LES DESSOUS DU COUP D’ÉTAT BOLIVIEN

Par Michel LHOMME

Le président bolivien, Evo Morales, a été renversé par un coup d’État militaire le 10 novembre. Pour la presse française, du moins au début, il a « démissionné ». Il se trouve actuellement à Mexico et le gouvernement péruvien avait refusé son atterrissage pour escale à Lima. Avant de quitter ses fonctions, Morales avait participé à un long projet visant à instaurer la démocratie économique et sociale dans son pays longtemps exploité. C’est un gauchiste et comme tout gauchiste, il n’a pas été à l’abri de la démagogie paysanne et de la corruption mais il est aussi important de rappeler qu’en Bolivie comme au Pérou, l’armée et l’oligarchie blanche détiennent en réalité le pouvoir réel, le pouvoir économique. Morales n’avait donc pas que des amis à La Paz. La Bolivie comme le Pérou ou le Chili voisins est aussi un pays minier tenu en grande partie pour le compte de sociétés minières transnationales. À l’origine, en Bolivie, la grande richesse minière était moins l’or que l’étain, mais l’étain n’est plus la ressource principale de la Bolivie. Or ce qui en fait aujourd’hui un pays très convoité, c’est un autre métal, un métal rare, le lithium, essentiels pour la voiture électrique, capital pour les puces informatiques.  

Morales a toujours tenté d’établir une relation différente entre son pays et ses ressources minières et on peut lui prêter aussi à son actif cette volonté réelle de voir les ressources profiter à sa population plutôt qu’aux sociétés minières transnationales. Une partie de cette promesse a été tenue et le taux de pauvreté de la Bolivie a réellement diminué. La nationalisation des ressources associée à l’utilisation de ses revenus pour financer le développement social a joué son rôle. L’attitude du gouvernement Morales à l’égard des entreprises transnationales a provoqué d’ailleurs une réaction sévère de leur part et beaucoup d’entre elles ont poursuivi la Bolivie devant les tribunaux.

Le vice-président de Morales, Álvaro García Linera, avait déclaré récemment que le lithium était le « carburant qui nourrirait le monde ». Il avait raison mais comment pouvait-on lui pardonner le fait d’avoir décidé de s’associer pour l’exploitation du lithium avec les entreprises chinoises et non pas « occidentales ». Fujimori lui aussi était tombé lorsque les États-Unis connurent les contrats d’exclusivité qu’il avait signé non pas avec le Japon comme on le supposait alors mais avec la Chine. La même chose est arrivée avec Morales. Il avait franchi la ligne jaune : il avait choisi en bon communiste qu’il est son camp, il était entré dans la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine. Le coup d’État contre Morales ne peut être compris sans un coup d’œil sur cet affrontement américano-chinois sur les matières premières, affrontement ouvert en Afrique (voir nos articles sur le Congo) et frontaux en Amérique latine. N’oublions pas non plus de regarder les cartes. Pour la Chine, l’Amérique latine n’est rien d’autre que son orient stratégique.

Lorsque Evo Morales et le Mouvement pour le socialisme ont pris le pouvoir en 2006, son gouvernement s’est immédiatement emparé de plusieurs des activités minières des sociétés les plus puissantes, telles que Glencore, Jindal Steel & Power, Anglo-Argentina Pan American Energy et South American Silver (maintenant TriMetals Mining),leur envoyant le message inquiétant pour elles que leurs activités habituelles, leurs immenses profits sur le dos des populations sans respect d’ailleurs pour l’environnement (pollution des nappes phréatiques aux produits chimiques dont le mercure) ne se poursuivraient pas.

Néanmoins, ces grandes entreprises ont poursuivi leurs activités – sur la base de contrats plus anciens – dans certaines régions du pays. Par exemple, la société transnationale canadienne South American Silver avait créé une société en 2003 – avant l’arrivée au pouvoir de Morales – afin d’exploiter le Malku Khota pour l’argent et l’indium (un autre « métal rare » utilisé dans les téléviseurs à écran plat)

Jindal Steel, une société transnationale indienne, avait un ancien contrat pour extraire du minerai de fer du groupe bolivien El Mutún, un contrat suspendu par le gouvernement de Morales en 2007. En juillet 2012, Jindal Steel a résilié le contrat et a demandé un arbitrage international et une indemnisation. pour son investissement. En 2014, elle a gagné 22,5 millions de dollars à la Bolivie grâce à une décision de la Chambre de commerce internationale basée à Paris. Pour une autre affaire contre la Bolivie, Jindal Steel a demandé une indemnisation de 100 millions de dollars.

Le gouvernement Morales a saisi trois installations de la société minière transnationale Glencore, basée en Suisse; ceux-ci comprenaient une mine d’étain et de zinc ainsi que deux fonderies. L’expropriation de la mine a eu lieu après que la filiale de Glencore s’est violemment affrontée avec des mineurs. De manière plus agressive, Pan American a poursuivi le gouvernement bolivien en justice pour 1,5 milliard de dollars US pour l’expropriation par l’État de la participation de la société anglo-argentine dans le producteur de gaz naturel Chaco. La Bolivie a réglé 357 millions de dollars en 2014. L’ampleur de ces paiements est énorme.La Bolivie commencait vraiment à embêter beaoucoup de gens. On estimait en 2014 que les paiements publics et privés effectués pour la nationalisation de ces secteurs clés s’élevaient à au moins 1,9 milliard de dollars (le PIB de la Bolivie s’élevait alors à 28 milliards de dollars).

En 2014, le Financial Times avait pourtant reconnu que la stratégie de Morales n’était pas totalement inappropriéeet écrivait :«La preuve du succès du modèle économique de Morales est que, depuis son arrivée au pouvoir, il a triplé la taille de l’économie tout en augmentant ses réserves de change record.»

Mais alors le Lithium…

Les principales réserves de la Bolivie sont en lithium. La Bolivie affirme disposer de 70% des réserves mondiales de lithium, principalement dans les salines du Salar de Uyuni. Or, la complexité de l’extraction et de la transformation ne permet pas à la Bolivie d’être en mesure de développer seule l’industrie du lithium. Cela nécessite un énorme capital et une expertise d’ingénieurs. La salière se situe à environ 3 600 mètres d’altitude et reçoit de fortes précipitations. Cela rend difficile l’utilisation de l’évaporation solaire. Ces solutions plus simples sont disponibles dans le désert d’Atacama au Chili et dans le Hombre Muerto en Argentine. Des solutions plus techniques sont nécessaires pour la Bolivie, ce qui signifie qu’il faudrait investir davantage. Or par ailleurs, la demande de lithium devrait plus que doubler d’ici 2025. Ce minerai rare est actuellement extrait principalement en Australie, au Chili et en Argentine. La Bolivie en a beaucoup – 9 millions de tonnes qui n’ont jamais été exploitées commercialement, la deuxième plus grande quantité au monde.

La politique de nationalisation du gouvernement Morales et la complexité géographique du Salar de Uyuni ont chassé plusieurs sociétés minières transnationales. Eramet (France), FMC (États-Unis) et Posco (Corée du Sud) n’étant pas en mesure de conclure des accords avec la Bolivie et puis soudain, Morales a précisé que tout développement du lithium devait être fait avec la Bolivie Comibol – sa compagnie minière nationale – et Yacimientos de Litio Bolivianos (YLB) – sa compagnie nationale de lithium – en partenaires égaux. L’année dernière, ACI Systems, en Allemagne, avait pourtant déjà signé un accord avec la Bolivie pour l’exploitation du minerai rare. Or, après les protestations de résidents de la région de Salar de Uyuni, Morales a annulé cette transaction le 4 novembre 2019. C’est alors que des entreprises chinoises déà démarchées lors de l’été dernier se sont pointées. Des entreprises chinoises telles que TBEA Group et China Machinery Engineering ont elles passé un accord avec Morales. On disait par exemple cet été que le groupe chinois Tianqi Lithium, qui opère en Argentine, allait passer un accord avec YLB et que même l’investisseur chinois et la société de lithium bolivienne expérimentaient de nouvelles méthodes d’extraction et de partage des bénéfices. Or, l’idée d’un nouveau pacte social chino-bolivien pour le lithium était inacceptable pour les principales sociétés minières transnationales.

Morales dès lors devenait un obstacle direct à la prise de contrôle des champs de lithium par les sociétés transnationales non chinoises. Dans la nouvelle guerre froide américano-chinoise, Morales devait partir. Il est parti.

Officiellement, le coup d’État, qui a conduit Morales à « démissionner » et à se réfugier au Mexique, est le résultat de journées de protestations de la part d’éléments d’ultra-droite en colère contre le gouvernement de gauche d’Evo Morales. La sénatrice Jeanine Añez, du parti de centre-droit, Unité de la démocratie, est actuellement présidente intérimaire du gouvernement qui a suivi le coup d’État. Elle est un pur produit de l’oligarchie blanche catholique, les descendants de la « mère patrie », de l’Espagne colonisatrice.

La décision d’Evo Morales d’annuler, le 4 novembre dernier, l’accord préalable de décembre 2018 conclu avec la société allemande ACI Systems Alemania (ACISA) pour exploiter le lithium semble avoir mis le feu aux poudres dans les couloirs aussi de la NSA. Le gouvernement de Morales envisageait la nationalisation pure et simple de l’exploitation du lithium bolivien et avait annoncé qu’il était « déterminé à industrialiser la Bolivie pour garantir que le lithium soit transformé dans le pays pour l’exporter uniquement sous forme de valeur ajoutée, telle que les piles » . Cela ne pouvait se faire. La Bolivie continuera de dépendre de l’aide au développement, elle continuera d’être la vache à lait du FMI, et d’autres s’enrichiront sur son dos tandis que dans les vallées andines ses paysans continueront d’avoir faim et de crier misère.