LES ENTRETIENS DE METAINFOS : 2020, LA DÉCENNIE DE LA NOVLANGUE

Entretien de Mathieu BOCK-COTE avec Vincent Tremolet de Villers du Figaro

Le Figaro : – La sémantique est-elle un élément neutre de la parole publique ?

M.Bock-Côté : Le langage médiatique exprime toujours, au moins partiellement, une idéologie dominante. Il structure et délimite l’espace mental dans lequel nous évoluons. Il n’est jamais neutre et conditionne notre rapport au monde et à la cité. Il faut ajouter que le pouvoir médiatique est passé de contre-pouvoir à premier pouvoir en quelques décennies. Mais nous sentons bien, aujourd’hui, que la parole publique traduit moins la réalité qu’elle ne l’euphémise, ou même la refoule dans le domaine de l’impensable. Nous sentons qu’une nouvelle novlangue pèse sur nous. Il faut alors la décrypter, ce que fait spontanément le commun des mortels, qui a appris à décoder le sens des mots qu’on lui impose. Il n’a plus besoin qu’on lui explique ce que veut dire la référence à une « bande de jeunes » dans un « quartier sensible » ou l’horreur que masque une « agression à la gorge » de la part d’un « individu radicalisé ». Il sait tout de suite ce dont il est question quand surgit l’amusant slogan « pas d’amalgame ». Je sais la limite de cette comparaison, car nous sommes en démocratie libérale, mais à certains égards, cela fait penser aux exercices mentaux que faisaient les lecteurs de la Pravda en un autre temps. Mais le réel n’est pas une pure construction de l’esprit. Il arrive qu’on s’y cogne.

Vous avez écrit un essai sur le politiquement correct. Dans la dernière décennie, ce dernier est-il passé par les mots et si oui lesquels ?

Le politiquement correct est intimement lié au contrôle des mots. C’est même le domaine privilégié de son empire. Il s’agit d’un dispositif idéologique ayant pour vocation de rendre impensable ou illégitime la critique du grand récit de la diversité heureuse. Prenons l’exemple des mots en phobie : lorsqu’on phobise un adversaire, on le chasse du domaine de la santé mentale. Le désaccord politique est psychiatrisé. Le souverainiste devient europhobe, le critique de l’islam, islamophobe, et celui qui refuse l’immigration massive devient xénophobe. Et la machine s’emballe : celui qui croit à la différence sexuelle sera accusé de transphobie. Nous sommes témoins, en fait, d’une incroyable régression de la liberté intellectuelle. Le politiquement correct, aujourd’hui, se radicalise. Il n’est plus contenu dans les campus américains mais pollue la vie ordinaire. On pourrait faire un dictionnaire de la novlangue. On y trouverait notamment des mots comme « racisés », « espace non-mixte », « fluidité identitaire ».

– Comment les mots deviennent-ils des instruments de légitimation ou de disqualification ?

Certains mots sont utilisés pour envoyer le signal d’une appartenance à l’empire du bien. Ainsi, les politiques sont invités à répéter que « la diversité est une richesse », qu’il faut éviter « le repli identitaire » et « lutter contre les discriminations » en redoutant la montée des « populismes ». Ils doivent s’indigner dès qu’un lobby « minoritaire » l’exige en participant à la construction médiatique du scandale du jour. S’ils s’y opposent, ils deviendront « controversés ». Le moindre silence peut être vu comme une marque de dissidence. Inversement, certains mots ou expressions sont proscrits et condamnent celui qui les utilise à l’infréquentabilité – sans surprise, certains auteurs sont aussi mis à l’index. Par exemple, quelqu’un qui parlerait aujourd’hui de la décadence de l’Occident serait très probablement renvoyé à « l’extrême droite ». Il en sera de même s’il dénonce le racisme antiblanc, qui serait aussi le marqueur d’une appartenance aux réseaux les plus sulfureux ou nauséabonds – notre époque pense du nez. Le concept d’extrême droite est intéressant, d’ailleurs. Les politiques vivent dans la crainte d’y être associés par les contrôleurs de la circulation idéologique, ce qui peut arriver s’ils aventurent sur un terrain médiatiquement jugé glissant. Ce terme, terriblement imprécis, sert moins à décrire qu’à décrier. Sa définition ne cesse de varier et de s’étendre. Une chose est certaine, toutefois : qui se le fait accoler risque la mort sociale et est transformé en ennemi public.

-La dislocation des sociétés occidentales entraîne-t-elle une forme d’« archipellisation » du vocabulaire ?

Absolument. Les tribus se multiplient sans faire monde commun. De ce point de vue, il importe de renouer avec un langage public désidéologisé, qui ne nous enferme plus dans un univers parallèle. Je veux croire que la littérature jouera un rôle dans cette reconquête.

Source : Le Figaro du mardi 31 décembre 2019