MYAMOTO MUSASHI : FUREUR ET RESSENTIMENT

Rémi VALAT-DONNIO

Miyamoto Musashi (1584-1645), ce rônin, maître-escrimeur hors-pair, artiste et philosophe, est l’auteur des 

Écrits sur les Cinq Éléments ou Traité des Cinq Roues.  Ce que nous connaissons de lui est un mélange de faits historiques ponctuels et de récits légendaires. Son livre et son caractère indépendant séduisent les amoureux de la culture japonaise et des arts martiaux. Ce qui est certain, à la lecture de son livre c’est que Musashi était un esprit libre en phase avec la vie. Ces cinq rouleaux rédigés à l’extrême fin de son existence étaient destinés à transmettre l’essence de son art à ses élèves.

L’artiste martial et l’intriguant

Toutefois, cet enseignement comme celui des grands maîtres de son temps, dépasse le simple cadre des techniques du combat au sabre et de la stratégie, ceux-ci n’étant à ses yeux que des voies parmi tant d’autres menant à l’accomplissement de soi. Les Écrits sur les Cinq Éléments sont aussi teintés d’amertume : Musashi règle ses comptes. Il aspirait  à devenir l’instructeur d’un puissant seigneur voire du shôgun en personne, mais comme bon nombre de japonais du XVIIe siècle, ses perspectives réelles d’ascension sociale se sont éteintes sur le champ de bataille de Sekigahara (20-21 octobre 1600). Il s’est trouvé du mauvais côté, celui des perdants : Musashi s’est battu sous la bannière du seigneur Ukita, suzerain du seigneur Shinmen Sôkan. Les Toyotomi et leurs alliés seront depuis lors tenus éloignés des postes honorifiques ou des plus importants pendant toute la période d’Edo (qui se termine en 1868).  La famille, le clan et les alliés des vainqueurs, les Tokugawa, monopoliseront le pouvoir politique. Musashi sera certes l’invité du clan Ogasawara (1616-1617), puis des Hosokawa, une famille apparentée au Tokugawa, mais n’aura ni le titre ni les émoluments d’un maître-d’armes de son niveau. Le clan Hosakawa l’avait déjà recruté en 1611 pour régler un différend politique : il tuera Sasaki Kojiro en combat singulier sur l’île de Funajima (avril 1612), mais restera un satellite du clan jusqu’à sa mort. Prisonnier d’un système féodal rigide, Musashi tente de s’insérer en intriguant dans la nouvelle société japonaise. Il participe comme soldat ou comme conseiller militaire aux guerres conduites par le shôgun contre les derniers partisans des Toyotomi (sièges d’Osaka, 1614-1615) et les Chrétiens de l’île de Shimabara conduits par Shirō Amakusa (1637-1638). Surtout, il mène à partir de 1618 (ou 1620) une politique d’adoption, certainement mêlé à un sincère désir de paternité, lui servant à placer des soutiens politiques. Miyamoto Mikinosuke, son fils adoptif, deviendra un vassal de la seigneurie de Himeji (1622), mais le jeune homme suivra son seigneur dans la mort en pratiquant le suicide rituel (1626). Miyamoto Iori, qui serait peut-être un sien neveu, entrera au service du seigneur Ogasawara (1626). Surtout, en 1624, il séjourne à Edo, la capitale, et noue d’étroites relations avec Hayashi Razan, un célèbre savant confucéen :ce dernier proche du Shôgun l’aurait proposé comme maître de sabre, mais le Shôgun disposant déjà de deux maîtres d’armes de renom, Yagyû Munenori (école shinkage ryû) et Ono Jiroemon (Ono-ha Ittō-ryū),  déclinera l’offre. 

Une singulière voie à deux sabres

Que savons-nous de ses techniques et de son caractère ?Nous savons peu de choses authentiques sur les duels de Miyamoto Musashi, le premier se serait déroulé au village de Hirafuku-mura en 1596, contre un élève de l’école Shînto-ryû. Musashi n’avait selon la légende que 12 ans. En 1604, il gagne une série de combats individuels contre des hommes du clan Yoshioka dans la banlieue de Kyôtô. Il aurait ensuite formé Tada Hanzaburô, un moine du temple d’Enkôji, qu’il autorisa à enseigner à la fin de son apprentissage. En 1607, il gagne un duel contre Shishido Baiken, un expert en kusari-gama (une faucille liée à une chaîne se terminant par un poids en acier). De passage dans la capitale, il vainc deux adeptes de la shinkage-ryu, mais surtout échange avec Musô Gonnosuke, un expert du combat au bâton, celui-ci fera évoluer son art au contact de Musashi et créé une école (Shintô-Muso-ryû). La lecture des Écrits sur les Cinq Éléments nous révèle un homme au caractère trempé, mais peu sûr de ses techniques, apte aux feintes et aux ruses, peu enclin aux interprétations mystiques sur son art et prêt à décliner tout affrontement qui pourrait tourner en sa défaveur. Son art est tout d’abord un héritage familial. Son père biologique (ou adoptif, selon d’autres hypothèses), Miyamoto Munisai, était un maître d’armes pratiquant le sabre et le jitte. Le jitte est une arme d’appoint du sabre et de neutralisation, sa lame est non-tranchante et effilée avec une griffe latérale au niveau de la garde. Le jitte et le sabre court (wakizashi) servaient à immobiliser ou à parer la lame de l’adversaire offrant une ouverture pour une frappe au sabre long (katana), ce qui l’inspira probablement. Toutefois, pour Musashi, l’emploi des deux sabres est circonstancielle comme l’affirme les Écrits sur les Cinq Éléments, mais cette technique faisait l’originalité de son école. C’était peut-être, outre les aspects techniques, un moyen de se différencier et de « séduire » un seigneur en quête d’instructeur. L’usage des deux sabres n’était guère prisé pendant l’époque d’Edo, car leur manipulation nécessitait un entraînement particulier et le dégainé rapide n’est pas aisé, surtout en espace clos (De même, le retour des deux lames dans leurs fourreaux nécessite que l’on se dessaisisse de l’une d’entre-elle). Les samouraïs préféreront de loin, l’usage différencié du katana ou du wakizashi et rarement les deux en même temps, même si cette technique était enseigné en appoint (comme dans l’école Katori-shintô-ryu). L’école de Musashi, la Hyōhō Niten Ichi ryū (“l’École de la stratégie des deux Ciels comme une Terre”) existe encore de nos jours, mais ses techniques se sont éloignées sensiblement de celles professées originellement par Miyamoto Musashi.

Musashi : quel héritage ?

Ce qui reste de Musashi : l’empreinte spirituelle d’un homme, qui n’était probablement pas le meilleur artiste martial du Japon (la vie se réduit-elle aux arts martiaux ? Musashi était par ailleurs artiste et philosophe), mais d’un homme libre (ou pour le moins qui a pu se construire une marge d’autonomie plus importante que la moyenne au regard de sa situation sociale) qui se contentait d’être pleinement, de transmettre et de construire. Ayant atteint la maturité spirituelle et technique, Miyamoto Musashi vainquait sans tuer (peut-être par évolution personnelle, mais aussi pour se conformer à la législation du temps qui aspirait à la pacification de la mentalité des samouraïs).  Les Écrits sur les Cinq Éléments respirent la vie, c’est un modèle de pensée aux antipodes du caractère morbide et étriqué du Hagakure de Yamamoto Tsunetomo, même si Musashi reconnaît l’importance du rejet de la peur de la mort au combat. Le livre de Musashi est important car, il révèle les techniques généralement non consignées par écrit ou tenues secrètes par les autres écoles, à savoir les pratiques corporelles (respiration, distance, postures, etc.). Pour une lecture approfondie, il est vivement recommandé de lire la traduction des Écrits sur les Cinq Éléments et la biographie de Miyamoto Musashi par Kenji Tokitsu (Miyamoto Musashi. Maître de sabre japonais du XVIIe siècle, Points Sagesse, 1998). Le texte est analysé en profondeur et les cinq formules techniques (utilisant les deux sabres) sont complétées par une présentation des katas tels qu’ils sont encore pratiqués de nos jours (Imai Masayuki, 10e successeur de la branche principale de l’école de Musashi).