LE GRAND EVENEMENT DE SEPTEMBRE : LE DEPART DE MERKEL ET L’AVENIR INCERTAIN DE L’EUROPE

Par Michel LHOMME

Quatre coalitions, 16 ans de gouvernement (elle a connu quatre présidents français, Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron !) trois crises majeures (euro, réfugiés et pandémie), la chancelière allemande sur le départ sous-tend  le mystère germanique du leadership européen. Le 26 septembre, l’Allemagne organise des élections fédérales et dira donc « Au revoir » à Angela Merkel. Curieusement, il nous apparaît difficile d’évaluer son héritage comme son influence. Etrange figure tout de même que celle de cette femme d’Allemagne de l’Est qui fut capable d’abattre une génération de grands hommes de la politique allemande et de présider l’Union chrétienne-démocrate, à peine 10 ans après la réunification, tout cela avec un manque d’ego apparent et un discours politique plutôt réaliste, très loin de l’idéalisme et des grandes visions républicaines ou universalistes à la française. 

Elysée, le 23 novembre 2005. Au lendemain de son élection, la nouvelle chancelière rencontre pour la première fois le président français Jacques Chirac à Paris. Ce dernier s'entendait bien avec son prédécesseur, Gerhard Schröder, jusqu'au coup de froid du «non» au référendum français pour le traité constitutionnel européen. Mais entre Chirac et Merkel l'accueil est chaleureux. Lors du point de presse conjoint, les deux dirigeants réaffirment l’importance de l’amitié franco-allemande. Les baisemains du Français à l'Allemande seront ensuite légion.

Rappelons que son parcours est unique, qu’au départ, le leader du centre-droit allemand est entré très tardivement en politique, à l’âge de 35 ans et qu’elle venait aussi d’un autre monde, au-delà du rideau de fer. Merkel est née à Hambourg en 1954, mais a grandi avec sa famille à Templin, dans l’Allemagne communiste, où son père, un pasteur protestant, a émigré en mission d’évangélisation. Dans cette société hyper-contrôlée, totalitaire, Merkel avait étudié la physique à l’Université de Leipzig où elle obtint son doctorat, pour travailler plus tard à l’Académie des sciences de Berlin. Sa vie, comme celle du reste des citoyens de l’Est, a changé le 9 novembre 1989, lorsqu’une foule pacifique a franchi le mur de Berlin pour réclamer la liberté. La chute du mur a inauguré une étape de bouleversement politique de l’Allemagne qui a culminé avec la réunification allemande et a catapulté Merkel en politique, faisant ses premiers pas dans un petit groupe, Democratic Awakening, qui a fini par fusionner avec l’Union chrétienne-démocrate (CDU). Tout s’est ensuite passé très vite, certes comme protégée d’Helmut Kohl : en 1991, à 37 ans, elle était déjà ministre de la Femme et de la Jeunesse ; trois ans plus tard, ministre de l’Environnement ; quatre ans plus tard, secrétaire général de son parti. 

Ces derniers temps, on a retenu surtout les décisions et les indécisions de Merkel sur l’immigration, son appui au grand remplacement démographique de l’Europe en cours. Mais a-t-elle été sur cette question au service de l’Europe ou de l’énorme puissance économique de l’Allemagne pour assurer les emplois de demain et placer son pays dans une nouvelle période de leadership géopolitique par la démographie. Contrairement aux dirigeants français, Merkel semble n’avoir jamais oublié en priorité l’intérêt allemand et cela explique à lui seul son européanisme à géométrie variable : de l’intransigeance dans la crise de l’euro (2010-12), à l’accueil des réfugiés (2015) et à l’élan durant la pandémie (2020), avec la création du fonds de relance et l’émission de dette européenne. Rien de tout cela, cependant, ne dissipe le soupçon selon lequel Merkel ne considère pas tout à fait l’Union Européenne comme un acteur dans un monde de concurrence accélérée entre les puissances. Formée par le nationalisme bolchévique de l’Est, elle resta toujours en réalité profondément nationaliste, allemande avant tout. Là encore, le contraste avec nos dirigeants français atlantistes et sans convictions nationales demeure saisissant.  La plupart des Allemands réagissent de fait avec une étrange indifférence aux crises et aux conflits mondiaux, malgré les conséquences pour leur sécurité, leur prospérité et leur démocratie, ils n’ont pas d’envolées lyriques pour le Liban ou l’Afghanistan mais n’en demeurent pas moins présents comme les leaders incontestés de l’Europe.

WASHINGTON, DC – JULY 15: In this handout photo provided by the German Government Press Office (BPA), German Chancellor Angela Merkel and U.S. President Joe Biden stand in the White House with a view of the Washington Monument on July 15, 2021 in Washington, DC. During what is likely her last official visit to Washington, the leaders are expected to discuss their shared priorities on climate change and defense. (Photo by Guido Bergmann/Bundesregierung via Getty Images)

L’Europe s’interroge : que se passera-t-il après septembre ? Que deviendra l’Allemagne ? À quoi devons-nous nous préparer ? À la réflexion, le contexte des questions est plus éclairant que les réponses vagues qui en résultent. Il y a d’abord la situation inédite d’un chancelier par intérim qui ne se présente plus, avec la perspective que cela ouvre de nouvelles constellations politiques, de nouveaux choix stratégiques. Le changement au sommet du gouvernement allemand est lors inévitable mais quelle sera réellement l’importance de ce changement de personnel ? A quelle continuité structurelle doit-on s’attendre ?

En tout cas, l’importance des élections allemandes est grande pour nombre des voisins et partenaires proches de l’Allemagne mais certainement aussi pour ses adversaires : le cours de la politique étrangère allemande, ainsi que celui de sa politique européenne et de sécurité, importe au-delà des frontières nationales. Les cas polonais, hongrois ou ukrainien (toujours non résolu) en dépendent largement.  Ces élections sont perçues en particulier à l’Est et en Russie comme un vrai tournant  en Europe.

Aux problèmes spécifiques intérieurs s’ajoute la difficulté qu’éprouvent les observateurs étrangers à essayer de « lire » l’Allemagne et ses débats de politique étrangère. La barrière de la langue continue d’ailleurs d’être un réel obstacle tandis que par la dernière réforme du baccalauréat français, l’enseignement de l’allemand pourtant capital pour les relations européennes futures est largement menacé.

Là encore, l’égocentrisme français fait beaucoup de tort réduisant le débat sur la politique étrangère allemande a un certain air de clocher et affirmant péremptoirement que l’Allemagne manquerait complètement de « réflexion stratégique » ou de « pensée européenne ». La vérité est un peu plus compliquée. Les discours de politique étrangère allemande, en général, oscillent entre le nombrilisme, la défense assumée des intérêts « nationalistes » germaniques et une forme de bonté globale à l’américaine. Soit l’Allemagne ne veut rien savoir des horreurs du monde, soit au contraire elle y saute tête baissée comme dans le cas syrien. Nonobstant, en coulisses,  une vraie politique étrangère efficace a bien lieu or avec l’échec afghan, les ambitions chinoises, les effets économiques prévisibles de la crise sanitaire, les « vacances » géopolitiques sont bien terminées.

Nous relèverons ainsi en particulier les récentes tensions entre l’Allemagne et les États-Unis au sujet du gazoduc Nord-Stream 2, du rôle du fournisseur de télécommunications chinois Huawei dans le futur réseau 5G du pays et de l’accord d’investissement mondial UE-Chine comme n’étant pas du tout de simples accidents. Ce sont des symptômes d’un inconfort beaucoup plus grand et assumé vis-à-vis des Etats-Unis comme puissance déclinante et ce qu’ils indiquent, c’est que l’approche allemande de l’après-guerre froide en matière de politique étrangère et de sécurité est soit dans une impasse, soit carrément remisée secrètement au placard. L’impasse, on la connaît, c’est l’impasse européenne et le choix réaliste non avoué de l’Allemagne : s’appuyer sur les États-Unis pour sa sécurité et le leadership géostratégique tout en établissant de par les faits un engagement économique profond avec la Chine et la Russie. Cette politique étrangère ne fut-elle pas la formule Merkel, son originalité, sa spécificité ? C’est donc bien la position vis-à-vis de son successeur par rapport aux Etats-Unis qui intéresse une Europe qui voudrait enfin se libérer. 

L’Allemagne de Merkel est devenue un champion du commerce et un leader mondial des exportations. Dans le même temps, et non sans lien, elle a largement réussi à rester en dehors des crises et des conflits. Comme peu de pays, l’Allemagne semble pour l’heure taillée sur mesure pour l’ère de l’après-guerre froide, avec ses atouts économiques spécifiques et l’accent mis sur le multilatéralisme et la coopération gagnant-gagnant.

Dans cet environnement à la Merkel, les intérêts commerciaux du pays semblaient parfaitement alignés sur ses intérêts politiques. Le commerce et l’investissement dans les anciens pays communistes, en particulier la Russie et la Chine, pouvent à la fois être définis comme un moyen de promouvoir la mondialisation et d’assurer l’hégémonie nationale allemande sur l’Europe. Ils peuvent aussi être poursuivis au nom d’un monde de plus en plus « plat », où les frontières perdraient de leur importance, où les régimes autocratiques seraient libéralisés au fil du temps, où les conflits seraient remplacés par une coopération multilatérale tout en valorisant une réelle puissance européenne compétitive.

A l’intérieur, l’obsession de la chancelière pour les compromis, même minimes, a évité à l’Allemagne les conflits ouverts et le désordre social à la française. On sait qu’Angela Merkel aime citer Herman Hesse : « en chaque commencement, il y a de la magie ». Après 16 ans au pouvoir, l’homme politique européen sans doute le plus important du XXIe siècle est sur le point de quitter la scène politique internationale avec une sortie qui frappe par le fait qu’elle semble être entièrement préparée par étapes, conçue et exécutée par elle-même. Derrière elle, Merkel laisse une carrière qui ressemble peu à celle de nombre de ses collègues européens avec qui elle a partagé pourtant nombre de fois sa table à Bruxelles ou ailleurs. Ce sont avec elle trois décennies cruciales pour la construction européenne qui s’achèvent laissant aussi l’Europe dans l’expectative voire la menace d’un écologisme radical suicidaire aux manettes.

En complément : https://www.polemia.com/elections-en-allemagne-la-fin-du-regne-dangela-merkel