Par Yves MONTENAY
En quelques années, les perceptions réciproques de la Chine et de l’Occident se sont transformées. La complémentarité d’hier laisse aujourd’hui la place à la défiance et même au divorce politique et économique. Mais le divorce est-il encore possible ?
Il y a encore peu, les deux se voyaient complémentaires. La Chine absorbait à toute vitesse l’argent, les hommes, les méthodes et les techniques occidentales pour se développer, et ce développement chinois donnait aux entreprises occidentales l’accès à un eldorado. C’était à la fois l’usine du monde, ce qui a largement profité à Apple, et un marché fantastique, actuellement le plus important de la planète.
La perception actuelle est presque opposée : son développement a fait de la Chine la deuxième puissance mondiale et probablement bientôt la première. Cette puissance est de plus en plus orgueilleuse et hostile, les entreprises étrangères y sont bridées et pillées de 1000 façons, tandis que les coûts salariaux y sont de moins en moins compétitifs.
Et par-dessus tout la Chine prend plaisir à attaquer les démocraties dans leur essence même, en promouvant un système politique qui arrange bien les dirigeants notamment africains, mais pas forcément leurs populations, et encore moins celles de l’Occident habituées à la démocratie.
C’est le divorce
Un divorce politique, qui n’est certes pas nouveau, mais qui s’accentue, alors qu’on imaginait qu’il disparaîtrait avec le développement.
C’est aussi un divorce économique avec une remise en cause du capitalisme qui a pourtant tant apporté à ce pays.
Ce divorce est difficile parce que tant la Chine que l’Occident continuent à avoir de mille façons besoin de leur complémentarité qui a maintenant plus de 30 ans.
Bref si le divorce idéologique revient en force, le divorce économique s’avère plus complexe à mettre en œuvre, États et entreprises n’ayant pas les mêmes motivations.
Au grand dam des entreprises occidentales, le gouvernement américain, après leur avoir interdit de coopérer avec Huawei dans la 5G, vient d’interdire certains achats réputés « sensibles » à 103 nouvelles entreprises chinoises accusées d’être « des utilisateurs militaires finals ».
Les politiques américains ont abandonné leur rêve de la démocratisation par le développement.
On avait en effet longtemps pensé que c’était la pauvreté qui générait les dictatures et que, développement aidant, la démocratie s’imposerait d’elle même. Le raisonnement était le suivant :
- Quand on est pauvre, on ne pense qu’à la nourriture, en cultivant si on est paysan, sinon en gagnant quatre sous pour en acheter. Et il faut sans cesse veiller à ne pas se faire violenter ou tuer par ceux qui veulent vous prendre le peu que vous avez. L’autorité, même rude, est bienvenue.
- Quand on commence à être à l’aise et assuré de pouvoir se payer ses repas, on commence à penser à autre chose. On constate que l’autorité peut être prédatrice et qu’elle gêne notre liberté. C’est ainsi que l’on devient démocrate.
Ainsi George W. Bush déclarait, en 1999, que « la liberté économique crée des habitudes de liberté. Et les habitudes de liberté créent des désirs de démocratie… ».
Et en 2000, on faisait entrer la Chine à l’Organisation Mondiale du Commerce au nom des libertés économiques, pensant ainsi promouvoir en même temps les libertés politiques.
Le raisonnement était même parfois géopolitique : « Les guerres, c’est bon pour les pauvres, les pays civilisés commercent et constatent que c’est bénéfique aux deux parties ».
Bien entendu, ceux qui tenaient ces discours oubliaient les guerres entre pays riches, pourtant très nombreuses en Europe occidentale. Ils oubliaient aussi les dictatures acceptées par « les classes moyennes inférieures » qui réprimaient les élites politiquement libérales et les classes « dangereuses » pauvres.
C’est le cas du fascisme, du nazisme et des innombrables populismes, mais ils sont souvent présentés soit comme des exceptions à la règle générale de démocratisation par le développement, soit comme une réaction à un événement exceptionnel, tel que l’hyperinflation en Allemagne pour expliquer la montée du nazisme. Rappelons les chiffres de cette hyperinflation des années 1921–23 : pour une base de 1 en 1914, l’indice des prix était à 10 après la guerre et à 1000 milliards en novembre 1923 !
Cette théorie sympathique de la « démocratisation spontanée » oubliait que la prise de pouvoir autoritaire ou dictatoriale venait souvent de l’action d’un petit groupe, tels les bolcheviques dans la Russie de 1917. Certes, ils exploitaient une situation nationale difficile, la première guerre mondiale en l’occurrence, mais qui avait bien d’autres solutions possibles comme en ont témoigné les autres pays européens et aujourd’hui les pays asiatiques…
Bref, une fois de plus, les optimistes furent désavoués.
La « désillusion Xi » et l’évolution vers la dictature
Nous avons vu la dérive dictatoriale du président Xi Jinping avec le durcissement du contrôle social : généralisation de la reconnaissance faciale pour les actes courants, contrôle des réseaux sociaux, contrôle politique, dont celui de Hong Kong, et celui de la pensée et du travail des Ouighours…
La plus récente des innombrables victimes a été Ren Zhiqiang. Ce dernier, membre du Parti Communiste Chinois et magnat de l’immobilier chinois, fut accusé en 2016 de « salir l’image du Parti et de la Chine », officiellement pour des faits de corruption, mais en fait pour avoir critiqué la censure croissante que le Président Xi Jinping faisait subir aux médias chinois. Il a ajouté à ses premiers torts celui de critiquer la gestion du Covid-19. Il fut condamné en septembre à 18 ans de prison.
Nous avons vu également que si le développement économique de la Chine n’avait rien de miraculeux, car tous les pays sérieux font de même, même si, hélas, ces pays sérieux ne sont pas nombreux : outre les pays occidentaux qui l’ont été (en gros) depuis toujours, sont apparus le Japon puis Singapour, Hong-Kong, la Corée du Sud, Taiwan et bien plus tard la Chine.
Il est néanmoins impressionnant de voir un pays de 1,4 milliards d’habitants prendre sa place normale, c’est-à-dire 20 % de la planète à tous les points de vue, militaire compris…
C’est ce développement impressionnant qui a nourri l’orgueil du président Xi, et probablement celui d’une majorité de Chinois. Cet orgueil semble l’avoir convaincu que son système était le meilleur, ou du moins qu’il pouvait s’appuyer sur ses résultats pour consolider son pouvoir et répondre au mécontentement dont certains échos commencent à filtrer.
D’où un retour à la méthode maoïste de jauger chacun à partir de son adhésion à « la pensée de Xi », maintenant enseignée partout.
Il s’y ajoute le retour des cellules du Parti communiste au sein des entreprises privées : l’article de l’Ecole de Guerre Economique, commentant les informations d’Asia Times Financial : « Le Parti Communiste chinois officialise son contrôle sur les entreprises privées » révèle notamment que :
« La loi visant à créer des cellules de parti dans le secteur privé a été promulguée en 2000 et, en 2016, des cellules de parti avaient été créées dans 68% des entreprises non gouvernementales chinoises. Même les entreprises étrangères n’ont pas pu échapper au gouvernement chinois. 70% des entreprises étrangères en Chine avaient formé la cellule du Parti communiste en 2016 ».
Et le président XI ayant insisté pour que l’avis de ces cellules soit pris en compte par la direction des entreprises, les sanctions ne manquent pas d’arriver pour les « mauvais élèves »…
La Chine change son système économique
C’est ainsi que les entreprises privées sont placées sous la direction du parti.
On a ainsi remarqué des actions plus directes comme l’arme du crédit et l’exigence d’adapter l’activité des entreprises aux objectifs du pouvoir.
Le parti va les juger en permanence par le « Corporate credit system » : l’entreprise sera dégradée si le système repère un manquement à l’un des 300 critères parmi lesquels l’impôt, la qualité et le respect des réglementations, non seulement par elle-même mais aussi par ses partenaires commerciaux !
Xi Jinping a fini par intervenir lui-même pour empêcher l’introduction en Bourse d’Ant Group, une opération à 34 milliards de dollars (Investir Les Echos du 12 novembre 2020). Son patron aurait alors eu une puissance financière lui permettant de remplacer des banques d’État, ce qui était son objectif affiché que l’on peut résumer par : « il est temps de remplacer ce système bancaire bureaucratique et inefficace ».
Bref le politique semble préférer le pouvoir par le système bancaire en place à l’efficacité économique.
Le président Xi semble donc se rapprocher de son aile gauche maoïste, alors que cette période a été une catastrophe pour la Chine et que c’est en devenant capitaliste qu’elle a pu s’en sortir !
Revenir à la politique maoïste, c’est dire adieu à l’innovation, l’esprit de compétition et l’énergie frénétique qui ont sauvé le pays. Alors que la Chine était fière de ses entreprises privées, élevées au rang des premières mondiales comme Tencent, Huawei ou Alibaba.
Alibaba elle-même s’est aussi retrouvée dans le collimateur du pouvoir : Pékin a ouvert une enquête pour « suspicions de pratiques monopolistiques » contre le géant chinois (L’Expansion du 24 décembre).
Comment se fermer tout en continuant à bénéficier de l’Occident ?
Mais le divorce total est difficile. La Chine a bien remarqué l’apport des entreprises occidentales et cherche à s’isoler de possibles représailles tout en continuant à en bénéficier.
L’accord commercial Asie-Pacifique que la Chine vient de signer avec ses voisins de l’Est et du Sud a fait grand bruit. Il a surtout été remarqué que la Chine y avait remplacé les États-Unis, à la suite du retrait décidé par Donald Trump. Il semble toutefois que ce soit un succès diplomatique ayant peu de conséquences économiques, les pays de la région commerçant déjà largement entre eux.
Ce multilatéralisme affiché a pour but d’éviter des fâcheries dommageables pour tous, comme celle avec l’Australie : ayant critiqué la politique de Pékin, ce pays s’est fait interdire l’accès à son principal marché, tant pour le vin que pour le charbon.
Résultat : les centrales thermiques chinoises manquent de combustible et il y a des coupures de courant. Mais à mon avis, il n’est pas certain que cet accord commercial empêche Pékin de piquer un nouveau coup de colère contre un de ses voisins.
Une autre façon d’éviter des querelles est d’avoir un certain pouvoir à l’étranger via des investissements opérés sur place, d’où les efforts de séduction de la Chine en Afrique.
Ils viennent d’être complétés par la diplomatie du vaccin : la Chine se dépêche de proposer ses vaccins à prix modique dans les pays émergents, sans attendre d’avoir opéré les essais cliniques, pour y prendre pied et favoriser ses autres actions.
Mais le principal allié de la Chine pour continuer à bénéficier de l’apport occidental, ce sont les industriels occidentaux eux-mêmes
La tentation occidentale pour le marché chinois demeure puissante
En effet, les industriels occidentaux ne sont pas prêts à faire une croix sur le marché intérieur chinois.
Une illustration en est le projet de traité sur la protection réciproque des investissements. Les Européens, qui estiment être plus ouverts aux investissements chinois que l’inverse, veulent sécuriser leur propriété intellectuelle et éviter le dumping interne pratiqué par les sociétés d’État chinoises qui vendent à perte pour rafler les marchés.
L’Allemagne, qui avait présidé l’Union européenne jusqu’au 31 décembre 2020, avait donc poussé à un accord avec la Chine.
Celle-ci voulait également traiter rapidement, avant le départ d’Angela Merkel, mais seulement après avoir eu la certitude du départ de Donald Trump. On n’en est revenu.
Finalement la Chine aurait cédé sur l’accès des étrangers à certains marchés mais pas sur la sécurité de leurs investissements.
Les affaires d’abord !
Donc les affaires d’abord, pour contenir la Chine, on verra plus tard !
Une autre illustration : la proclamation de la Chine d’être neutre en carbone en 2060 sert d’abord à soigner son image, mais EDF, Suez, Veolia y voient une occasion de participer aux gigantesques équipements nécessaires : pour eux, il est urgent de ne pas se fâcher avec la Chine !
Le secteur français de la culture espère lui aussi profiter du marché chinois pour ses films, mais la censure des contenus est de plus en plus forte et la distribution donne priorité aux films chinois. En 2019 il y a eu 541 films chinois, 43 Américains, 21 autres pays d’Asie et 11 français. En recettes, cela ne représente que 0,1 % du marché…
Mais l’Union Européenne fronce quand même les sourcils : 15 juin 2020, elle a obtenu que l’OMC ne reconnaisse plus la Chine comme une économie de marché, ce qui nous permettra de lui retirer certains privilèges commerciaux et de surtaxer ses importations.
Est-ce à rapprocher du fait que l’Europe est en meilleure position que les États-Unis vis-à-vis de la Chine ? Les exportations européennes vers ce pays représentent 0,7 % du PIB de l’UE alors que les exportations chinoises en Europe contribuent pour 7 % au PIB de la Chine…
En résumé, le divorce est difficile. Mais un acteur longtemps sous-évalué est en train de s’imposer : la démographie.
Le reflux démographique va imposer des gains de productivité
On oublie souvent que le succès chinois vient en partie du « dividende démographique ».
Quand la population d’un pays pauvre voit sa fécondité baisser alors qu’il y a peu de personnes âgées (du fait de la pauvreté, voire de la misère et de la désorganisation sanitaire jusque dans les années 1980, dans le cas de la Chine), la proportion de personnes actives est forte pendant quelques décennies, la hausse des salaires est répartie entre moins de personnes et les charges de retraite sont faibles… d’autant qu’une partie de la population ne touche pas de pension.
Mais c’est une période transitoire, qui se termine en Chine.
Les enfants uniques sont maintenant adultes. Comme dans bien d’autres pays, dont l’Allemagne, la pyramide des âges est de plus en plus gonflée dans les grands âges et se creuse à la base.

L’effectif des générations tombe brusquement en dessous de 27 ans, puis de 28 ans en 2021 etc. Et le phénomène va s’accentuer avec la diminution du nombre de parents.
Mathématiquement il ne peut pas y avoir de salut par l’immigration, aucun pays au monde n’ayant de quoi « boucher les trous de la pyramide des âges » d’un pays de 1,4 milliards d’habitants. Sauf, théoriquement, l’Inde, mais c’est impensable des deux côtés pour l’instant.
Et la fécondité n’est pas prêt de repartir faute de femmes en âge de procréer en nombre suffisant puisqu’à l’époque de l’obligation de l’enfant unique, on s’arrangeait pour ne pas avoir de filles par avortement sélectif ou infanticide.
Pour compenser cette baisse de la population active, il faudra augmenter la productivité pour maintenir le niveau de vie, alors qu’on était habitué à des hausses rapides.
Or on s’accorde à dire que c’est cette hausse du niveau de vie qui permet au régime de durer.
Mais dans quelle mesure un secteur public encore majoritaire et un secteur privé de plus en plus bridé pourront-ils augmenter suffisamment la productivité ?
Le capitalisme pourrait bien se révéler incontournable.
Source : yvesmontenay.fr