ACCORD DE GOUVERNEMENT EN ESPAGNE OU LE POUVOIR DE LA GAMELLE

par Jordi GARRIGA

Comme on l’avait dit précédemment, le régime que nous pouvons appeler “de 1978” est basé sur une monarchie parlementaire, qui est une façon moderne de désigner le système néo-féodal espagnol.

L’Ancien Régime était le fruit du pacte entre le monarque et les différents pouvoirs étatiques de l’époque: noblesse, Église et guildes diverses. Aujourd’hui, le schéma est tout simplement reproduit seulement dans d’autres circonstances et sous d’autres noms.

Si la légitimité à gouverner reposait sur l’élection divine et le pacte social, elle repose aujourd’hui sur le résultat électoral facilement manipulable grâce à la gestion de l’information et du pacte social. Le dieu Argent est celui qui facilite tout.

L’Église a été réduite à une opinion de plus, bien qu’elle reste encore en Espagne l’un des partis privilégiés. Les partis politiques assument avec les syndicats la représentation et le contrôle de la plèbe mais ce ne sont que de simples entités de pâturage.

Chaque oligarchie territoriale ou de parti assume une zone de contrôle et conteste son pouvoir avec les autres, dans le cadre d’un ensemble de règles que tout le monde respecte malgré leurs cris d’orfraie.

Et le roi assume sa fonction décorative et institutionnelle: sous lui la société peut fragmenter tout ce que veulent les nouveaux nobles, à savoir aujourd’hui la caste politique, tant que la cohésion et l’adhésion au régime ne sont pas menacées. Ainsi, il peut y avoir plusieurs nationalités, diverses sélections de football, de multiples partis politiques et syndicats, une foule de tendances sexuelles, etc., tant que tout ceci ne remet pas en cause les fondements fondamentaux de l’exploitation néolibérale.

Les dirigeants se moquent par exemple de savoir s’il y a ou non la Guardia Civil, la police nationale, en Navarre. Si elle n’est pas là, il y aura bien alors une autre police, une police privée et elle sera suffisante pour appliquer les mêmes lois que dans n’importe quelle autre région espagnole. Qu’importe s’il y a des équipes sportives régionales en compétition ou non, des ambassades regionales ou quoi que ce soit d’autre. Que lui importe à la classe politique pseudo-nationale que telle ou telle langue soit utilisée dans les écoles… En fait, l’important, c’est qu’on en touche pas au règne de l’argent.

Si donc on lit l’accord de gouvernement signé récemment entre le PSOE (parti socialiste espagnol) et Podemos pour tenter de gouverner l’Espagne en ce début du mois de Janvier 2020, tout y paraît vraiment de la fumée et du bla bla: la matière “religion” cessera de compter dans la note finale de contrôle continu dans les écoles; le contrôle des prix des locations se fera, s’il y a des zones très conflictuelles ou s’il s’agit d’une location touristique (ce qui est déjà le cas en réalité) et ce, pour «empêcher le marché de se contracter» (socialisation ou marché libre, les deux choses en effet ne sont pas possibles !); la dématérialisation numérique de l’administration sera généralisée et déployée partout (elle est en retard en Espagne par rapport à la France et qu’importe qu’elle soit faite bien sûr au détriment du service public); la soi-disant « égalité de genre » qui finalement traite les femmes comme si elles étaient en fait des handicapées; abrogation de la réforme du travail mais sans toucher pas à la réforme de l’indemnité de licenciement; création de nombreuses commissions de suivis et d’études (à savoir tous les machins du népotisme, les plug-in de la caste avec pillage habituel des coffres publics pour tous les petis copains); les réformes de l’éducation (qui relèvent des compétences des régions autonomes). En résumé: qu’une ribambelle de petites affaires lucratives pour le futur copinage, les futurs porcelets prêts à sucer les mamelles de l’État; et en définitive, de nouveaux mensonges basés sur des documents et des pactes qui pourront demain être tordus et interprétés à l’infini et au-delà.

Ainsi la vie politique espagnole ne présente-t-elle en ce début d’année rien de nouveau. La droite espagnole vitupère contre ce pacte, croyant sans doute que nous pourrions oublier le fait que lorsqu’ils étaient eux-mêmes au pouvoir, ils ont fait exactement la même chose (Pacte du Majestic d’Aznar et Pujol en 1996). Au final, tout ceci est de la fumée, des compromis sans consistance avec les séparatistes alors qu’ils n’ont même pas de majorités parlamentaires pour réformer ou pouvoir changer la Constitution actuelle. Les séparatistes le savent bien et ils se félicitent déjà de la situation, ils jubilent dans leur coin en se frottant les mains car ils n’ignorent pas que, si malgré tout, ils n’ont pas leur État, ils dirigent cependant dans leur fief, ils font la loi dans leur domaine avec l’approbation hypocrite du régime central: TV, école et fonctionnaires sont en réalité toujours à leur service et pour longtemps.

Ainsi, la fragmentation nationale en Espagne est-elle essentiellement sociale. Il s’agit de mettre progressivement en place une société d’êtres déracinés et sans soutien, de dissoudre en fait les communautés, comme en France, l’immigration de masse déportée en ghettos dans les banlieues et la périphérie dissout peu à peu l’unité française. Ce qui est principalement promu en Espagne et dans toute l’UE, c’est donc bien la séparation entre riches et pauvres (individus et territoires), car précisément la religion postmoderne tourne autour de l’individu riche, figure historique actuelle de la post-modernité.

Si dans le passé, il y avait les figures du Saint, du Guerrier, du Bourgeois et de l’Ouvrier comme paradigmes des différentes époques, aujourd’hui le Riche est le but auquel tout le monde aspire: noirs et blancs, croyants et non-croyants, hommes et femmes. C’est par cette figure du riche que toutes les différences et les identités sont intégrées et dissoutes, évaporées. L’indépendance nationale pour avoir … plus d’argent; l’émancipation des femmes pour avoir … plus d’argent; l’émigration pour avoir … plus d’argent; ne pas avoir de famille pour avoir … plus d’argent. C’est une vrai course, une obsession balzacienne qui vous encourage à abandonner et à mettre de côté tous les liens et à les remplacer par de l’argent.

Or, l’argent devrait être retiré de tout projet de réussite sociale et remis à sa place: il n’est qu’un moyen parmi d’autres de vivre dignement et ne doit pas être l’objectif obligatoire qui rend en fait toute vie indigne ou impossible.