UN SEPTEMBRE NOIR D’AVANT-guerre ? 1/3

par Rémi VALAT-DONIO

Les historiens du futur qui étudieront notre époque devront retenir la période de août-octobre 2021, comme un « septembre noir » sur fond de changement de cap stratégique, en somme la fin du cycle dit de la « Guerre contre le terrorisme » (2001-2021).

Le 31 août, les derniers soldats américains ont quitté l’aéroport de Kaboul et en septembre-octobre, une série d’accords sont venus entérinés la volonté de Washington de tenir la dragée haute à Pékin dans la zone Indo-Pacifique.

Il est évident que en début d’automne, la manœuvre d’encerclement de la Chine par les États-Unis et ses alliés a pris une tournure décisive : le 15 septembre, l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis annonçaient la formation d’un partenariat économique et militaire, baptisé l’AUKUS (Australia, United Kingdom, USA) et le 1er octobre, un accord similaire a été obtenu entre l’Inde, le Japon, l’Australie et les États-Unis (Quad ou Quadrilateral Security Dialogue ). En réponse (même si en matière de diplomatie il est légitime de penser que cette décision était programmée depuis longtemps sans pour autant que la nouvelle alliance autour des États-Unis ait été une surprise), le 17 septembre, les membres de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), menée par Moscou et Pékin, ont approuvé la future adhésion en leur sein de l’Iran, l’ennemi juré de Washington qui devrait en outre signer dans les prochaines semaines un accord de partenariat stratégique avec la Russie.

Du point de vue occidental, les accords AUKUS et Quad viennent compléter la panoplie de traités bilatéraux et multilatéraux existants entre ces pays signataires, et vont dans le sens d’un renforcement de l’entente de ces États contre la montée en puissance de la Chine, qui vise ouvertement le leadership mondial pour 2049 (centenaire de la fin de la guerre civile et de l’accession au pouvoir du parti communiste chinois incarné par Mao Tse Toung). Ces ententes ne sont pas des alliances militaires obligeant les contractants à se soutenir mutuellement en cas d’attaque d’un allié par un pays tiers, comme ce fut jadis le cas en Asie du Sud-Est (l’OTASE, équivalent asiatique de l’OTAN, créé en 1954 a été dissout en 1977). Les États-Unis, malgré leur incroyable arsenal militaire, ne sont plus en mesure d’assurer leur hégémonie politique, économique et culturelle seuls (et encore moins depuis le Viêtnam de gagner une guerre). Si l’entente entre les pays anglo-saxons (sans oublier, le Japon vassal asiatique de Washington) dans la zone Indo-Pacifique ne surprend guère, l’élargissement à l’Inde nationaliste est une première.

Il est vrai que l’accord quadrilatéral (Quad) est aussi une conséquence indirecte de la défaite américaine en Afghanistan qui prend la forme d’un renforcement du programme de partenariat stratégique et commercial de la zone Indo-Pacifique. Le retrait progressif des troupes américaines des grands théâtres d’opérations du Moyen-Orient lancé sous la présidence Obama se terminera en décembre 2021 (retour aux États-Unis des unités stationnées en Irak). La défaite spectaculaire de l’US Army face aux talibans et la récurrence des tensions sino-indiennes ont certainement joué en faveur d’un renforcement du partenariat Indo-Pacifique (États-Unis, Inde, Japon, Australie). Si cet accord vise clairement la Chine, il menace aussi indirectement le Pakistan. Le rapprochement du gouvernement pakistanais avec Pékin et le soutien semi-officiel aux maquis afghans ont motivé la création d’une alliance avec l’Inde, ennemi historique d’Islamabad.

De l’AUKUS au Quad : le système de vasselage anglo-saxon et d’exclusion de l’allié français

L’annonce du partenariat trilatéral entre Canberra, Washington et Londres a engendré une crise diplomatique majeure entre ces pays et la France (en 2016 un accord a été conclu pour la livraison par la France à l’Australie de 12 sous-marins à propulsion conventionnelle). L’AUKUS est aussi et surtout un partenariat centré sur les technologies de l’armement et la modernisation du potentiel militaire australien, tels les capacités cybers, l’intelligence artificielle, les technologies quantiques. Ce sont des contrats de la même nature qui lient le Japon et les États-Unis en matière de technologie et d’armement, des contrats assujettissant et de long termes qui vont réduire sensiblement la marge de manœuvre australienne dans ses relations diplomatiques. Outre l’achat de sous-marins, l’Australie va investir et développer sous licence américaine différentes catégories de missiles, en particulier des missiles de croisière Tomahawk (qui seront embarqués sur les destroyers de la classe Hobart).

Pour la France, la perte est colossale, non seulement il s’agissait du plus important contrat d’exportation d’armements de son histoire, mais l’AUKUS et le Quad mettent à bas la patiente stratégie Indopacifique française, bâtie sur un partenariat avec des puissances moyennes autour d’un axe Paris-New Dehli-Canberra (discours de Sydney, 2018). Paris espérait développer des collaborations industrielles de défense, notamment la vente d’avions Rafale, de sous-marins Scorpène et de missiles Exocet à l’Inde et de sous-marins à l’Australie. En riposte, le gouvernement français (ce qui montre au passage, le manque de courage politique et le désarmement juridique et militaire de notre pays) a immédiatement porté l’affaire au niveau européen (institutions de l’UE et gouvernements) dans le but de « sensibiliser » au problème récurrent de l’autonomie stratégique européenne, entraînant une série de soutiens verbeux condamnés à rester sans suites, voire de critiques : le Premier ministre du Danemark, Mette Frederiksen allant jusqu’à déclarer que le président Biden était un partenaire « tout à fait loyal envers l’alliance transatlantique ». Néanmoins, la France reste une puissance indopacifique riveraine aux capacités navales significatives et ne pourra restée longtemps hors jeu. Déjà, le bâtiment amphibie Tonnerre et la frégate Surcouf ont participé à l’exercice multinational « LaPérouse » début avril 2021 en baie du Bengale. Un exercice qui rassembla les marines japonaises, australiennes américaines et indiennes. Exemple (à prendre parmi tant d’autres) qui signifie que les alliances qui se forment dans la région sont souples et à géométrie variable. Pour ce qui concerne les récentes « excuses » du gouvernement américain à la France, le geste hypocrite d’apaisement n’est pas près de rétablir la confiance entre Paris et Washington, mais ceci sort de notre propos.