Par Rémi VALAT-DONNIO
De la guerre d’Algérie à l’aide humanitaire au Maroc
Entre-temps, la guerre d’Algérie a commencé. À l’automne 1955, Raymond Montaner est affecté au service des Affaires algériennes (une version modernisée des bureaux arabes) en qualité de chef de la section administrative spécialisée du Khémis, se trouvant sur les Monts de Tlemcen proche de la frontière algéro-marocaine (9 octobre 1955). Le village est situé dans le secteur du 22e régiment d’infanterie coloniale, à proximité de la zone interdite, no-man’s land dans lequel l’armée française était autorisée à ouvrir le feu sans sommation pour empêcher les infiltrations de moudjahidines depuis le Maroc. Sa mission était des plus difficiles, le poste était isolé et la vallée servait de passage pour les trafiquants d’armes ravitaillant l’Armée de libération nationale depuis le Maroc. Le poste a fait l’objet par le passé d’attaques de fédayins. Assisté d’un secrétaire et d’un chauffeur indigènes, d’un médecin d’origine alsacienne, il essaye de renouer le dialogue avec la population. Du fait de son attitude bienveillante, il parvient à gagner la confiance des habitants et à s’intégrer dans le tissu social du village. L’attachement à sa personne était tel que, après la fin du conflit, les habitants du Khémis le recevront et l’hébergeront au cours d’un séjour clandestin en Algérie (Raymond Montaner s’est rendu en Algérie via le Maroc). Comme tous les officiers de SAS, les compétences relevant de son autorité sont larges, il veille aussi bien à la salubrité publique qu’au développement de l’économie locale. Il entreprend des travaux d’aménagements urbains, la remise en état d’une fontaine, encadre des travaux de voirie. Raymond Montaner obtient des secours, une livraison de 20 tonnes de céréales étalée sur cinq mois à destination de 250 nécessiteux, une distribution de trois millions de médicaments pour les soins de 3 200 malades en deux mois et demi et le recrutement de 150 chômeurs sur les différents chantiers du secteur. Au volet social de son action s’ajoute la collecte de renseignements auprès de la population, de la djemâa (l’assemblée locale) et du caïd.
En octobre 1957, l’officier est muté à Alger pour créer une section administrative urbaine (SAU l’équivalent des SAS en ville) expérimentale dans le quartier du Clos Salembier, situé sur les hauteurs orientales de la cité, dans lequel se trouvait un bidonville où vivaient 35 000 habitants. L’officier, arrivé après la seconde bataille d’Alger, n’était là que pour consolider la victoire militaire et gagner la « bataille des cœurs » (ce qui ne l’empêchera pas de réchapper à un attentat, un informateur lui ayant communiqué l’information). Il gardera de ce séjour de solides et précieux contacts qui lui permettront de recruter des éléments sûrs pour la Force de police auxiliaire. Cette expérience du milieu urbain et des bidonvilles sont à l’origine de son affectation à Paris, au 1er secteur du SAT-FMA, de Nanterre. Les services d’assistance technique aux Français musulmans d’Algérie étaient l’équivalent métropolitain des SAU, ils étaient implantés dans les grandes villes à fortes présence maghrébine (Lyon et Marseille notamment). À Paris, les six secteurs du SAT-FMA, les centres d’internement, les unités de police spécialisées dans la lutte contre le terrorisme et le nationalisme algériens étaient rattachées au Service de coordination des affaires algériennes, créé dans le contexte des attentats du FLN en France (août 1958). C’est à Nanterre que lui est venue l’idée de créer une harka en région parisienne (la Force de police auxiliaire ou FPA). Pendant la bataille de Paris, dont nous parlerons en infra, Raymond Montaner mène à son modeste niveau une guerre totale, c’est à dire militaire et politique. Au regard de l’évolution politique générale, en particulier après le discours sur l’autodétermination (16 septembre 1959), de ses origines, de ses craintes pour l’avenir de ses hommes, il se rapproche plus par nécessité que par conviction de l’Organisation de l’Armée secrète (OAS), par le truchement de son ami Raymond Muelle (un ancien des spahis marocains, rencontré à Meknès en 1939) ou d’associations favorables à l’Algérie française (en particulier l’Union nationale des Combattants de l’Afrique du Nord). Ses liens lui permettront d’étendre ses moyens opérationnels, en organisant des attentats contre quelques cafés bastions du FLN et vraisemblablement en armant des agents infiltrés (la préfecture de police s’étant opposée à armer les Algériens francophiles de la région parisienne) et en délivrant des armes à un commando de l’OAS (aspirant Mugica). L’une de ces armes, une USM1 américaine, devait être utilisée pour un attentat contre le général de Gaulle (organisé par Raymond Muelle et à l’insu de Raymond Montaner). Par ailleurs, profitant de sa situation administrative, il se rendra occasionnellement en Suisse pour déposer sur un compte en banque des fonds au bénéfice de Georges Bidault et de l’OAS.

Après le cessez-le-feu de 1962, Raymond Montaner quitte l’armée et demande sa retraite anticipée. Il est intégré à la préfecture de police en qualité de chargé de mission commandant le 7e groupe de compagnies de district jusqu’à l’intégration complète de ses hommes dans la police en 1967. Pendant cette période, il multiplie les interventions pour attirer l’attention des pouvoirs publics (même si Raymond Montaner n’a jamais renié son soutien à l’OAS, l’officier était chrétien, naturellement de tendance UDF et défendait l’esprit du Maréchal Lyautey et n’a jamais cru que la France pourrait rester éternellement en Algérie) ou faire rapatrier les familles et les proches de ses hommes restés en Algérie (une amicale est constituée). En 28 ans de carrière militaire et policière, l’officier, devenu commandant, est titulaire de 14 citations et porteur de nombreuses décorations, dont la médaille militaire, la médaille d’honneur de la police française et a été élevé au grade d’officier de la Légion d’Honneur par le préfet de police Maurice Papon. Raymond Montaner continuera son action en direction des peuples musulmans et Nord-Africains. Il participera après son départ de la police parisienne à une mission de formation des cadres de la police saoudienne en charge de la sécurisation du pèlerinage de la Mecque. Cette mission terminée, il se lancera dans l’immobilier en Espagne (en compagnie du capitaine Parrent, un officier du SAT-FMA). Quelques années plus tard, il s’installe au Maroc et fonde une compagnie d’éoliennes: apporter de l’électricité à ceux, qui isolés dans les montagnes, n’en ont pas, c’était pour lui continuer l’action du maréchal Lyautey dans un Maroc devenu indépendant.
La bataille de Paris : le FLN mis en échec

Le rôle joué par Raymond Montaner et la Force de police auxiliaire pendant la bataille de Paris a été capital, mais reste encore méconnu, mésestimé et suscita maintes polémiques. En 1959, la création d’une telle formation était devenu une nécessité. La guerre fratricide entre messalistes du Mouvement national algérien (MNA) et FLN, les attentats contre les intérêts français, et la mise en place sur le sol français d’un contre-État FLN à visée totalitaire poussaient à agir. Notons que les attentats et les règlements de comptes ont commencé au début 1956. Après une situation d’équilibre entre les deux adversaires, le FLN parvient, notamment par l’exécution des cadres du camp adverse, à désorganiser les structures messalistes et à se substituer à elles en métropole et en Belgique. Au total, la guerre civile algérienne aurait provoqué entre le 1er janvier 1956 et le 23 janvier 1962, 3 957 décès et 7 745 blessés, pour un total de 10 223 agressions contre des Algériens. En région parisienne, entre le 23 octobre 1958 et le 31 décembre 1961, la guerre fît 1 290 tués et 1 386 blessés uniquement dans la population algérienne (pour un bilan général de 1 424 tués et 3 127 blessés de janvier 1956 à mai 1962, incluant Algériens, policiers et civils métropolitains). Les formes de cette guerre civile ont été marquées par leur degré élevé de violence et de cruauté pour le châtiment des «traîtres». Cette guerre était un conflit de basse intensité et le panel des procédés terroristes s’étendait des menaces à l’exécution sommaire, en passant par les attaques à mains armées contre les lieux de réunion de l’ennemi. Les menaces avaient pour but d’imposer la discipline du parti aux indécis ou aux réfractaires. Les individus ne respectant pas les préceptes islamiques en consommant de l’alcool ou ne s’acquittant pas de l’impôt révolutionnaire étaient sanctionnés, le plus souvent du prix de leur vie. Rappelons que les attentats visaient également les forces de l’ordre et les intérêts vitaux de la France (les attentats du 25 août 1958 et la destruction des dépôts pétroliers de Mourepiane. (http://www.ina.fr/video/RAF05008621). En région parisienne, 74 policiers perdront la vie et 125 agents seront blessés.

Le 5 juillet 1959, Raymond Montaner adresse un rapport à l’état-major du SAT-FMA réclamant la création d’une unité de police composée de volontaires arabes et kabyles, fidèles à la France et prêt à en découdre avec le FLN. La proposition est favorablement accueillie par le préfet de police et le cabinet du Premier ministre Michel Debré, et en décembre 1959, le premier contingent (82 hommes) quitte le Clos Salembier pour Paris. La FPA recrutera au fur et à mesure des volontaires de tous les horizons, souvent des cadres du FLN ralliés. Elle comportera environ 300 hommes répartis en trois compagnies. La 1ère compagnie mise sur pied et formée pendant l’hiver est engagée le 20 mars 1960 dans le XIIIe arrondissement tout en opérant ponctuellement en différents points de la capitale (https://www.persee.fr/doc/outre_1631-0438_2004_num_91_342_4097). C’est à partir du 20 novembre 1960 que la bataille de Paris et l’action anti-terroriste monte en puissance : la FPA s’installe dans le quartier de la Goutte d’Or, secteur FLN le plus important de la région parisienne et de la métropole (voir carte ci-dessus). En quelques semaines, l’appareil politico-militaire et les membres de l’organisation spéciale (OS) sont dispersés et mis hors d’état de nuire. En réponse, les attentats contre les policiers auxiliaires vont se multiplier pendant l’hiver et le printemps 1961 raidissant l’affrontement entre policiers et nationalistes. Alors que se préparent les négociations et se dessine l’avenir d’une Algérie indépendante, le retrait de la FPA de ses implantations parisiennes a été réclamé par le FLN comme préliminaire à un cessez-le-feu (juin 1961). Ce départ a plutôt été un choix stratégique favorable au commandant de la FPA qui put désormais mobiliser quasiment l’intégralité des trois compagnies en n’importe quel endroit du département de la Seine, ce qui affaiblit considérablement l’organisation nationaliste. C’est (entre-autres raisons) en réponse à l’imminence de la victoire policière que les manifestations d’octobre 1961 ont été organisées par le FLN. Une étrange victoire en définitive, car si les forces de police ont parfaitement rempli leur mission et remporté une belle victoire contre le terrorisme, leur défaite n’en fut pas moins politique (ci-joint un témoignage du commandant Pierre Buxeuil-de-Roujoux, ancien commandant en second de la FPA https://www.dailymotion.com/video/xljzlc) .

La Force de police auxiliaire était une première en France, car ses méthodes, ont vraiment mis à mal les réseaux terroristes et de financement algériens dans la capitale. Le Gouvernement provisoire de la République algérienne n’aurait jamais déclaré le retrait d’une si modeste unité de police, si elle ne le gênait pas à ce point. Au même titre, la fédération de France n’aurait jamais engagé l’ « élite » de ces groupes de choc (OS), si la FPA ne lui portait pas sévèrement atteinte (des militants avaient dans leur portefeuille une photographie du capitaine Montaner, un découpage de la photographie ci-dessus prise en janvier 1961, de manière à l’identifier et à l’abattre). Les policiers auxiliaires connaissaient la langue et la culture de leurs adversaires et ont réussi à démanteler et à désorganiser les réseaux de financement (une part importante du financement de l’ALN venait de France), à infiltrer des agents au sein du FLN. Chef charismatique, Raymond Montaner vivait chichement, ne portait aucune arme et participait lui-même aux opérations les plus difficiles, n’exigeant jamais l’impossible : “Je n’ai jamais donné un ordre à mes hommes que je ne puisse exécuter moi-même! » me déclara-t-il au cours d’un entretien. En contrepartie, l’unité a subi toutes les attaques possibles et inimaginables (propagande politique, agressions, enlèvements et exécutions d’agents, etc.). De leurs côtés, les policiers auxiliaires tentaient de mener au mieux leur mission en ciblant leur ire sur les militants les plus dangereux (qui étaient ensuite internés et remis au pouvoir judiciaire). Étrangement la campagne de presse et l’ouvrage de Paulette Péju écrit pendant les événements (Les harkis à Paris) narre souvent avec exagérations les mauvais traitements subis par des « Algériens pris au hasard », mais tous membres de l’OS ou des groupes de choc…. Les violences étaient le fait des deux camps, mais à une nuance près, même si la FPA disposait d’une marge de manœuvre relativement ample, le respect de l’adversaire primait : le niveau des mauvais traitements (pression psychologique, coups, absence de sommeil) des policiers auxiliaires n’ont (et de loin) jamais atteints celui de leur adversaire. Je reprends ici une synthèse établie par des fonctionnaires de la préfecture de Police qui recense 62 victimes pour les années 1958-1959. Ce document intitulé, « Français Musulmans supprimés par le FLN, victimes de violences et décédés soit par strangulation ou décapitation » (cote H1B24 des archives de la préfecture de police) indique que la majorité des personnes exécutées ont été assassinées par strangulation (35 cas, soit 56,45%), mais aussi par égorgement (13 cas, soit 20,96%). Ce document mentionne aussi des cas d’assassinats précédés de tortures ou d’actes de cruauté ou de procédés ne pouvant pas causer la mort instantanément (10 cas, soit 16,12%) : un « tué à coups de marteau » ; un homme « lardé de coups de couteau avant égorgement » ; d’un autre « tué à coups de hache » ; d’une autre victime avec « le cou presque entièrement sectionné et portant sept plaies profondes à la poitrine » , etc. Il est hors de propos de tomber dans l’indécence d’un étalage complet du contenu atroce des rapports de la police judiciaire, toutefois, les actes commis par les exécuteurs du FLN méritent d’être connus car on a trop tendance à vouloir nous les faire oublier, surtout si ceux-ci ont été perpétrés avant le début de la guerre préfecture de police-FLN (qui ne débute réellement qu’à partir du 25 août 1958).

Le regard que les citoyens porteront sur la Force de police auxiliaire va certainement changer? Récemment le président Emmanuel Macron a présenté ses excuses à la communauté harki (mais ne soyons pas naïfs, nous sommes dans un contexte électoral et le président prépare un geste plus fort concernant les événements du 17 octobre 1961). Les problèmes contemporains (immigration, terrorisme) font écho aux enjeux politiques et militaires de la guerre d’Algérie. Et si à l’avenir, il s’avérait que la « France n’ait pas dit son dernier mot », je pense qu’une histoire plus objective de ces événements pourra enfin s’écrire. C’est en ce sens que j’ai rédigé cet article (certaines informations sont des confidences du lieutenant-colonel Montaner), car il est important que la prochaine génération d’historiens puisse travailler avec toutes les cartes en main. Ils devront garder en mémoire leur dette à l’endroit de cet officier qui a facilité mes contacts avec la famille de Maurice Papon, afin que les archives de l’ancien préfet reviennent (concernant la période 1958-1967) à la préfecture de police (fonds que j’ai classé avant mon installation à l’étranger). Malheureusement, Raymond Montaner n’avait conservé que très peu de documents, souvent des copies, et peu d’effets personnels. Ces archives, je les ai versées après sa disparition au Centre de documentation historique de l’Algérie (CDHA, Aix-en Provence, http://kent.cdha.fr:8080/listRecord.htm?list=link&xRecord=19184276146919024589) et ses effets personnels (en particulier la montre en or offerte par ses anciens agents au moment de son départ en retraite) au service de la mémoire et des affaires culturelles de la préfecture de Police (où se trouve également conservées les archives de la guerre d’Algérie en région parisienne, série H et le fonds Maurice Papon sus-mentionné).

Une histoire parmi tant d’autres concernant les relations entre le lieutenant-colonel Raymond Montaner et ses hommes, résume à elle seule la profonde humanité de cet homme et mérite d’être racontée, car elle reflète bien l’ampleur de la tragédie et des liens forts créés par la guerre d’Algérie. Lors d’une attaque contre les postes de la FPA dans le XIIIe arrondissement, Raymond Montaner vit un de ses hommes allongé sur un brancard, considéré comme mort (il avait tué à bout portant un agent du FLN, était grièvement blessé par l’explosion d’une grenade et le corps abondamment recouvert de sang), mais il réalisa qu’il vivait encore et ordonna son évacuation d’urgence. Le jeune homme va s’en sortir, grâce à la morphine il va surmonter la douleur et fonder une famille. Raymond Montaner était en relation régulière avec lui, il l’appelait souvent au téléphone. Lorsque le colonel Montaner est décédé, ce fidèle ami s’est éteint à son tour quelques semaines plus tard.
C’est ainsi que sont les vrais héros, discrets et ne demandant rien en retour.
