Par Yves MONTENAY
Dans cet article, je vais vous parler de « mon » Giscard, en évoquant mes souvenirs et réactions personnelles de l’époque. Je ne vais pas vous raconter sa vie, pour laquelle vous trouverez d’excellentes biographies dans tous les journaux du 3 décembre 2020, date de son décès (petite sélection en bas de page).
Dans un premier temps, Valery Giscard d’Estaing m’a beaucoup agacé, car j’étais un vieux gaulliste.
Ministre du général De Gaulle puis de Pompidou, il se voulait différent. Il faisait partie de la majorité tout en étant très réservé et résumant son avis par « Oui, mais… », ce qui lui attira une réplique du général : « On ne gouverne pas avec des « mais ».
Plus tard, il aggravera son cas en participant à la campagne du « non » au référendum de 1969 qui se conclut par le départ du général… pardon du président De Gaulle.
Mais d’un autre côté, c’était un homme sérieux, ce qui est rare à mon avis chez les hommes politiques. Polytechnicien, c’était aussi un « matheux », alors que Chirac, censé poursuivre l’action du général, était plus démagogue.
L’alliance avec Chirac et la présidentielle de 1974
Au début de la campagne présidentielle de 1974 Chirac et Giscard sont alliés.
Au premier tour Chirac apporte à Giscard une partie des voix gaullistes, ce qui lui permet d’éliminer Chaban-Delmas, grand résistant, qui se voulait héritier du Général de Gaulle.
C’est l’occasion de rappeler que Chaban-Delmas traînait la soi-disant “casserole de l’avoir fiscal », une mesure d’allègement d’impôt dont la logique était d’éviter de superposer l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu de leurs actionnaires. Mais c’était bien compliqué pour le Français moyen, et le Canard Enchaîné joua sur l’ignorance générale en dénonçant « un scandale ».
C’est un des nombreux cas où ce journal fut profondément injuste pour le plaisir d’offrir des « révélations » à ses lecteurs, une mode qui s’est aujourd’hui répandue dans beaucoup de médias…
Chaban-Delmas éliminé, voici donc mon Giscard au second tour de l’élection présidentielle de 1974, face au candidat de l’union de la gauche, François Mitterrand.
Je vous partage une vidéo de l’INA qui faisait ainsi le portrait du candidat Giscard après le premier tour :
Pour le second tour, je n’ai eu alors aucune hésitation entre les deux candidats, Mitterrand disant n’importe quoi en économie pour s’attirer les voix communistes. Il était dans mon esprit à l’opposé du sérieux représenté par Giscard.
Je me souviens d’un temps fort de l’entre-deux tours de la présidentielle de 1974. Mitterrand ayant évoqué « la gauche généreuse », se vit répondre par Giscard « vous n’avez pas le monopole du cœur ». Cela lui apporta les quelques voix qui lui permirent d’être élu d’extrême justesse…
En récompense de son soutien, Chirac fut nommé premier ministre.

La France de 1974 et les réformes
C’était l’époque de l’exode rural, les provinciaux venaient s’entasser dans des appartements modernes très appréciés, les HLM, qui n’avaient pas alors leur mauvaise réputation d’aujourd’hui.
Habitués à l’habitat en maison individuelle, les ex-provinciaux, après quelques années d’épargne, achetaient un pavillon en banlieue et les HLM se remplirent peu à peu d’une population différente.
Le septennat démarra le chapeau de roues avec les grandes lois que la presse nous rappelle en hommage au défunt président : la majorité à 18 ans (je persiste à penser que ce n’était pas une bonne idée, l’esprit adolescent se prolongeant à mon avis au delà), le droit à l’avortement, le divorce par consentement mutuel.
Pour l’avortement, Simone Veil dut lutter durement et faire face aux députés qui la couvrirent d’injures qui nous semblent étonnantes aujourd’hui.
C’était bien avant l’ère du « me too » et les deux têtes de l’État étaient de grands séducteurs, ce qui était ressenti alors comme un titre de gloire. Mitterrand n’était d’ailleurs pas en reste.
A l’étranger ou en outre-mer, l’habitude séculaire était que les grands hommes soient “bien reçus”. C’était même souvent un honneur de leur tenir compagnie. De Gaulle avait coupé court à cette tradition, mais des rumeurs disaient qu’elle était revenue.
Le pétrole et le chômage
En 1973-74, le monde subit le premier choc pétrolier. Le prix de l’essence et du chauffage s’envole, la démagogie l’emporte chez Chirac, qui convainc Giscard d’indexer les salaires sur les prix.
L’idée était de garantir le pouvoir d’achat. Mais comment faire quand une partie de ce pouvoir d’achat est confisqué par les producteurs de pétrole? Les Japonais décidèrent de travailler gratuitement le samedi matin jusqu’à ce que la hausse de leur productivité compense ce prélèvement, le président Nixon demanda aux Américains de mettre un pull-over et de baisser leur chauffage. Soucieux de son électorat, Chirac indexa les salaires sur les prix, mais comme l’argent ainsi distribué n’avait aucune contrepartie côté production, cela ne fit que déclencher l’inflation.
Et le chômage ! Qui se souvient que, jusqu’alors, une secrétaire pouvait se permettre d’envoyer promener son patron et trouver instantanément un nouvel emploi avec un salaire supérieur en traversant la rue.
Raymond Barre à Matignon
Finalement Giscard se brouilla avec Chirac et appela Raymond Barre, « le meilleur économiste de France » selon lui, pour lutter contre l’inflation.
Étant alors maître de conférences en économie à Sciences-po, je ne pus que remarquer le progrès par rapport à la politique démagogique de Chirac : Raymond Barre a stoppé l’inflation en arrêtant l’indexation automatique des salaires.
En revanche, ayant à l’époque à gérer une trésorerie internationale, j’ai déploré l’ignorance de Raymond Barre en matière monétaire. Il n’a notamment pas compris ce qu’était un « eurodollar ». Les questions de dette et de création monétaire sont d’ailleurs toujours mal comprises de nos jours, même chez les banquiers centraux.
Par contre il faut mettre au crédit de Raymond Barre, et donc de Giscard, la libération des prix.
Ce mécanisme essentiel de l‘économie de marché était totalement ignoré des Français. Dans les professions que je connaissais, les prix étaient négociés régulièrement avec l’administration.
Je me souviens de l’affolement des cadres de notre entreprise la veille de la libération des prix, ignorants des mécanismes du marché : « Comment va-t-on faire demain pour fixer nos prix ? ». Je leur répondais : « Ne vous cassez pas la tête, la fixation des prix se fera spontanément sans l’administration, elle se fait déjà ainsi à l’étranger.». Et, effectivement, c’est ce qui s’est passé.
Raymond Barre fit à mon avis bien mieux que Chirac face au deuxième choc pétrolier en 1978.
C’est pour échapper à la dictature pétrolière que fut rapidement réalisé le grand programme de centrales nucléaires qui sont encore une des bases de notre économie d’aujourd’hui, même si des raisons bassement politiques nous ont amené à fermer Fessenheim, qui sauvait pourtant le climat sans faire de mal à personne.
Que voilà une politique gaullienne ai-je alors pensé ! Et de même pour le TGV que nous lui devons également.
Entretemps, voilà mon Chirac profondément vexé par la perte de son poste de premier ministre. Il se présente à la mairie de Paris et bat le candidat giscardien que lui oppose l’Élysée. Ce bâton dans les roues coûtera cher à Giscard lors de l’élection présidentielle de 1981, qu’il perdit face à Mitterrand.
L’immigration
L’immigration africaine commençait à attirer l’attention.
Il y avait à l’époque un système de noria, illustré par les éboueurs maliens : on vient en célibataire en France, on a un métier souvent pénible, et on revient au pays avec de l’argent, souvent une certaine compétence professionnelle ou du moins quelques habitudes d’une société industrielle et une bonne connaissance du français.
Bref tout ce qu’il faut pour gagner en respectabilité, par exemple s’acheter une deuxième femme et faire carrière. Et un frère ou un cousin vous succède.
Par sensibilité personnelle plus que par raisonnement économique, Giscard décida d’interdire l’immigration, à l’exception de celle des Algériens, qui en tant qu’anciens citoyens français avaient des droits d’immigration particuliers.
Résultat imprévu, la noria s’arrêta : puisque mon cousin ne pourra pas me relayer, il faut que je reste en France. Et comme par ailleurs la France a signé des traités internationaux imposant le regroupement des familles, je vais faire venir la mienne ici, ou vais me marier pendant les vacances et revenir à deux (et parfois plus).
Bel exemple d’une conséquence totalement contraire à l’intention !
En 1975, Valéry Giscard d’Estaing a été le premier président français à effectuer une visite officielle en Algérie depuis son indépendance en 1962 (compte-rendu dans Le Monde, 12 avril 1975).
Lors de cette visite officielle à Alger, il fut très chaleureusement accueilli (comme, beaucoup plus tard, Chirac).
Hélas, le courant ne passa pas avec le président algérien Houari Boumediene qui trouva le président Giscard très hautain (c’est une traduction diplomatique) et, malheureusement, il n’y eut pas d’accord commercial ni de coopération avec la France suite à ce voyage.

Valéry Giscard d’Estaing et Houari Boumédiène, en avril 1975, à Alger. © Archives Jeune Afrique
Giscard victime de son milieu ?
On retrouve là un certain style qui lui a coûté cher.
Le Canard enchaîné soulignait à toute occasion qu’il était né avec une cuillère d’argent dans la bouche et qu’il avait gardéles diamants, d’après lui quelques cailloux sans valeur, donnés par Bokassa, le dictateur grand-guignolesque de la Centrafrique.
Dans les caricatures, Giscard ne disait pas « Mesdames », mais « mes diams ». Fondée ou pas, la rumeur fut dévastatrice.
Des amis lui répétaient : « tu as un problème avec le peuple, on te trouve dédaigneux ». Il réagit en se faisant inviter par de simples citoyens et partager son dîner avec des éboueurs (imitation de la démagogie chiraquienne), mais dû arrêter devant les sarcasmes de ceux qui jugeaient ce comportement artificiel.
Pour moi, ces défauts ne pesaient rien comparés à son sérieux qui le mettait bien au-dessus de Chirac et plus encore de Mitterrand, comme on allait le constater bientôt. Mais la démagogie est une arme puissante qui balaye tout en politique.
Son orgueil le perdit au moment décisif : après le premier tour de la présidentielle de 1981, il était mathématiquement évident qu’il aurait besoin d’un renfort actif de Chirac, chef du RPR, premier parti de la majorité. Ses amis lui conseillèrent de se dépêcher de l’appeler pour obtenir son soutien, mais il refusa de « s’abaisser » ainsi.
Après sa défaite, des humoristes africains demandèrent qu’on lui offre la présidence de leur pays : « quels que soient ses défauts, il est très supérieur à nos propres dirigeants ».
En conclusion, sa posture et son refus de la démagogie ont occulté un bilan bien meilleur que celui que l’Histoire a retenu.
Revue de presse : petite sélection d’articles parus au décès de VGE
- Le Monde : Valéry Giscard d’Estaing, le réformateur incompris
- Le Figaro : Valéry Giscard d’Estaing : 60 ans de vie publique en un coup d’œil
- La Croix : Valéry Giscard d’Estaing, fondateur européen au destin contrarié
- Libération : Valéry Giscard d’Estaing, un septennat et au revoir
- Ouest France :
Valéry Giscard d’Estaing, les paradoxes d’un Européen