Bien qu’il nie toute valeur à la philosophie optimiste et niaise des romantiques, Nietzsche s’exprime comme eux. Ce n’est ni un auteur classique ni un moderne, mais un auteur lyrique et romantique (Juranville, 1973), gavé de Shakespeare, d’Hölderlin, d’Heinrich von Kleist et de Byron.

Traduire le maître-livre de Nietzsche, Volonté de Puissance – en réalité composé de fragments disjoints, réunis après sa mort par de pieux exégètes – tient de la gageure : ou l’on suit mot à mot le texte (ce fut le cas de Geneviève Bianquis en 1935) et il devient quasi-illisible pour un esprit français nourri de « Voltaire » et de Diderot, ou bien on l’adapte à la clarté française (comme l’a fait Henri Albert, pour la réédition de 1989) et ce texte fondamental devient abordable, mais amputé d’une partie de son lyrisme et d’une grande partie de sa germanité.
La soi-disant haine nietzschéenne du germanisme est une invention d’auteurs germanophobes, durant et surtout après les guerres mondiales, qui ont fort mal étudié les variations complexes de leur héros, de 1866 à la fin des années 1880.
En 1883, lassé d’être méconnu en terres germaniques, alors que ses livres commencent à être remarqués en France, Nietzsche se laisse persuader par un faussaire polonais que l’un de ses grands-pères aurait été un noble polonais, nommé Nietzsky, sur lequel il délire dans Ecce Homo.
En réalité, Max Dehler, cousin germain maternel de Friedrich, a établi un arbre généalogique assez précis, d’où il ressort que les deux lignées du philosophe, celle des Nietzsche et celle des Oehler, sont allemandes, singulièrement saxonne pour la lignée paternelle, et ce depuis au plus tard le XVIe siècle. Friedrich descend de pasteurs, d’enseignants et de fonctionnaires du côté paternel, de pasteurs et de bouchers allemands du côté maternel (Blunck, 1955).
Au printemps de 1866, lors de la guerre qui oppose la Prusse à la Saxe, au Hanovre et à l’Autriche-Hongrie, Friedrich soutient la Prusse, comme le prouve sa correspondance (citée in Blunck, 1955). En 1867-68, il est cavalier au 4e Régiment d’artillerie de campagne de Prusse et s’y sent très heureux, même si un coup de sabot de cheval lui vaut un abcès de la paroi thoracique. En 1868, il écrit de Bismarck : « Je lis ses discours comme je boirais un vin capiteux » (Blunck, 1955).

C’est pour devenir professeur à l’Université de Bâle qu’il renonce à la citoyenneté prussienne en avril 1869, devenant citoyen helvétique, mais, en 1870, il s’engage comme auxiliaire étranger dans l’armée prussienne, où il est employé comme infirmier (Blunck, 1955). Certes, il écrit, en janvier 1869, lorsqu’il est pressenti pour le poste de Bâle, qu’il « a, en gros, de la sympathie pour la grandeur croissante de l’Allemagne, mais aucune tendresse pour sa forme prussienne » (Bianquis, 1959), mais il correspond avec le Pr Johannes Stroux de Bâle, connu pour sa haine des Prussiens… et ce jour-là, Friedrich lèche les bottes d’un puissant !
En 1871, il oppose « l’héroïsme allemand à l’aplatissement franco-juif » (correspondance citée in Baroni, 1975)… de fait le Second Empire fut très favorable à la finance juive. Il salue, dans l’Introduction à La Naissance de la tragédie : « l’actuelle gloire du nom allemand ».
En 1885 (dans un fragment publié ultérieurement in Volonté de Puissance – VP), il écrit des Allemands qu’ils « ne sont encore rien… mais deviendront quelque chose de grand »… et quelques auteurs citent seulement la première moitié de la phrase ! En 1887, dans un fragment qui ne sera publié qu’après sa mort, il écrit « Haendel, Leibnitz, Goethe, Bismarck [sont] caractéristiques de la forte espèce allemande » (cité in Liebert, 2000).

Dans les cinq conférences bâloises consacrées à L’avenir de nos établissements d’enseignement (de 1872), puis ses quatre Considérations inactuelles (ou intemporelles, comme l’on voudra), écrites de 1873 à 1876, Nietzsche, très fâché du fiasco éditorial de sa Naissance de la tragédie en terres germaniques alors que le livre a été élogieusement commenté en France, se prétend navré de « l’esprit triomphant allemand ». Il salue la civilisation française, où l’on sépare fort bien la culture de l’art militaire, mais il oublie ou omet volontairement de signaler l’aveuglement des élites françaises qui négligent la technique, singulièrement celle de la construction des fusils et des canons à longue portée.
Il a indéniablement raison de s’attaquer au formalisme de l’enseignement des humanités, où l’on s’intéresse davantage à la forme des écrits qu’à leur contenu et où l’on n’apprend pas aux élèves à développer leur pensée propre, mais ceci n’est nullement une spécificité germanique. Il n’a pas tort d’insister sur l’éducation physique des étudiants, à l’imitation des antiques Doriens (il y reviendra dans VP), mais il omet de préciser que cette éducation est bien plus développée dans l’enseignement secondaire allemand qu’en France.

Il ironise, dès cette époque, sur l’Allemand, « Philistin de la culture », sans citer sa source : Clemens Brentano, qui jamais ne fit de la cuistrerie une spécificité germanique. En critiquant vertement David Strauss, qui n’aime pas les écrits de Nietzsche, Friedrich apure des comptes personnels, tout en faisant le procès de la critique littéraire, qu’il étend de façon grotesque à l’ensemble des lecteurs du IIe Reich… coupables de bouder sa production. En 1888 – cela fait quatre ans déjà qu’il doit publier ses livres à compte d’auteur (Favrit, 2002) –, il reproche aux Allemands « de perdre leurs vertus viriles » au profit de la culture intellectuelle (in Crépuscule des idoles, un titre wagnérien). Il ajoute : « L’Allemand est dépravé par deux grands narcotiques : l’alcool et le christianisme », ce christianisme qui a rendu mous, bonasses et repentants les « nobles Germains… superbes bêtes blondes »… en résumé, la soi-disant germanophobie nietzschéenne est une notion à jeter aux oubliettes.
Ce qu’il reproche à Bismarck, ce n’est nullement sa politique expansionniste des années 1864-71, ce sont ses lois sociales, qu’il juge démagogiques et dévirilisantes, ainsi que la domination du négociant et du parlementaire dans un « régime d’épiciers » (in VP). il est ridicule d’accuser Schopenhauer d’avoir inculqué à Nietzsche l’idée de l’inégalité fondamentale entre les humains (on trouve cette sottise in Goyard-Fabre, 1977) : Arthur le Magnifique ne faisait, après bien d’autres penseurs, qu’énoncer une évidence et semer sur un terrain très réceptif.
Déjà, lorsqu’en 1873, Nietzsche s’en prenait à David Strauss, il vitupérait les idées de « justice, égalité, liberté » envisagées par son ennemi comme étant « la grand-route de l’avenir ». Le libéralisme et le christianisme ont toujours représenté pour Nietzsche les deux composantes du « nihilisme européen » en voie d’installation.

De 1880 à 1888, il se présente comme un « médecin de la civilisation », voué au « renversement des valeurs morales », pour éviter d’en arriver au « dernier homme », soit l’esclave-type, entièrement dévirilisé, moralement nivelé… en quelque sorte le bisounours hédoniste et décérébré, créé par la propagande mondialiste du XXIe siècle.

Dès 1862 (il est alors dans sa dix-huitième année), Nietzsche s’est dégagé « des illusions, produits d’un âge infantile des peuples » : c’est ainsi qu’il désigne la croyance en une divinité bonne et bienfaisante (in Premiers écrits). En 1871, il s’attaque à l’optimisme de la philosophie socratique et platonicienne du Bien et du Juste, la rapprochant un peu plus tard de l’optimisme chrétien, alors que les écrits de Platon sont fort éloignés de la niaiserie chrétienne de l’Agapè – l’amour supposé de la divinité pour les hommes et vice-versa, avec la pratique de la charité comme conséquence désastreuse pour la société.
De Socrate à Saül-Paul de Tarse, en passant par Platon et le Christ, toute morale n’est selon Friedrich qu’une « psychologie de l’entrave » (VP, aphorisme 184). Faire de Platon « un sémite, marqué de bigoterie juive » (in Crépuscule des idoles) est, en revanche, du pur délire ! Saül de Tarse-saint Paul a créé le « Dysévangile » (in L’Antéchrist, de 1888), qui ordonne à l’être humain d’obéir à l’État et de ne plus se préoccuper que de son salut individuel : avec Saül-Paul, l’existence terrestre n’est plus qu’une « prison » dont on s’évade par la mort, après une vie de renoncement. Jésus était « plutôt heureux », tandis que Saül « est lugubre »… c’est vrai pour l’ex-pharisien ; il n’est pas sûr que Jésus ait été heureux, l’Évangile de Thomas et les Logoi de Damas prouveraient plutôt le contraire.

Que Jésus ait emprunté, via les Esséniens, sa notion de paradis aux Perses et que cette notion existait aussi chez les Égyptiens et les Grecs antiques, Nietzsche l’ignore ou ne s’y intéresse guère. Le christianisme paulinien est, pour lui, un vice moral, un « nihilisme passif » (in L’Antéchrist), tandis que l’attribut du surhomme sera la virilité, « nihilisme actif » (VP).

En 1888, dans Le cas Wagner, la haine antichrétienne et la jalousie le font délirer au point de placer l’opéra populacier Carmen de Georges Bizet au-dessus de toute la production wagnérienne. On peut comprendre que l’athée reproche au grandiose Richard son optimisme, indissociable de sa foi chrétienne, mais la musique de Parsifal demeure sublime, même si l’on peut faire, sans dommage, abstraction du livret, « bric-à-brac de sacristie », comme disait Adolf Hitler, dans ses Libres Propos sur la guerre et la paix.
En dépit de sa haine, Friedrich doit en convenir : dans son ultime œuvre achevée (Crépuscule des idoles), il écrit de Wagner qu’il eut le « coup de génie de la séduction ». À la même époque, in Ecce Homo, il fait de Wagner « le plus grand bienfaiteur de ma vie ».

Emportés par leur haine commune de Wagner, Nietzsche et plus tard Theodor Wiesengrund-Adorno (1946, dans un livre délirant de haine) n’ont rien compris à l’œuvre du génial Richard, du moins durant les vingt dernières années de sa vie. Irrité par la révolution industrielle autant que par les Philistins de la culture, Wagner se penche sur les grands moments de l’histoire germanique, sur les mythes germano-scandinaves et sur quelques stéréotypes : l’amour, la régénération de l’homme après la faute, l’espoir d’un monde meilleur. Il est grotesque d’écrire « la rédemption wagnérienne substitue à la transcendance un fantasme de survie » (Adorno, 1946) : qu’est-ce qu’un marxiste, demi-juif de surcroît, peut comprendre à l’âme chrétienne ?

Nietzsche ne s’y est pas trompé : le Richard qu’il admirait est retombé dans l’errance chrétienne. Succès, progéniture, amour partagé avec son épouse, cela fait trop de provocations inconscientes du grand Richard pour Friedrich, écrivain solitaire, déserté par le public.
Dans Crépuscule des idoles, Nietzsche oppose « l’Aryen » dominateur et civilisateur à l’adepte du christianisme, « religion anti-aryenne par excellence », poursuivant l’œuvre du judaïsme qui « commence, dans l’ordre moral, la révolte des esclaves » contre les maîtres guerriers (in Généalogie de la morale). S’il rejette en son âge mûr Schopenhauer, comme il l’a fait durant l’adolescence avec le Christ, c’est en raison de la pitié que le pessimiste athée vouait à l’humanité souffrante.
Son attitude la plus cocasse des années 1886-88 est de vanter les mérites de Spinoza, en oubliant que celui-ci fait de l’instinct de conservation le fondement de l’esprit et de l’activité des humains, soit l’inverse des féeries nietzschéennes, guerrières autant qu’évolutionnistes, durant cet ultime lustre de vie consciente.

Sur la « race sacerdotale », comme il nomme les Juifs dans Généalogie de la morale, de 1887, Nietzsche a écrit des choses contradictoires. Il cautionne le racisme juif en affirmant que les Juifs forment « la race la plus vigoureuse, la plus tenace et la plus pure » (in Par-delà bien et mal), caractérisée par le fait « d’avoir de l’esprit et de l’argent » ! Tout naturellement dans ce mode de pensée, l’anti-judaïque n’est qu’un envieux.
Il pousse la flatterie jusqu’à vanter la « clarté et la logique » des penseurs juifs ; c’est vrai pour l’Ecclésiaste (ou Qohelet) et les écrits de Baruch Spinoza, mais ce n’est le cas ni des rédacteurs du Talmud, ni de Karl Marx, encore moins des psychanalystes, du schizophrène Otto Weininger ou du philosophe ambigu en tous points Ludwig Wittgenstein… on reconnaît volontiers que Friedrich ne pouvait prévoir le jargon obscur des derniers cités.
Divers aphorismes de Volonté de Puissance (VP) sont d’une tonalité fort différente de ce qu’il avait publié antérieurement : « folie juive des grandeurs » (aphorisme 118) ; « La prêtraille juive s’est entendue à présenter tout ce qu’elle affirmait comme étant préceptes divins… et à introduire tout ce qui contribue à conserver Israël, à lui faciliter l’existence » [Israël désignant ici la nation juive] (aphorisme 99) ; « Les Juifs revendiquent toutes les vertus pour eux-mêmes et considèrent le reste du monde comme leur contraire » (aphorisme 120) ; « Les Juifs…[sont] des gens qui ont grandi à l’écart de l’odeur de la culture… rusés par instinct, emplis de toutes les superstitions possibles »… on croirait lire du Spinoza, du Schopenhauer, certains passages de Mein Kampf ou des Libres Propos d’Adolf Hitler, lecteur passionné de Schopenhauer et de Nietzsche.
