MA BIBLIOTHÈQUE DU CONFINEMENT

par Michel LHOMME

Au début de la crise du Coronavirus, La Peste d’Albert Camus est devenue la lecture refuge. Les chiffres sont éloquents. Alors que le coronavirus se propageait, il y a quelques semaines, les ventes de La Peste d’Albert Camus augmentaient considérablement, 1 700 exemplaires vendus lors de la quatrième semaine de 2020, contre 400 à la même période l’année dernière. Désormais, les ventes ont bien sûr chuté drastiquement, comme pour tous les livres, en raison de la fermeture des librairies. Ainsi, selon les éditions Gallimard, seulement 48 exemplaires de La Peste ont été vendus le 17 mars. Mais c’est bien d’autres romans qui peuvent aussi nous éclairer dans la période actuelle d’autant que confinement et enfermement sont le propre de la condition littéraire et que donc tous les écrivains sans exception en traitent.

Tout d’abord, concernant les pandémies, au-delà du classique de l’auteur de L’Etranger, qui tient la chronique d’une épidémie de peste survenue à Oran en 1940, d’autres romans se sont penchés sur le sujet. Qu’ils traitent de pandémies ou d’univers post-apocalyptiques, voici ici quelques titres piochés dans notre bibliothèque itinérante et qui ont notre préférence :

Le Hussard sur le toit de Jean Giono (Folio)

Ce roman de Jean Giono paru en 1951 nous plonge dans l’épidémie de choléra qui a ravagé la Provence vers 1830, et dans les menées révolutionnaires des carbonari piémontais. Dans ce contexte où les routes sont barrées et où l’on met les voyageurs en quarantaine, Angelo Pardi est soupçonné d’avoir empoisonné les fontaines de Manosque. Il trouve donc refuge sur les toits… En le mettant en parallèle avec l’actualité, Jean-Luc Mélenchon a récemment recommandé la lecture de ce roman d’aventures, en l’analysant ainsi : “A lire ou à relire absolument. Non pour se faire peur mais pour méditer ce que veut dire vivre en compagnie de la mort et de la peur que répand une épidémie. Naturellement nous n’en sommes pas là. Mais le thème vaut d’être pensé pour regarder la peur dans les yeux avec le pouvoir d’en rire joyeusement. Peut-être est-ce la seule façon par là même de vaincre l’une et l’autre en les dominant par l’esprit.”

– Le Décameron de Boccace

À Florence en 1348, Boccace assiste au ravage que la peste provoque dans toute l’Europe. C’est cette pandémie, qu’il évoque dans le Décaméron, (étymologiquement le livre des « dix journées »). La première journée commence par une longue introduction dans laquelle Boccace décrit de manière saisissante les ravages effroyables de la peste noire qui a atteint Florence en 1348 et l’impact de l’épidémie sur toute la vie sociale de la cité : « Combien de vaillants hommes, que de belles dames, combien de gracieux jouvenceaux, que non seulement n’importe qui, mais Galien, Hippocrate ou Esculape auraient jugés en parfaite santé, dînèrent le matin avec leurs parents, compagnons et amis, et le soir venu soupèrent en l’autre monde avec leurs trépassés. »

– La Route, de Cormac McCarthy (Points)

Dans un monde réduit en cendres, sans que l’on sache l’origine du cataclysme, un père et son fils marchent sur la route, direction la mer, avec toutes leurs maigres possessions dans un caddie. Dans une langue sèche, brutale, l’auteur fait la chronique de leur lutte pour la survie dans des paysages désertiques et dévastés. Une lecture marquante, mécontemporaine qu’on n’oublie pas mais on se rappellera aussi dans le genre le Malevil de Robert Merle et le Ravage de René Barjavel.

Et puis surtout :

– Les Fiancés, le plus grand roman italien de Alessandro Manzoni (1785-1873) qui raconte l’histoire de la peste de Milan (1629-31) avec la rigueur d’un historien et celle d’un épidémiologiste. Dans un autre ouvrage, moins connu, un essai intitulé L’histoire de la colonne infâme, Manzoni s’élève contre la barbare injustice commise à l’endroit des boucs émissaires de Milan, avec une indignation que l’on a comparée à celle de Voltaire dans L’affaire Calas.

Peste, virus, choléra…. ?!

La pandémie est là mais l’amour et la passion permettent souvent de l’oublier et de ne pas la voir, c’est le thème entre autre de

– L’Amour aux temps du choléra du colombien Gabriel Garcia Marquez :

Il narre une histoire d’amour atypique et sublime où les amants trouvent l’amour dans leur « âge d’or », à plus de soixante-dix ans, alors que la mort est tout autour d’eux. L’Amour aux temps du choléra se fonde sur les histoires de deux couples : l’amour adolescent et l’amour entre les deux amants âgés. Garcia Marquez a été toute sa vie journaliste et appréciait tout particulièrement les faits divers. Il raconta plus tard que ce roman était fondé sur un récit journalistique de la mort de deux Américains, âgés de près de 80 ans, qui se retrouvaient chaque année dans la station balnéaire mexicaine d’Acapulco. Un jour, lors d’une sortie en mer, ils furent sauvagement assassinés à coups de rame par un batelier. D’après García Márquez, c’est par cette mort tragique que l’histoire de leur secret a été révélée au grand jour. Ils étaient tous deux mariés à quelqu’un d’autre. L’épidémie sur fond d’amour impossible, on la retrouve aussi dans un des premiers romans trop peu connus de

Les Mystères de Marseille d’Emile Zola où le romancier du dix-neuvième siècle décrit les ravages de la peste dans la ville de l’OM, vide à l’époque de comoriens.

Et puis, il y a des pépites rares comme :

  • La quête de Pendaries de Max Rouquette :
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ouvrage méconnu car écrit à l’origine en occitan par ce médecin-écrivain du sud de la France : Max Rouquette. Il raconte la vie d’un médecin montpellierain du XVIème siècle,dont le quotidien est rythmé à la fois par sa soif de connaissance à l’égard du corps humain, mais aussi par les épreuves d’une époque difficile qui connaît entre autres, la maladie, la famine et la peste. Toute la force de ce récit tient dans l’ambiguïté tout à sa vocation de médecin, parti en quête des mystères du corps humain et de l’existence, passionné jusqu’au tréfonds de lui-même par la faim de connaissance qui l’anime et, parfois aussi le ronge, Pendariès fait l’épreuve des douleurs et des affres d’une époque aussi difficile que flamboyante. Les guerres, les famines, les maladies (la peste surtout, qui fait des ravages) constituent le cortège quotidien de sa quête exaltante du savoir et de l’amour. Un amour qui n’y survivra pas, et dont la perte contribue fortement à la mélancolie – autre grand thème d’époque – qui s’empare du narrateur. Le livre se présente comme un journal, fait de retours en arrière, parfois de répétitions ; il est rythmé par les moments de méditation qui viennent interrompre la chronique des jours et des nuits, le déroulement des saisons. Jamais, peut-être, comme dans ce livre, les capacités d’envoûtement de la prose de Rouquette n’ont contribué aussi puissamment à nous faire pénétrer dans les zones les plus obscures de l’existence humaine, accordée aux soubresauts du monde.

  • A lire aussi  pour la vie confinée :
  • L’appartement de Thomas Clerc fait 50 mètres carrés. Il y vit depuis 10 ans. Il y passe la majeure partie de son temps. Sans doute parce qu’il est un homme d’intérieur, il a entrepris d’en faire le tour intégral avec cette espèce de vertige qui le pousse toujours à épuiser la totalité d’un espace comme dans
  • La Vie mode d’emploi, de Georges Perec (Livre de poche) :

Parfaite lecture pour le confinement que ce roman qui se déroule entièrement entre les murs d’un immeuble parisien. Ses habitants « se barricadent dans leurs parties privatives – puisque c’est comme cela que ça s’appelle – et ils aimeraient bien que rien n’en sorte », écrit Perec dès le premier chapitre. Mais tout sort, évidemment, grâce à l’écrivain qui retire la façade et, pièce après pièce, raconte les mille et une vies qui s’y jouent : le bijoutier assassiné trois fois, la dame qui s’invente des nièces, le violoniste jaloux, l’homme qui raye les mots… 

– Némésis de Philip Roth (Folio)

Dernier roman de Philip Roth mort en 2018 , Némésis raconte la vie de Bucky Cantor, jeune homme parfait, dévoué aux gamins dont il s’occupe, pris dans la tourmente d’une épidémie de polio aux Etats-Unis, en 1944. Un grand roman sur le hasard et la responsabilité, qui montre que la maladie et la mort n’ont aucun sens. “La maladie est la forme la plus extrême de la malchance : cela vous tombe dessus et vous n’y pouvez rien”.

Au théâtre, on relèvera deux classiques :

– Huis clos de Jean-Paul Sarte (Folio) :

«Garcin : – Le bronze… (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je com prends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi. Tous ces regards qui me mangent… (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.» mais aussi contemporain et très bon texte pour acteur :

Pour un oui ou pour un non, de Nathalie Sarraute (1982) :

Deux hommes – H1 et H2 – se retrouvent dans un lieu clos, et l’amitié solide, ancienne, qui les lie, se fissure et se brise sous leurs yeux. Ce n’est rien, d’abord, juste une micro-faille, une façon que l’un a eu de dire à l’autre, qui se vantait d’un succès professionnel : « C’est biiiien… ça… ». Dans l’intonation, dans le temps suspendu entre le « C’est bien » et le « ça », s’engouffrent tous les malentendus qui, jusque-là, avaient été tus : le mépris contenu de H1 pour le mode de vie de H2, l’ennui qu’inspire à H2 la réussite affichée de H1. Par temps de confinement, ce très court texte offre, au choix, des raisons de désespérer de l’impossible « vivre ensemble » ou un précieux viatique pour comprendre et, au mieux, prévenir les disputes amicales, amoureuses, familiales, qui éclatent « pour un oui ou pour un non ».

mais le huis clos est propre au théa^tre comme dans Les Bonnes ou Haute Surveillance de Jean Genet ou Le Monte-plats du britannique Harold Pinter

Autres pépites :

– Le voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre :

Un jeune officier, mis aux arrêts à la suite d’une affaire de duel, voyage autour de sa chambre, ironique explorateur des petits riens, mais aussi tendre et pudique chantre des souvenirs qui lèvent au gré de sa pérégrinante rêverie. Entre la légèreté du XVIIIe siècle aristocratique et galant et le traumatisme de la Révolution, la fantaisie paradoxale de Xavier de Maistre balance savamment, tempérant les nostalgies de l’exil d’un humour tout droit venu de Sterne. On n’a jamais été solitaire et enfermé avec tant d’esprit. Odyssée comique, le Voyage autour de ma chambre s’impose comme un classique, à revisiter d’urgence, de ce tournant de siècle qui vit naître le monde moderne.

-Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier :

Tous ceux qui m’ont connu, tous sans exception, me croient mort. Ma propre conviction que j’existe a contre elle l’unanimité. Quoi que je fasse, je n’empêcherai pas que, dans l’esprit de la totalité des hommes, il y a l’image du cadavre de Robinson. Cela suffit – non certes à me tuer – mais à me repousser aux confins de la vie, dans un lieu suspendu entre ciel et enfers, dans les limbes en somme… Plus près de la mort qu’aucun autre homme, je suis du même coup plus près des sources mêmes de la sexualité.

  • Le Terrier, un récit de Franz Kafka  undefined
  • écrit à Berlin fin 1923, six mois avant sa mort. Ce texte inachevé traite des démarches désespérées qu’entreprend un narrateur mi-animal mi-humain pour se construire une demeure parfaite, qui l’aiderait à se protéger de ses ennemis invisibles.
  • Une vie entre deux océans de M.L Stedman (Livre de poche):
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  • Libéré de l’horreur des tranchées où il a combattu, Tom Sherbourne, de retour en Australie, devient gardien de phare sur l’île de Janus, une île sur les Lights, sauvage et reculée. À l’abri du tumulte du monde, il coule des jours heureux avec sa femme Isabel ; un bonheur peu à peu contrarié par l’impossibilité d’avoir un enfant. Jusqu’à ce jour d’avril où un dinghy vient s’abîmer sur le rivage, abritant à son bord le cadavre d’un homme et un bébé sain et sauf. Isabel demande à Tom d’ignorer le règlement, de ne pas signaler « l’incident » et de garder avec eux l’enfant. C’est un premier roman très commercial, une sorte de best seller plébiscité dans le monde entier, sans réel style mais pourtant agréable à lire pour le portrait de l »Australie au début du XXème siècle, terre coloniale tout juste dégrossie, à l’extrémité du Commonwealth, dont les hommes sont revenus brisés des tranchées de 14. Le héros de ce roman est l’un de ces survivants. Il ne se pardonne pas vraiment d’avoir survécu à la guerre alors que d’autres sont morts et s’est réfugie dans la droiture et la rigueur du métier de gardien de Phare en devenant le portier de deux océans, l’indien et l’austral, sur l’île de Janus aux confins de l’Australie.
    Quoique à l’écriture facile, c’est une histoire d’amour et de vie qu’on retient tout comme ce prix littéraire récent, que l’on juge pour notre part quelque peu inachevé, le prix Femina étranger 2016 :

Les vies de papier de Rabah Alamedine, écrivain franco-libanais :

Aaliya Saleh, 72 ans, les cheveux blancs, a toujours refusé les carcans imposés par la société libanaise. À l’ombre des murs anciens de son appartement, elle s’apprête pour son rituel préféré. Chaque année, le 1er janvier, après avoir allumé deux bougies pour Walter Benjamin, cette femme irrévérencieuse et un brin obsessionnelle commence à traduire en arabe l’une des œuvres de ses romanciers préférés : Kafka, Pessoa ou Nabokov. À la fois refuge et  » plaisir aveugle « , la littérature est l’air qu’elle respire, celui qui la fait vibrer comme cet opus de Chopin qu’elle ne cesse d’écouter. C’est entourée de livres, de cartons remplis de papiers, de feuilles volantes de ses traductions qu’Aaliya se sent vivante dans son petit appartement vieillot rescapé des ruines de Beyrouth. Seule et confinée, Aaliya se souvient ; de l’odeur de sa librairie, des conversations avec son amie Hannah, de ses lectures à la lueur de la bougie tandis que la guerre faisait rage, de la ville en feu, de l’imprévisibilité de Beyrouth.

Mais pour plus de troubles intérieurs et sexuels :

– Domme ou l’ essai d’Occupation deFrançois Augieras (Editions Grasset/Les cahiers rouges, 2006)

A la fin des années 1960, Augiéras, fuyant la civilisation, s’installe dans une caverne en Dordogne. Entre feu et musique, il y invoque les forces surnaturelles. Domme ou l’Essai d’Occupation raconte cette vie retranchée. Dans un double mouvement de retour à l’état divin et de perte d’identité, l’auteur annonce la venue d’un  » Homme  » nouveau en osmose avec l’Univers… La société, des médecins ont cru Augiéras fou, qui affirmait avoir  » les goûts et les tendances d’un autre monde « . Les incantations de cet homme, médium et suspect, résonnent aujourd’hui étrangement dans un monde en chaos.Livre culte et sexuel.

Et enfin pour terminer ce roman récent de ce qui est pour moi le plus grand écrivain africain contemporain (et je pèse mes mots)

  • L’accordeur de silences de Mia Couto (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mia_Couto )
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  • Une réserve perdue et abandonnée dans la brousse, une réserve de chasse oubliée, à la nature vierge, envoûtante et terrifiante, habitée uniquement par cinq hommes. Le vieux, Silvestre Vitalício, avait expliqué à ses fils que c’en était fini du monde et qu’ils étaient les derniers survivants. Après l’horizon ne figuraient plus que des territoires sans vie qu’il appelait vaguement “l’Autre-Côté”. » Dans la réserve de chasse isolée, au cœur d’un Mozambique dévasté par les guerres, le monde de Mwanito, l’accordeur de silences, né pour se taire, va voler en éclats avec l’arrivée d’une femme inconnue qui mettra Silvestre, le maître de ce monde désolé, en face de sa culpabilité. Mia Couto, admirateur du Brésilien Guimarães Rosa, tire de la langue du Mozambique, belle, tragique, drôle, énigmatique, tout son pouvoir de création d’un univers littéraire plein d’invention, de poésie et d’ironie. Silvestre Vitalício, inconsolable depuis la disparition de sa femme Aminha, avait décidé d’emmener ses fils hors du monde et du temps, au fin fond du Mozambique, dans une zone désertée. Il a même changé les noms de chacun pour effacer toute trace du passé et tente de faire croire à ses fils qu’ils sont les seuls survivants de la fin du monde et c’est une tyrannie sans appel que l’homme exerce sur Mwanito, onze ans, et Ntunzi, son frère ainé, depuis plus de huit ans. Il gère là la communauté avec des règles rigides issues d’une morale toute personnelle, empreinte de rancœur, de peur et de haine. Les deux garçons, eux, s’ennuient dans un no man’s land où livres, prières, chants ou jeux sont pareillement interdits. L’évocation du monde extérieur, des souvenirs de la mère qui « a perdu la vie, après s’être perdue« , des femmes en général, est pareillement taboue et se trouve sévèrement punie. « Toutes des putes » comme aime à dire Silvestre avec colère, préférant satisfaire sa libido avec Jezibela, l’ânesse des lieux. Mais Ntunzi, qui se souvient du temps de son enfance auprès de sa mère et de sa disparition trouble et brutale, est en perpétuelle révolte contre les mensonges de Silvestre. Mwanito, lui, a pour don le silence : « Je suis né pour me taire. Le silence est mon unique vocation. C’est mon père qui m’a expliqué : j’ai un don pour ne pas parler, un talent pour épurer les silences. J’écris bien silences au pluriel. Oui, car il n’est pas de silence unique. Et chaque silence est une musique à l’état de gestation. » Reste l’oncle Aproximado, seul lien avec l’extérieur, venu régulièrement apporter la nourriture et les biens de première nécessité indispensables à leur survie. Mais un jour, une femme blanche, Marta, vient s’installer à la lisière du terrain dans une maison abandonnée. C’est Aproximado qui l’a amenée, contre argent frais et promesse de discrétion totale, à cet endroit où elle compte photographier des hérons. Derrière cet habillage officiel on apprend vite que cette femme trompée et abandonnée, est venue du Portugal pour traquer les traces de Marcelo, son amour perdu. Ntunzi la dévore des yeux, le « berger des silences » se love dans sa tendresse maternelle, Silvestre fulmine et tremble. Le huis clos paranoïaque s’en trouve fragilisé au point d’exploser.
  • L’auteur Mia Couto, biologiste des zones côtières du Mozambique, de langue portugaise comme l’autre grand nom selon moi de la littérature africaine contemporaine, l’angolais José Eduardo Agualusa (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Eduardo_Agualusa ) a étudié de près les conditions de vie en milieu fermé, ce qu’il transpose dans cette étrange réserve où l’urgence et la violence, l’appauvrissement, le rejet et la misère font loi. Tous les personnages sans exception gravitent autour d’une absence, d’un vide, d’un silence, d’une souffrance. Le réalisme, souvent grand défaut de la littérature africaine est ici relégué aux oubliettes. C’est de symboles, de délire, d’images, que se nourrit ce conte oppressant contre la tyrannie, cette fable fantastique venue couvrir le fracas de la guerre, « parce qu’une bonne histoire est une arme plus puissante qu’un fusil ou un couteau« .Le décor entre jungle originelle et terre d’apocalypse est un écrin idéal pour cette allégorie de l’Ancien Testament où Silvestre, tel Noé a embarqué sa famille loin de la société pour la sauver, où Martha pourrait incarner une Ève qui bouscule l’équilibre fragile de cet univers qui ne tient qu’à la folie du patriarche, à son inflexible détermination, pour produire rupture et salutaire chaos.
  • Attention, l’univers halluciné du roman peut dérouter au premier abord, sa facture un peu complexe également, mais très vite on se laisse prendre par son mystère, sa violence, son aspect tragique mais aussi son style remarquable et incandescent. La langue de Mia Couto est en effet exceptionnelle, pleine d’invention, de couleurs, intense, ironique, jubilatoire. L’intrigue demeure énigmatique mais tellement poétique qu’elle frappe tout sur son passage fort. C’est une sorte de surréalisme magique, puissant, séduisant qui conjugue merveilleusement combat politique, réalité sociale et magie du merveilleux, de façon flamboyante et fascinante. Au détour d’une phrase ou d’une autre se devinent les combats anticolonialistes de Mia Couto, sa détresse de voir son pays, l’un des plus pauvres du monde, décapité par les guerres civiles et la violence, et ses espoirs de le voir un jour retrouver son équilibre en harmonie avec ses racines. Un roman original, luxuriant, terrible, lumineux. Prévenons tout de suite, le style est un brin énigmatique, plein d’images, de métaphores et je le répète, il faut un moment de lecture pour s’y faire mais l’écriture est si belle qu’elle glisse véritablement pendant qu’on la lit, et les pages se tournent sans qu’on s’en aperçoive vraiment, le livre se lit musicalement en quelques heures, une écriture de paysages, toute entière remplie de nombreuses allégories (la tyrannie, l’embrigadement, la guerre, l’arche de Noé, l’anticolonialisme, la violence, la pauvreté), un livre des plus originaux, que j’invite le plus grand nombre à découvrir et cela de fait en surprendra plus d’un !
  • Mia Couto L’Accordeur de silences Traduit du portugais (Mozambique) par Elisabeth Monteiro Rodrigues. Métailié, 240 pp., 19 €

A suivre car nous tenterons de donner suite à des demandes de proches pour dresser dans quelques jours une liste de films mais aussi d’essais convaincants sur le thème des épidémies, pandémies, pestes et autres virus. Mais on ne manquera pas aussi de se référer au blog érudit et polémique de Juan Asensio consacré à la littérature, la critique littéraire, la philosophie et la politique et à sa rubrique de recensions « le grand effondrement » sur http://www.juanasensio.com/