LA RETRAITE PAR CAPITALISATION PEUT-ELLE S’AFFRANCHIR DE LA DÉMOGRAPHIE ?

Par Yves MONTENAY

Mes amis libéraux sont persuadés que la retraite par capitalisation permet de contourner l’obstacle démographique. Étant démographe, économiste et ancien chef d’entreprise, je me suis toujours demandé pourquoi.

Depuis des dizaines d’années, je me bats contre l’idée que la retraite – la retraite par répartition puisque c’était la seule que l’on proposait à mon personnel – est un « vrai » droit.  C’est effectivement un droit, juridiquement et contractuellement, mais un droit impossible à concrétiser si la démographie devient défavorable, c’est-à-dire si les cotisants sont en nombre insuffisant par rapport aux retraités. D’ailleurs pour rétablir un rapport favorable malgré le vieillissement, la plupart des pays comparables à la France augmentent régulièrement l’âge de départ en retraite.

Seul Mitterrand a fait exception : l’abaissement de l’âge de départ de 65 à 60 ans a d’abord été une catastrophe économique. Elle s’est aggravée à partir de 2006 du fait de la forme de notre pyramide des âges, les plus de 60 ans venant auparavant des générations creuses de 1925 à 1945. Cela a été aussi une catastrophe intellectuelle puisque Mitterrand a persuadé le grand public que mettre de l’encre sur du papier pouvait produire des miracles, en l’occurrence inverser la pyramide des âges.

Depuis le débat a fait des progrès en France, puisqu’il est maintenant bien compris, même dans les milieux syndicaux, que la bonne exécution de ce contrat (un « droit acquis ») suppose suffisamment de cotisants par rapport aux retraités, ce qui oblige à augmenter l’âge de départ si l’on ne veut ni augmenter les cotisations ni diminuer les pensions. C’est un progrès, mais qui néglige encore trop le facteur humain de la problématique des retraites.

C’est dans ce contexte que les libéraux proclament dans de multiples articles que la retraite par capitalisation permet de contourner cette contrainte démographique.

Pourquoi les libéraux font-ils campagne pour la retraite par capitalisation ?

Cette campagne des libéraux pour la capitalisation est accentuée par celle menée en parallèle par les financiers dans la presse économique : leur intérêt est compréhensible, dans la mesure où ce sont eux qui gèrent les fonds de pension dont ils font la promotion.

Les libéraux militent pour la capitalisation qui a des éléments conformes à la philosophie libérale : c’est une solution sur mesure, non seulement quant au montant espéré des pensions mais aussi, et peut-être surtout, du fait de la liberté de la date de départ en retraite, donc une solution individuelle, avec la responsabilisation qu’elle implique.

Les libéraux ajoutent souvent que c’est une solution ayant un effet économique positif, car procurant une épargne longue. Ce deuxième point est possible mais pas certain. Certes le circuit de l’épargne longue est supposé nourrir des investissements utiles, mais, à flux financiers égaux, il faudrait prouver plus rigoureusement que ces investissements seraient meilleurs que ceux générés spontanément par le marché. En effet, en répartition, les cotisations, au lieu d’aller vers l’épargne à long terme alimentent les achats des retraités. Et les entreprises concernées investissent alors si nécessaire.

À mon avis, la seule différence est que dans le cas de la capitalisation, les investissements sont financés par des prêts accordés par des personnes en principe qualifiées (je simplifie) et dans le cas de la répartition, les investissements sont financés principalement par le marché et accessoirement par les impôts générés. Je comprends que les libéraux préfèrent un circuit non immédiatement imposable, mais il est probable que la perte d’impôts correspondante sera « compensée » ailleurs.

Quelques exemples pour commencer

Or la capitalisation suppose que l’épargne sera productive, c’est-à-dire pourra fournir des intérêts ou des dividendes ainsi que le capital au moment de la retraite c’est-à-dire des dizaines d’années plus tard. À mon avis, ce n’est pas certain du tout.

Je vais donner quelques exemples puis passer au raisonnement global.

D’abord un exemple vécu : dans ma bonne ville de Châtellerault, des médecins se sont vus proposer une retraite par des amis promoteurs immobiliers : nous ferons de beaux logements en centre-ville, dont les loyers seront votre retraite. La ville s’est dépeuplée et les beaux logements sont non seulement vides, mais ne valent plus rien.

C’est une erreur de choix d’investissement, me direz-vous. Retenons pour l’instant que c’est une ignorance de la démographie. Certes Chatellerault n’est pas Paris où l’immobilier a flambé. Mais du coup les rendements y sont faibles et l’on est loin des promesses d’un rendement réel de 5 % souvent évoqué dans les articles sur la capitalisation.

Prenons maintenant un fonds constitué d’actions et d’obligations d’entreprises françaises. Supposons les biens choisis et prospères en cette bonne année 2019. 30 à 40 ans plus tard elles auront à payer des intérêts et à maintenir leur cours de bourse pour que vous puissiez récupérer votre capital. Pour cela, il faut qu’elles produisent. Or, à législation constante, il y aura certes moins de cotisants, ce qui nuira à la répartition, mais il y aura aussi moins d’actifs (ce sont en gros les mêmes personnes) et la production s’en ressentira. Et je passe sur les éventuels changements géopolitiques (choisir entre des infirmières pour les vieux et les dépenses militaires) ou de politiques financières ou fiscales : il est toujours populaire de taxer les capitalistes.

La question de la productivité et des investissements

Mais direz-vous, la productivité augmentera. Les projections actuelles de financement des retraites en tiennent compte et le résultat est très différent suivant le taux d’augmentation de la productivité choisi.

Pour l’instant, les données laissent entrevoir une productivité augmentant très doucement (la question de cette relative stagnation mériterait un article à lui tout seul), et de toute façon il faudrait prouver qu’elle augmenterait davantage en capitalisation qu’en répartition. Cela me paraît compliqué, la productivité étant la résultante de beaucoup d’éléments, dont l’efficacité de l’éducation nationale.

En France, elle stagne:  Les gains de productivité tombent à zéro en France (Les Echos, 14 août 2019)

Les partisans de la capitalisation pensent au contraire que c’est évident, « l’épargne longue finançant les investissements de productivité ». Reste à prouver que ces investissements seront mieux choisis par les financiers que ceux réalisés spontanément par le marché, comme je l’expliquais plus haut.

La contrainte démographique est mondiale

Ayant discuté de cela avec un ami financier, ce dernier m’a répondu : « Ce n’est pas grave, nous placerons l’argent des retraités hors de France, là où les actifs ne manqueront pas ». L’information démographique ayant progressé depuis, je pense que tout le monde sait que la proportion actif/retraités se détériore partout dans le monde. Et particulièrement en Chine et dans une grande partie de l’Europe, dont l’Allemagne (cf les pyramides des âges 2013-2100 affichées en ouverture de cet article).

Le seul grand pays qui y échappe pour l’instant est l’Inde. « Pour l’instant » car la tendance est la même : si le nombre des actifs continue à y croître, le ratio se dégrade néanmoins avec l’allongement de la durée de vie et la baisse de la fécondité.

De même en Afrique subsaharienne où une fécondité encore très forte ne compense pas le vieillissement. Et puis je vois mal l’ensemble du monde développé asseoir sa capitalisation sur l’économie de cette région du monde où le droit de propriété n’est pas toujours respecté. Pensez par exemple au Niger, champion mondial de la fécondité donc à nombre d’actifs rapidement croissant. C’est un pays semi désertique, très pauvre, gangrené par le djihad qui impose des écoles coraniques aux garçons et renvoie les filles à la maison. Bonjour la productivité ! Les financiers à qui j’en ai parlé ne m’ont pas paru séduits.

Variante purement mathématique : le monde développé en déclin démographique pourrait importer quelques centaines de millions d’Africains, rendu brusquement productifs par nos infrastructures matérielles et humaines. Je ne plaisante pas, c’est ce qui s’est passé avec le déversement des campagnes chinoises vers les villes, un peu comme lors de nos « 30 glorieuses ». Mais les opinions publiques ne semblent pas prêtes à affronter les problèmes d’intégration à une telle échelle.

Et puis, souvenez-vous des emprunts russes qui ont financé le décollage assez réussi de la Russie jusqu’en 1913. Ils devaient financer la retraite des Français, mais n’ont pas survécu au changement de régime de 1917. Cette faillite russe s’est ajoutée bien sûr aux dépenses de la guerre de 14 de tous les pays, et à la mort ou l’infirmité de très nombreux actifs. La capitalisation qui était alors la règle a été d’urgence remplacée par la répartition qui assurait un minimum malgré tous ses défauts

Donc, à long terme, les entreprises n’échapperont pas à la contrainte démographique. Et c’est le long terme qui compte en matière de retraite.

Bien sûr, c’est une réflexion générale et un investisseur particulièrement avisé pourra passer entre les gouttes. Mais cela restera une exception.

Donc, globalement, répartition et capitalisation sont dans le même bateau.

La question de fond

Toute pension, quel que soit le système, est un prélèvement sur la production. Encore faut-il que cette dernière soit suffisante. Pour cela, encore une fois quel que soit le système, il faudra suffisamment d’adultes dans plusieurs dizaines d’années, donc une fécondité suffisante aujourd’hui (un peu plus de 2 enfants par femme pour combler les trous actuels de notre pyramide des âges) et, en attendant, en France, un âge de départ en retraite d’environ 64 ans augmentant progressivement pendant quelques décennies.

Or c’est justement ce que propose le projet gouvernemental actuel, partiellement certes puisque l’âge de 64 ans n’est que « pivot », et que l’objectif ne sera atteint que si suffisamment d’individus travaillent au-delà de cet âge pour compenser le départ précoce d’une partie des autres. Ce faisant ce projet gouvernemental favorise également la capitalisation, non pas pour ses vertus, mais parce qu’il lui donne une plus grande assiette de producteurs. Il prévoit aussi des mesures en faveur des mères pour soutenir la fécondité d’aujourd’hui.

Tout ce qui améliore « les ressources humaines », et pour commencer l’âge pivot de 64 ans prévu par le projet gouvernemental, est bon pour la capitalisation comme pour la répartition.

Vous me direz que la retraite par capitalisation se prend à l’âge que l’on veut, ce qui est effectivement une liberté de grande importance. Mais traduit brutalement cela veut dire : « du fait de la dégradation démographique, choisissez la capitalisation, et travaillez plus longtemps pour maintenir le niveau de votre pension ». Si personnellement je suis prêt à travailler jusqu’à 100 ans (j’en ai 78), je ne suis pas certain que ce soit un argument très vendeur.

Enfin, si tout entrepreneur trouve normal de prendre des risques, ce n’est pas le cas du citoyen moyen, qui préfère une retraite médiocre mais assurée au « suspense » d’avoir le double ou la moitié suivant les péripéties financières, non seulement françaises, mais également indiennes, chinoises ou africaines.

La vraie différence entre capitalisation et répartition

Notre conclusion est que la forme de notre pyramide des âges s’impose à tout système de retraite, et il faut que les libéraux cessent de proclamer que la capitalisation y échapperait. Cela n’empêche pas des vraies différences, que l’on peut résumer ainsi : « la capitalisation, c’est l’individualisation, le sur-mesure mais le risque. La répartition c’est le collectif et une médiocrité prévisible. » On retrouve en gros la ligne de démarcation droite–gauche.

Il faut donc cesser de proclamer que la répartition est une arnaque contrairement à la capitalisation. La véritable arnaque, c’est de s’éviter la peine et le coût d’élever des enfants en pensant que votre retraite sera payée par ceux des autres, que ce soit en capitalisation ou en répartition. Les libéraux reconnaîtront « le passager clandestin ».

Ce qui nous mène à une remarque générale : la démographie a des effets lents, donc que les politiciens et beaucoup d’économistes ne remarquent pas, mais fondamentaux et irrésistibles.

Elle explique largement le déclin français : ce pays, qui était premier pays européen par sa population, a été approché ou dépassé par ses voisins britanniques, allemands et italiens. Sans parler des États-Unis, pays minuscule vers 1800 devenu un vaste marché de 320 millions d’habitants par sa fécondité et à la suite d’une immigration massive. Et sans oublier la Chine passant de 400 millions d’habitants dans les années 1950 à 1 300 millions aujourd’hui. Symétriquement, la démographie est la cause principale du déclin du Japon.

Pourquoi diable risquer la réputation des idées libérales en proclamant que les placements ne dépendraient pas de cette donnée fondamentale de l’histoire et de l’économie qu’est la démographie ? Imaginons le discrédit qui retomberait sur les idées libérales si un quelconque « journal d’investigation » dénonçait une collusion avec « les puissances d’argent » par la diffusion d’une analyse discutable les favorisant.