Par Bernard PLOUVIER
Prologue
« L’homme ne se sert de la raison que pour être plus bestial que la bête »
Goethe, Faust, Prologue.
Les exégètes français de Friedrich Nietzsche, avant la Grande Guerre, avaient compris qu’il était un paranoïaque au délire littéraire particulièrement riche et brillant (Coll., 1997). En 1901, le philosophe positiviste Alfred Fouillée avait fort bien résumé l’attitude mentale nietzschéenne, reprise de ce que l’on connaissait de ces philosophes présocratiques dont le philologue Nietzsche était un spécialiste : « L’athée est celui qui n’adore que soi et se proclame l’unique… Le système de Nietzsche revient à l’antique doctrine des deux morales, l’une pour les forts et les maîtres, l’autre pour les faibles et les esclaves » (in Coll, 1997).

Contrairement à tant d’esthètes frileux d’après 1945, les Français de 1914 n’auraient éprouvé aucune difficulté à établir la filiation directe entre la doctrine hitlérienne et celle du Nietzsche des années 1882-89, le Nietzsche de La Volonté de Puissance (VP, pour la suite), édité après sa mort grâce aux soins vigilants, et pas si inexperts qu’on a bien voulu l’affirmer, de sa sœur Elisabeth Förster.
Vers 1895, dans une lettre adressée à André Gide, Paul Valéry fait de Nietzsche « avant tout un auteur contradictoire… un philosophe de la violence » (citation in Gaède, 1960). Valéry et Nietzsche : c’est l’antithèse irréductible du froid intellectuel, individualiste et délicieusement petit-bourgeois, et du passionné qui se présente en prophète d’une grande aventure collective. Nietzsche, qui était aussi un musicien (de petit talent), perçoit l’homme comme l’incarnation d’une dissonance (Gaède, 1960)… et c’est bien plus proche de la vérité que les minauderies de Gide ou que l’affèterie de Valéry.

Depuis 1945, l’on ne compte plus les ouvrages ridicules où l’auteur, généralement très mal informé, se contorsionne pour opposer la Weltanschauung (conception du monde) hitlérienne aux textes de Nietzsche. On y va du couplet sur Nietzsche le judéophile (Münster, 1995), ce qui est pure absurdité, ou le « libre penseur » (Lance, 1992), ce qui est au mieux une banalité, Nietzsche étant à la fois un penseur d’une originalité flamboyante, un psychotique délirant et un ennemi acharné des sectes, notamment de la maçonnique : « Je me méfie des libres penseurs comme de la peste » (Lettre de 1888, citée in Raymond, 1999).

En 1944, dans le cadre de la propagande de guerre made in USA, le critique dramatique Ludwig Marcuse (à différencier de son homonyme Herbert, le philosophe et sociologue marxiste) cite quelques rares passages philo-juifs et anti-allemands de Nietzsche, en faisant abstraction du contexte, ce qui est toujours une faute grave, particulièrement chez Nietzsche dont la pensée évolue de lustre en lustre. Il parvient ainsi à opposer l’athée Friedrich au déiste raciste Adolf Hitler. C’est à la fois puéril et cocasse. C’est surtout totalement erroné. La seule véritable opposition entre les deux hommes, que Ludwig Marcuse n’a même pas été capable de relever, tient à l’élitisme anti-plébéien de Nietzsche et à la ferme volonté du Führer populiste d’élever le niveau intellectuel de son Volk (son peuple).

S’il avait vécu en 1933, Nietzsche aurait probablement été proche des partisans de la « Révolution conservatrice allemande », mais, du fait de ses traits de caractère, il est plus que probable qu’il se serait vite brouillé avec ce ramassis de réactionnaires hautains.
En 1972, lors d’un colloque d’ambiance très parisienne – soit un mélange de féminisme et de mièvrerie, de gauchisme et de fausse subtilité énoncée en un langage abscons –, un seul homme, le Latino-Américain Norman Palma, eut l’intelligence et le courage de se moquer des précieux et précieuses ridicules, nietzschéens de pacotille de l’après-1945, qui ont torturé les textes de Friedrich et tronqué leurs citations pour tenter de faire de leur idole « un grand homme de la liberté » : « Il semble qu’on ait tout simplement oublié que la vision du monde de Nietzsche s’est actualisée dans la réalité de l’Allemagne nazie » (Norman Palma, in Coll., 1973).

L’on va tout à tour envisager la soi-disant germanophobie et la non moins mythique judéophilie de Nietzsche, son mépris très réel des morales platonicienne et chrétienne – qui ne sont nullement comparables, contrairement à ce qu’il pensait –, enfin sa conception de l’humanité et ce qu’il croyait nécessaire : favoriser son évolution vers une Surhumanité.
