Alors que l’épidémie de coronavirus sévit jour après jour, pourquoi le gouvernement craint-il la réaction des banlieues aux consignes de confinement ? Les réponses ici de l’ancien préfet Michel Aubouin, qui redoute « une explosion ».
– Selon le Canard enchaîné, le ministère de l’Intérieur a indiqué le 18 mars aux préfets des zones de défense que faire respecter le confinement dans les quartiers n’était « pas une priorité ». Cette consigne de laxisme vous surprend-elle ?
Non, pas vraiment. On retrouve une tonalité générale qui imprègne le monde de la haute fonction publique, qui consiste à considérer que les quartiers vivent leur vie et qu’il faut les laisser tranquilles. On continue à les penser comme des enclaves extérieures à la société française. Mais le fond du problème, c’est la difficulté des forces de police à faire respecter le confinement. En réalité, personne ne veut avouer qu’on ne peut pas intervenir dans les cités, ce qui est déjà très compliqué en temps normal. D’autant que de nombreux effectifs sont mobilisés sur le confinement ailleurs, ce qui empêche tout renforcement de la présence policière dans ces quartiers. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi cela n’a pas été anticipé.
– Fermer les yeux sur le respect du confinement dans les cités, c’est mettre en danger leurs habitants…
Oui, 80 à 90% d’entre eux habitent ces quartiers parce qu’ils n’ont pas le choix et sont les premières victimes de la délinquance. Il est absolument insupportable de leur expliquer que l’on ne peut rien faire. Et puis un sujet est passé sous les radars : une part de ces habitants des cités qui travaillent sont des livreurs, en contact régulier avec un grand nombre de gens ! Au niveau national, il est impensable que toute la population française soit confinée, sauf dans certaines poches. On sent bien que le gouvernement est très embarrassé. C’est pourtant un sujet qui concerne l’Etat, parce que les maires ont des pouvoirs de police très limités. Mais je ne vois pas comment les forces de l’ordre pourraient faire sans le soutien de l’armée, au moins en termes logistiques.
– Comment expliquer qu’il soit plus difficile de faire respecter le confinement en banlieue ?
La première réponse est juridique. Nos cités ont été construites de façon à comporter de nombreuses voies intérieures, qui appartiennent souvent aux sociétés HLM. Ce n’est pas de la voirie publique et le pouvoir de police – celui du maire en particulier – ne s’y exerce pas. C’est d’ailleurs pour cela qu’il est très compliqué de poser des caméras dans une cité HLM. Les bandes ont fini par le comprendre et par s’approprier ces espaces. La deuxième raison, c’est le rapport de force. Trois policiers dans une voiture face à une centaine d’individus, c’est extrêmement défavorable, surtout quand on sait que jamais les agents ne sortiront leurs armes.
– Il est facile de critiquer les comportements dans les cités quand on bénéficie d’un chez-soi plus confortable… Se confiner n’est-il pas un enfer pour les habitants des grands ensembles ?
Ça dépend du nombre de personnes présentes dans l’appartement. Cela devient plus difficile si plusieurs familles cohabitent. L’usage des logements rend aussi les choses plus compliquées. Je ne généralise pas, mais dans les quartiers que je connais, une population est confinée au quotidien : les femmes et les filles, pour lesquelles il n’est pas de bon ton de descendre dans la rue. Imaginer que ce confinement strictement féminin se mixe avec les hommes, c’est absolument inconcevable. Par ailleurs, une partie des jeunes délinquants sortent l’après-midi dans la rue, où ils restent toute la nuit. Changer ce mode de vie va être compliqué.
– Il faudrait déjà que ces jeunes à la dérive croient aux messages de prévention des autorités…
C’est un vrai problème : par quel vecteur les toucher ? Ils ne lisent pas la presse, ne regardent pas les informations et sont atteints par le complotisme, persuadés qu’on leur ment et qu’on veut leur nuire. Il va être difficile de faire comprendre ce message à des gens qui voient les policiers, les pompiers ou les médecins comme des ennemis. Je vois venir un autre problème dans les hôpitaux. Quand les personnes âgées y sont amenées, les familles viennent souvent en même temps… Pour toutes ces raisons, il me paraît évident que le confinement va inévitablement faire monter la violence. Et dans cette situation de tension, je crains qu’on n’ait pas les moyens de faire face.
– Est-ce un problème d’intégration ? Quand on ne se sent pas partie intégrante d’une nation, on n’est pas porté à respecter les règles communes…
Tout à fait. C’est là que la communication gouvernementale a un problème : il est difficile de faire passer un message à des gens qui ne vous reconnaissent aucune légitimité.
– Une période comme celle-ci ne met-elle pas encore plus cruellement en lumière les attitudes « séparatistes », pour reprendre le terme d’Emmanuel Macron ?
Je n’aime pas trop ce terme de séparatisme parce qu’il suppose quelque chose d’organisé. Un quartier ne se pense pas comme une entité autonome, d’autant que des cultures différentes y cohabitent. Mais ce qui est vrai, c’est que le clivage paraît encore plus grand entre la société française et ceux qui vivent à ses marges, et dont certains alimentent parfois une haine de la France. C’est pour cela que le pouvoir fait une erreur s’il considère qu’il faut traiter différemment ces territoires, alors qu’ils font partie de la société française.
– Ne faudrait-il pas s’appuyer sur une majorité silencieuse dans ces quartiers, exaspérée par la délinquance et l’impunité ?
Il faut reprendre contact, oui. Et pour le coup, je pense que ce n’est pas un combat perdu, même si c’est plus difficile en temps de crise. Je pense aussi aux propriétaires d’immeubles, par lesquels l’information devrait plus circuler. Et en situation d’urgence, pourquoi ne pas s’appuyer sur des personnalités écoutées dans les cités ? Un cinéaste issu des quartiers a réalisé un film sur le sujet, qui a rencontré un grand succès (Ladj Ly, réalisateur des Misérables, ndlr) : pourquoi ne pas aller le chercher pour la communication publique ? Mais ce n’est pas du tout dans le logiciel du gouvernement. Il risque de s’écouler beaucoup de temps avant qu’il ne réagisse.
Source : marianne

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