PETAIN, STRATEGE genial ?

Par Bernard PLOUVIER

Nous vivons en 2021, année calme en France : ni élection, ni agitation prévue – pour cause de corona-terreur… mais l’avenir est, par définition, strictement imprévisible ! En cette période où l’histoire somnole, l’on peut taquiner Historia de la seule façon utile : celle qui corrige, qui révise des dogmes absurdes et ainsi aborder Pétain, en stratège génial !

Le généralissime des forces françaises du Nord et de l’Est depuis les 15-16 mai 1917 (il a fallu quarante-huit heures à Nivelle pour obéir à l’ordre qui le destituait, pour motif de criminelle incompétence), puis maréchal de France (par décret du 21 novembre 1918) Philippe Pétain est fort maltraité par de curieux historiens depuis l’armistice, objectivement salvateur, de juin 1940. L’anachronisme est pourtant considéré, en narration historique, comme le péché contre l’esprit ! Mais quand s’en mêlent les haines politiques et ethniques, l’Histoire déraille, au point de dénaturer les faits de façon rétroactive.

Il est évident que le personnage Pétain des années 1914-18 et même celui de l’entre-deux-guerres ne devraient pas être jugés en fonction des actes et des idées du chef de l’État, héritier du pire désastre de l’histoire française moderne – désastre dont il n’était nullement coupable, ni de près ni de loin, à la différence des politiciens du Front Populaire (les Blum, Cot ou Daladier), des chefs communistes, dont certains – ne serait-ce que le déserteur Thorez – furent objectivement des traîtres à la patrie de la fin août 1939 au 22 juin 1941, et de politiciens fanfarons délirants d’optimisme (tels un Reynaud ou un Mandel-Rothschild).

Une étude précise des conceptions tactiques et stratégiques de Philippe Pétain permet d’anéantir les tenants de son «  pessimisme érigé en système » ou de ses «  conceptions militaires surannées  », si nombreux de nos jours, où le mythe gaullien est réactivé par divers politiciens plus ou moins à la dérive. Un grand universitaire – il en existe, à la manière des moutons à cinq pattes -, Guy Pedroncini, a ramené un peu de décence et de bon sens dans l’historiographie consacrée au plus grand chef allié de la Grande Guerre.

Au reste, les écrits de Philippe Pétain auraient dû, à eux seuls, éviter la faute grave du mélange des genres et des époques.

« La surprise tactique sera obtenue par la soudaineté du déclenchement de l’attaque, soit à la faveur d’une préparation par l’artillerie et l’aviation de bombardement – aussi brève et aussi violente que possible –, soit sans préparation, mais à la faveur de l’action de rupture des chars d’assaut ouvrant la voie à l’infanterie et à l’artillerie. Le rôle de l’aviation est de la plus haute importance », Philippe Pétain : Directive N°5, du 12 juillet 1918 (texte complet in Pedroncini, 1989).

Si l’on extrapole cette conception aux années 1940 et suivantes où chars, avions de combat, transmissions instantanées, canons autotractés seront disponibles en abondance, l’on doit bien reconnaître qu’il s’agit des fondements du Blitzkrieg… strictement impossible à réaliser en 1918 avec la qualité médiocre du matériel alors offert aux guerriers.

Le 24 février 1919, rendant publiques ses Considérations générales sur l’artillerie et les chars de l’avenir (in Paoli, 1969-1), le maréchal Pétain surenchérit : « La campagne de 1918 est une guerre du passé… L’on [doit réaliser] la transformation progressive de l’infanterie actuelle en infanterie cuirassée mobile, [s’adapter à] l’apparition de la lutte chars contre chars… Dès à présent, il faut s’attaquer au problème de l’artillerie aérienne : avion-canon blindé contre objectifs terrestres, marins ou aériens ». Tout est dit ou presque, si l’on y ajoute d’autres citations de ces Considérations

« La chute, voisine de la verticale, d’un projectile explosif à amorçage instantané, sera plus efficace que l’aviation de bombardement ou le mitraillage aérien » (in Paoli, 1969). Le maréchal Pétain a, le premier, compris l’intérêt de ce que l’on appellera durant les années Trente le bombardement en piqué. Il conclut ce texte prophétique par la phrase-clé de l’avenir : « L’avion-canon et le char d’assaut sont encore dans l’enfance. On doit s’efforcer de les en sortir » (Paoli, 1969-1).

«  La victoire se rangera du côté de celui qui saura se ménager, aux endroits et sur les points décisifs, la supériorité du nombre et des moyens, si toutefois les masses ainsi réunies sont dotées d’une valeur morale suffisante… faite de discipline, d’instruction professionnelle et d’esprit patriotique » (Philippe Pétain, le 4 octobre 1935, in Pedroncini, 1998).

En octobre 1936, dans un discours public, le maréchal Pétain démontre qu’il reste le seul grand professionnel de l’Armée : « La conception de l’armée défensive a fait son temps. Nous devons disposer, sur terre comme dans les airs, de forces puissantes à déclenchement immédiat » (Pédroncini, 1998).

C’est dans la longue préface au livre du général Louis Chauvineau, consacrée aux opérations de couverture au début d’une guerre et paru en 1938, que le maréchal a démontré l’ampleur de son génie stratégique. Évidemment, en tronquant les citations, de curieux « historiens » sont parvenus à faire dire au texte l’inverse de ce qui y était écrit.

« Aujourd’hui, les faits changent rapidement… Le progrès crée des situations neuves… devant lesquelles les règles reçues deviennent souvent des routines périmées… Le char, considéré comme l’instrument offensif par excellence… n’aurait-il pas un rendement augmenté si on l’employait pour contre-attaquer un assaillant, même cuirassé, mais désorganisé par son avance ? ». Ce sera, très exactement, la hantise d’Adolf Hitler du 15 au 25 mai  1940 : voir sa mince ligne de blindés progressant le long de la rive Nord de la Somme être attaquée à la fois par le Nord et par le Sud, comme prévoyait de le faire Maxime Weygand, ce qu’il n’a pu réaliser, étant empêché par le départ précipité du Corps Expéditionnaire Britannique, le retrait de la RAF, la capitulation belge et le gaspillage des forces françaises des deux premières semaines de combat. 

Pour ce qui est de la couverture, qui a pour but d’user l’offensive adverse et de contre-attaquer là où elle amorce une percée, « deux conditions sont nécessaires : fortifier la région frontière et se ménager des réserves très mobiles, réparties en arrière de la ligne continue de défense ». La couverture doit être assurée « avec des moyens peu denses, mais toujours prêts à agir… Les troupes de couverture doivent être réparties en deux fractions : l’une étirée en cordon constitue le front continu ; l’autre (réserve de couverture) organisée en unités mobiles pour colmater une brèche ou prendre de flanc une poche ennemie » et le maréchal précise que cette réserve doit être formée de chars, d’artillerie autotractée et d’infanterie motorisée.

« Derrière la couverture, les gros seront échelonnés pour permettre au commandement de conduire la manœuvre stratégique lorsqu’est venu le moment de la bataille offensive… Couverte par les fronts continus, la nation… résiste d’abord, passe à l’attaque ensuite ».

Le rôle de la marine, dans un conflit continental est « d’attaquer le trafic commercial qui ravitaille l’ennemi ». Un gros chapitre est consacré à l’aviation de combat, indispensable pour briser l’offensive ennemie et soutenir la contre-offensive, mais aussi pour protéger le territoire national : « Le péril aérien est immédiat et total. Une armée de l’air ennemie peut causer au potentiel de guerre du pays des dégâts majeurs, handicapant lourdement sa force de résistance, influant sur les opérations terrestres et maritimes, en agissant sur les arrières et les communications. La défensive antiaérienne n’a qu’un rendement réduit… [il faut donc], par des actions offensives, briser le potentiel aérien de l’ennemi… On ne peut plus étudier les opérations terrestres isolément ; il faut les étudier en relation avec les possibilités de l’armée de l’air » (Philippe Pétain, in Préface au livre de Louis Chauvineau, 1938).

La conclusion s’impose d’elle-même. Pour la France, il eût mieux valu que l’ensemble des forces françaises fût commandé en 1939-40 par l’alerte maréchal octogénaire plutôt que par un généralissime sexagénaire sclérosé (dans tous les sens du terme), soit Maurice Gamelin, l’ex-collaborateur très apprécié de Joffre.

Il est évident que la stratégie Pétain : attendre l’attaque ennemie, l’étaler, puis passer à la contre-offensive était bien plus adaptée à la puissance française – en un pays deux fois moins peuplé que le Reich et nettement moins industrialisé -, que les tartarinades gaulliennes de 1934 (in Vers l’armée de métier, où le rôle de l’aviation était restreint à la reconnaissance et à l’épandage d’écrans de fumée) ou que le funeste plan de Gamelin – encore un homme qui ne croyait pas au rôle majeur de l’aviation : la montée en Belgique et jusqu’au Limbourg néerlandais des meilleures troupes françaises, appliqué en mai 1940.

Indications bibliographiques

(Général) l. Chauvineau : Une invasion est-elle encore possible  ?, Berger-levrault, 1938 (Colonel) F. A. Paoli : L’armée française de 1919 à 1939, volume 1 : La reconversion, Librairie de l’Armée, Levallois-Perret, 1969

G. Pedroncini : Pétain, le soldat et la gloire, Perrin, 1989

G. Pedroncini : Pétain. Le soldat. 1914-1940, Perrin, 1998 B. Plouvier : Les illusions de la victoire (juin 1917-novembre 1919). Le stratège visionnaire et les autres, Dualpha, 2018 (pour l’étude des attaques françaises ponctuelles du 2e semestre de 1917 et de la Campagne de France de 1918 qui étaient les premières manifestations de la « stratégie Pétain »)