 8 sous-marins de classe Virginie (ou équivalent), un apport qui permettrait aux États-Unis de garder l’avantage numérique et de protéger à l’horizon 2035 la Mer de Chine du Sud.

SOUS-MARIN NUCLEAIRE CLASSE JIN

En juillet dernier, un satellite commercial a photographié un sous-marins lanceur d’engins de la classe Jin au sud de la Chine (sur les côtes de l’île de Hainan), vraisemblablement porteur de 12 têtes nucléaires Julang-2 d’une portée de 8 000 km. Si ce type de submersible était en mesure de se déployer à l’est de la première chaîne d’îles, il serait capable de frapper des objectifs majeurs et de grandes conurbations nord-américaines, et plus proche encore l’île de Guam. C’est le motif principal du renforcement de la surveillance de la zone et l’enjeu du blocage de l’accès de la mer de Chine du Sud (où le dispositif allié est relativement le plus faible). L’objectif de la marine chinoise étant de sécuriser un passage vers le Pacifique-Ouest, Pékin n’hésite pas à construire des îlots artificiels, des bastions militaires qui renforceraient la protection des sous-marins nucléaires transitant dans la zone. Il est certain qu’à terme la technologie chinoise permettra de renforcer la discrétion des submersibles et la portée de leurs missiles. La recherche chinoise dans le domaine militaire ne cesse de progresser dans plusieurs domaines, en particulier les bombardiers furtifs, les armes anti-satellites, les lasers (destinées à aveugler les satellites américains), des drones de détection avec missiles embarqués, et récemment les missiles hypersoniques (qui ont été testés avec succès).

Les États-Unis accusent un net retard par rapport aux Chinois (et aux Russes qui disposent de missiles Avanguard, lancé en décembre 2019) pour ce qui concerne les missiles hypersoniques. Les Chinois ont testé leur nouveau vecteur en août. La nouvelle génération de missiles hypersoniques (du type Avanguard par exemple) sont capables d’atteindre une vitesse cinq fois supérieure à celle du son et de changer de cap aussi bien d’altitude, ce qui est un atout majeur pour déjouer les défenses anti-missiles de l’adversaire (ils sont plus difficiles à repérer et à détruire). Le Darpa, la branche scientifique de l’armée américaine, a testé avec succès un missile hypersonique HAWC (Hypersonic Air-Breathing Weapon Concept) à propulsion aérobie (technologie permettant d’utiliser l’oxygène présent dans l’atmosphère pour la combustion de l’engin) et travaille sur un planeur hypersonique (Arrow).

MISSILE CHINOIS DF 26