Du despotisme éclairé à la Synarchie d’empire 2/2

Par Bernard PLOUVIER

Deuxième partie : les despotes éclairés de la « Synarchie d’Empire »

« La liberté doit céder le pas à l’efficacité », Jean Berthelot, secrétaire d’État aux Transports, 1940.

Jamais les chefs d’entreprise, les hauts-fonctionnaires et les économistes de l’entourage de l’amiral de la Flotte François Darlan n’ont revendiqué cette appellation de synarques, venue des élucubrations d’un occultiste du XIXe siècle, relayées par divers journalistes parisiens acquis à la collaboration intégrale avec le National-Socialisme antimarxiste.

En 1886, l’obscur fonctionnaire du ministère de l’Intérieur Alexandre Saint-Yves (devenu marquis d’Alveydre par l’achat d’un titre en Italie) publie Mission de l’Inde en Europe…, où il décrit une oligarchie bienfaisante d’initiés à une « synarchie », conseillant discrètement les gouvernants d’Europe. Dans cette fantasmagorie, la « direction du monde » est le fait des « supérieurs inconnus », réfléchissant aux problèmes planétaires dans les vastes souterrains de l’Agarttha, quelque part dans l’Himalaya. Ces divagations connaissent une flambée de popularité chez les Fabian(s) de Grande-Bretagne avant la Grande Guerre, puis dans certains milieux parisiens et berlinois, durant les années 1920, où on les épice de projets de réformes sociales et de corporatisme.

La Synarchie (L'Autorité face au Pouvoir)

À la fin de l’hiver 1940-41, Ernst Achenbach de l’ambassade du Reich à Paris, opposé à l’entourage du maréchal Pétain qui s’est débarrassé de Pierre Laval en décembre 1940, mais également opposé à l’entourage de l’amiral Darlan, lance les rumeurs sur une « synarchie » de banquiers et d’affairistes, regroupés autour de la direction de la banque Worms, parce que quelques ex-employés de cette banque jouent un rôle dans les cabinets ministériels à Vichy. Ils sont accusés à la fois d’anglophilie, de germanophobie et d’état d’esprit ultraréactionnaire.

La presse parisienne germanophile fait chorus et les ex-membres de l’OSAR (plus connue en 1937-38 sous le sobriquet journalistique de « La Cagoule ») dénoncent le « Mouvement synarchiste d’Empire », qu’ils présentent comme un « complot judéo-ploutocrate » ou un « complot national-capitaliste » (l’expression est de l’ex-néo-socialiste Marcel Déat, reconverti dans le National-Socialisme).

Depuis 1922, soit après l’échec de la tentative d’Alexandre Millerand d’imposer une République présidentielle sur le modèle des USA (dont rêvait le général Georges Boulanger, un demi-siècle plus tôt, et que réalisera le général de Gaulle), existe un groupement informel d’hommes issus pour la plupart de l’École Polytechnique et animé par Jean Coutrot (suicidé en mai 1941) puis par Jacques Barnaud. Dans ce groupuscule de technocrates, on réfléchit à la nécessaire modernisation de l’économie et des institutions de la France, dans une optique de « Révolution par le haut », ce qui définit le despotisme éclairé.

Synarchie Panorama de 25 années d'activité occulte avec la reproduction  intégrale du pacte synarchique: Charnay Geoffroy de: Amazon.com: Books

Ces profonds penseurs estiment que ce type de gouvernement devrait être appliqué à l’ensemble des Nations européennes, dont les chefs seraient obligatoirement des techniciens du droit, de l’économie, de l’industrie, de l’agriculture scientifique etc. Ces élites, dépourvues d’idées racistes, pensent que les politiciens, autant que leurs veules électeurs, sont idiots, sectaires, amorphes et trop souvent corrompus. Qui étudie la IIIe République, de 1929 (l’année du retrait de Raymond Poincaré pour cause de maladie) à la raclée militaire du printemps de 1940, peut difficilement leur donner tort… pas plus que l’étude des années 1945 à nos jours, d’ailleurs.  

C’est une conception continentale du progrès social et technique, couplée au mépris du capitalisme de spéculation, mais sans la moindre connotation raciste. C’est, en fait, la reprise des postulats fondamentaux du national-socialisme à la française, défini à la fin du XIXe siècle, mais avant l’affaire Dreyfus, par Maurice Barrès, par le marquis de Morès, puis par Charles Maurras, jeune journaliste politique.

Au début de 1941, Jacques Benoist-Méchin met l’équipe de Barnaud (François Lehideux, le gendre de Louis Renault, les frères Jacques et Gabriel Le Roy Ladurie, Pierre Pucheu, Pierre Marion) en relations avec l’ambassadeur du Reich, Otto Abetz, qui reçoit Darlan à Paris juste avant que celui-ci ne modifie son gouvernement, le 25 février 1941.

Le nouveau ministère Darlan est composé de techniciens de l’industrie, de l’agronomie et des finances, auxquels s’oppose le très réactionnaire général Maxime Weygand, qui ne s’intéresse qu’à la revanche guerrière sur « le boche ». Le très pragmatique Pierre Laval, revenu aux apparences du Pouvoir en avril 1942, conservera quelques-uns de ces spécialistes qui tentent de réformer le pays, hélas au plus mauvais moment.

Synarchie — Wikipédia

L’équipe de technocrates qui forment l’ossature du 2e gouvernement Darlan impose le projet de Plan de développement, en 1941-43, supervisé par une Délégation générale : le projet sera repris à la libération. En 1929, « Staline »-Dougashvili avait lancé le 1er Plan quinquennal pour créer d’énormes forces d’artillerie, d’aviation et de blindés dans son Armée Rouge. En 1933, le nouveau Reich a lancé son plan de grands travaux pour lutter contre le chômage de masse, puis, en 1936, son Plan de 4 Ans pour diminuer les importations de matières stratégiques en cas de guerre et débuter un réarmement qui n’aura rien de massif avant 1942, soit bien trop tard.

L’idée de Plan d’équipement et d’infrastructures a été développée en décembre 1933 par le socialiste Henri de Man en Belgique et, en 1934, par l’un des chefs non marxistes de la CGT française : René Belin. Cette excellente idée fut repoussée avec mépris par Sa Suffisance Léon Blum en 1936. Devenu ministre de la Production industrielle, fin juin 1940, Belin choisit Jacques Barnaud comme chef de cabinet. Ce dernier devient en 1941 le personnage-clé de la Délégation économique française auprès de l’Occupant.

De la même façon, les technocrates, stimulés par le maréchal Pétain, créent en novembre 1941 la Fondation Carrel pour l’étude des problèmes humains, qui deviendra ensuite l’INED (Institut National d’Études Démographiques). On crée le Service National de la Statistique avec son école, un service de sondages d’opinion, enfin l’Institut de la Conjoncture Économique, calqué sur celui très performant de Berlin.

Avec une quarantaine d’années d’avance sur les politiciens à venir, les hommes de Darlan veulent décentraliser et régionaliser les administrations. La Loi du 19 avril 1941 sera reprise, pour nombre de détails et son esprit, en 1982, mais l’institution des préfets de région, mise en place le 19 avril 1941, est reprise dès janvier 1948 pour créer le corps des préfets Igame. On unifie les polices et l’on crée une école nationale (décret du 23 avril 1941). Le statut des fonctionnaires civils, du 14 septembre 1941, sera repris par les IVe et Ve Républiques. Les octrois sont supprimés en 1943. On unifie, en 1942, les transports de Paris et de la grande banlieue.

On crée un enseignement technique agricole et on repousse à 14 ans, au lieu de 12, la fin des études obligatoires. Les traitements des instituteurs sont augmentés à partir de 1942 et désormais, le baccalauréat est exigé pour devenir enseignant du primaire… tant pis pour la légende noire qui fait du « régime de Vichy » l’ennemi juré du corps des instituteurs ! On accroît la part d’éducation sportive des programmes scolaires du primaire et du secondaire. Tous les élèves, en fin de scolarité, doivent passer de 6 à 9 mois en Chantiers de Jeunesse pour se familiariser avec le travail manuel et la vie en groupe ; les cadres de ces Chantiers, tant décriés, passeront dans les maquis ou dans la Résistance, comme le feront massivement les Compagnons de France, un mouvement scout à vocation sociale, dissous en janvier 1944 par l’Occupant.

Assimiler le groupe hétérogène des fidèles du maréchal à des « collaborateurs » est littéralement se moquer du monde. Ce sont les journalistes et les politiciens de Paris qui sont attirés par le Reich, d’ailleurs beaucoup moins par esprit de lucre que par leur dégoût de la barbarie communiste, une fois lancée Barbarossa, le 22 juin 1941, et aussi par leur admiration des lois sociales, des réalisations économiques et techniques du Reich.

Dans l’ensemble, les technocrates tentent de dépolitiser la fonction publique et d’en éloigner les sectaires du Grand-Orient. Ils luttent contre la corruption, par le corps des Commissaires du pouvoir, dissous l’automne de 1944, durant lequel les Libérateurs-Épurateurs reprennent la vieille tradition « ripoublicaine » : les politiciens casent les plus nuls de leurs protégés dans le corps des fonctionnaires et la secte maçonnique reprend toute sa vigueur, redevenant l’ascenseur social pour les sous-doués. De la même façon, on abandonne, à la Libération, l’organisation corporatiste de l’agriculture et du négoce des produits alimentaires, pour réintroduire des intermédiaires au comportement de parasites, fidèles soutiens des « politiciens de la gamelle ».

Ces technocrates n’étaient nullement des populistes, mais des adeptes du dirigisme d’une Nation par son élite, ce qui est la définition du despotisme éclairé.

La synarchie. Selon l'œuvre de Saint-Yves d'Alveydre