Par Bernard PLOUVIER
Faut-il avoir une vision irénique de la question essentielle du XXIe siècle : l’union politico-commerciale eurasiatique succèdera-t-elle naturellement et pacifiquement au bloc occidental (Amérique du Nord – Europe des Économies Unies) ? Ou bien doit-on, de nouveau, craindre ce « péril jaune », une expression lancée par le Kaiser Guillaume II (Gelbe Gefahr)dès 1895, soit dix années avant la raclée russe en Mandchourie et sur les mers, infligée par les Nippons alors éveillés de leur Moyen Âge ?
Au tout début du XXIe siècle, pour les profonds penseurs des USA, l’Europe de l’Atlantique à la Mer Noire était « l’alliée naturelle » de l’Amérique du Nord, comme l’était aussi le monde islamique sunnite, singulièrement celui des émirs du pétrole et des activistes pantouraniens, ceux qui rêvaient d’une domination impérialiste de la Turquie – voire de l’Albanie, du Kossovo et de la Macédoine – jusqu’au Turkestan chinois.
Toutefois, certains politologues nord-américains – ceux qui plaçaient, bien à contrecœur, les Russes parmi les Européens – estimaient que les Slaves d’Europe centrale et danubienne se rapprocheraient tôt ou tard du grand frère russe, ne serait-ce qu’en raison de l’effet d’attraction du patriarcat moscovite sur les chrétiens orthodoxes. Ce faisant, les peseurs de nuées made in USA oubliaient ou méconnaissaient le principe autocéphale des Églises slaves.
Et ceci mérite une digression : un Européen devrait savoir, depuis l’agitation (en terme moins noble : les andouilleries) de Thomas Woodrow Wilson à Paris en 1919, qu’un universitaire yankee n’est d’abord et avant tout qu’un paranoïaque ignare et hypocrite, à l’imitation du fou luxurieux présidentiel.
Les conseils donnés par les génies universitaires aux politiciens de Washington expliquaient le grand intérêt des gouvernants US pour les islamistes des régions danubiennes, ennemis acharnés des Slaves du Sud et de la religion orthodoxe, au clergé effectivement assez intolérant, probablement en raison des persécutions endurées, du XVIe au XIXe siècles, dans les terres européennes dominées par l’envahisseur turc au comportement trop souvent immonde. Et l’on connut les atrocités des guerres de l’ex-Yougoslavie et un « règlement judiciaire » qui rappela les curiosités de Nuremberg, de 1945 à 1948 (en 13 procès).
En 1997, dans un livre qui fit grand bruit (Le choc des civilisations), l’universitaire nord-américain Samuel Huntington opposait les trois blocs de civilisation qui, selon ce grand cerveau, se partageaient le monde depuis l’éclatement de l’URSS : le bloc démocratique (y incluant l’État d’Israël, où l’application pourtant des sacro-saints Droits de l’Homme, à commencer par la lutte contre le racisme, n’apparaît pas comme une préoccupation majeure des gouvernants ni de la majorité des électeurs !) ; le bloc islamique, alors décrit comme très hétérogène (ce n’est vrai que si l’on se refuse à confondre les termes mahométans et islamistes) ; enfin, le bloc continental d’Asie du Sud-Est, qualifié de « confucéen », comme si la philosophie de Maître Kong inspirait de quelque façon que ce soit l’expansionnisme chinois, fortement teinté de racisme, de fourberies et de franche hypocrisie… soit autant de principes fort peu humanistes.
Le brillant universitaire (variante moins noble : le vaticinateur dingue) prévoyait une nouvelle guerre planétaire où s’affronteraient « la civilisation judéo-chrétienne » (soit un très curieux amalgame entre une religion où le racisme endogamique et l’égoïsme communautaire sont institutionnalisés et une autre naïve à force d’ouverture béate à l’ensemble des peuples) et une « collusion islamo-confucéenne » ! Huntington tenait la Russie pour quantité négligeable, étant jugée par lui hors course pour très longtemps en matière de puissance technique et militaire, donc en pratique dépourvue d’influence planétaire.
Dix années plus tard, tout cela était à l’évidence complètement obsolète. Mais tout n’est pas rose pour autant au début de la 3e décennie du nouveau millénaire.
Certes, en Russie, où l’on est rebuté par l’attitude des Polonais, des Baltes et des Ukrainiens – dont les nationaux se souviennent de l’impérialisme soviétique et sont très sensibles aux charmes du consumérisme occidental -, l’on abandonne pour l’heure l’idée d’un retour en force du panslavisme. En outre, une alliance avec l’Europe Occidentale, jugée corrompue et indéniablement envahie d’Extra-Européens parfaitement indésirables, paraît absurde dans la conjoncture présente.
Tout naturellement, certains penseurs réchauffent la vieille utopie d’une Eurasie, étendue du Niémen au Pacifique et à l’Océan Indien. Pour amateurs un peu masochistes, la prose d’Alexandre Douguine est disponible en une dizaine de volumes assez stéréotypés, traduits en français. (https://metainfos.com/2021/03/21/le-manifeste-du-grand-reveil/). Aux très vilains lecteurs, on rappelle que c’est le projet qu’Adolf Hitler, de sulfureuse mémoire, conseillait en novembre 1940 à « Staline », via « Molotov »… un jour lointain, les Goyim comprendront que le Führer était un grand esprit, même s’il était aussi un dangereux paranoïaque délirant.
Or, du côté des hypothétiques « alliés » du nouvel empire russe, la cohésion est ce qui manque le plus. Car si Confucius ou Bouddha sont bien révérés par quelques centaines de millions de moutons, en Chine pour l’un, en Inde et en Asie du Sud-Est pour le second, l’islamisme djihadiste est très à la mode, en une large zone, étendue des États les moins évolués des régions danubiennes aux États qui bordent la frontière Sud de la Russie, forment la limite occidentale de l’empire chinois et menacent l’Inde de trois côtés : les fameux États à la désinence en « stan », qui sont peuplés d’islamistes et, pour certains d’entre eux, de racistes pantouraniens. Et l’on n’évoque même pas les haines séculaires opposant les Hindous aux Pakistanais, de plus en plus charmés par l’islamisme et séduits par le dictateur charismatique (variante : le fou furieux) turc.
Que les chefs d’État de Moscou et de Pékin, qui dominent la plaque eurasienne de leur puissance économique et militaire, tentent de créer une zone de libre-échange, voire une sphère de coopération militaire, ne serait-ce que pour contrer le terrorisme mahométan et l’impérialisme des USA, est à la fois un essai très logique, d’une criante évidence géopolitique, et une totale utopie dans le contexte actuel… même si l’on fait abstraction du trublion imbécile nord-coréen qui peut à tout moment créer les conditions d’un conflit entre riverains de l’Océan (de moins en moins) Pacifique.
En outre, si l’armée de la Chine communiste-capitaliste a d’énormes effectifs et un matériel neuf, on ignore totalement son comportement au combat : sa dernière prestation, celle de 1979 au Nord-Viêt-Nam, ayant été minable.
La 2e Guerre d’Irak, débutée par George Bush Junior et amoureusement poursuivie par le crypto-islamiste Barack-Hussein Obama, a certes permis d’engager des conversations d’états-majors entre Russes et Chinois, puis de réaliser en 2005 et 2012 des manœuvres communes, enfin de faire entraîner les premiers pilotes de l’Aéronavale chinoise par les Russes, au large des côtes… syriennes ! Mais cette coopération, jeune et encore fragile, n’implique en aucun cas un élan d’imitation par les autres puissances asiatiques, presque toutes inféodées à la politique de l’islamo-pétrodollar et de l’islamo-gazodollar, donc au géant US, certes considéré comme moribond par divers géniaux analystes, mais dont la puissance réelle demeure monstrueuse.
Les Nord-Américains surveillent amoureusement les gisements de pétrole d’Azerbaïdjan, les gisements de pétrole, de gaz et d’uranium du Turkestan, eux-mêmes lorgnés par les Russes et les Chinois, qui sont des voisins. Les Nord-Américains sont très solidement implantés dans le vaste et fort riche Kazakhstan (pétrole, uranium, fer et manganèse). Le Kirghizistan, pauvre, ne leur sert que de base militaire, comme c’est le cas du Tadjikistan, encore plus pauvre, où les honnêtes gouvernants autorisent les déplacements de n’importe quelle armée dont les chefs payent en devises fortes et leur ouvre ses aérodromes.
Les plateaux afghans ne permettront l’implantation de pipe-lines que lorsque l’on aura anéanti l’islamisme djihadiste, ce qui sera très difficile dans le pays le plus arriéré d’Eurasie, où la culture du pavot alimente les revenus des seigneurs de la guerre sainte. Chinois, Pakistanais, Touraniens vont se disputer cette terre. Les Afghans finiront bien un jour par renier leurs merveilleux Talibans, voire par regretter la domination russe tentée dès le XIXe siècle.
Les apprentis-sorciers de la politique US avaient créé, durant les années 1980, puis entretenu des mouvements terroristes islamistes dans les États caucasiens, notamment en Tchétchénie, où l’on ne compte plus les très grands trafiquants de dérivés opiacés (dont certains entretiennent de peu honorables correspondants en France), au Cachemire (en relation non seulement avec l’Afghanistan, mais aussi avec le Pendjab, le Bengladesh et le Pakistan, toutes zones très instables où les islamistes sont puissants), au Sin-Kiang (une énorme province mahométane de l’Est de la Chine), aux Philippines (soit une excellente arrière-base face au Sud-Est de la Chine), en Indonésie (au sol et au sous-sol très riches).
L’État Islamique et groupuscules successeurs n’ont fait que reprendre et amplifier cette tradition de terrorisme djihadiste, sans qu’on sache si les successeurs d’Abou Bakr II, le calife de Mossoul qui ne dirigeait pas grand-chose, sont en partie contrôlés par la Turquie islamiste (de moins en moins pro-USA), l’Iran (anti-USA, mais aussi antirusse et prochinois pour raisons commerciales), le renard chinois, le loup pakistanais… ou si la situation est un foutoir complet, entretenu par des querelles de Divas d’allah et les sournoiseries d’agents aventureux du Mossad.
Autrement dit, l’Entente eurasiatique, organisée et dominée par les colosses russe et chinois, n’est qu’un projet, voire un simple rêve… en tous cas, ce n’est nullement une réalité immédiate. Et c’est tant mieux ! Car sa réalisation serait un cauchemar pour l’Europe Centrale et Occidentale.
Le projet alternatif, infiniment plus intéressant pour l’avenir immédiat de l’humanité – puisque depuis le XVe siècle, c’est l’Europe qui crée la civilisation humaniste, scientifique et technique -, serait la constitution d’un empire fédéraliste européen étendu de l’Islande à Vladivostok, dont les alliés naturels – du fait d’une communauté d’aptitudes – seraient la Chine, le Japon et l’Inde.